De plus, je découvris ce jour-là que les grandes personnes savaient mentir aussi bien que moi, et il me sembla que je n'étais plus en sécurité parmi elles.
Tous les manuels d'histoire du monde n'ont jamais été que des livrets de propagande au service des gouvernements.
Vers le 10 août, les vacances furent interrompues, pendant tout un après-midi, par un orage, qui engendra, comme c'était à craindre, une dictée.
L'oncle Jules, dans un fauteuil près de la porte vitrée, lisait un journal. (...) Mon père, assis devant la table, tout en aiguisant un canif sur une pierre noire, lisait à haute voix, en répétant deux ou trois fois chaque phrase, une histoire incompréhensible.
C'était une homélie de Lamennais, qui racontait l'aventure d'une grappe de raisin.
Le Père de Famille la cueillait dans sa vigne, mais il ne la mangeait pas : il la rapportait à la Maison, pour l'offrir à la Mère de Famille. Celle-ci, très émue, la donnait en cachette à son Fils, qui, sans rien en dire à personne, la portait à sa Soeur. Mais celle-ci n'y touchait pas non plus. Elle attendait le retour du Père, qui, en retrouvant la Grappe dans son assiette, serrait toute la Famille dans ses bras, en levant les yeux au Ciel.
Le périple de cette grappe s'arrêtait là, et je me demandais qui l'avait mangée, lorsque l'oncle Jules replia son journal, et me dit sur un ton grave :
"Voilà une page que tu devrais apprendre par coeur." (...)
"Pourquoi ?
- Voyons, dit l'oncle, tu n'as donc pas été touché par le sentiment qui anime ces humbles paysans ?" (...)
Il insista :
"Pourquoi cette grappe a-t-elle fait le tour complet de la famille ?"
Il me regardait, de ses yeux pleins de bonté. Je voulus lui faire plaisir, et je concentrai toute mon attention sur ce problème : dans un éclair, je vis la vérité, et je m'écriai :
"C'est parce qu'elle était sulfatée !"
J'entendais chanter les cigales, et sur le mur couleur de miel, des larmeuses immobiles, la bouche ouverte, buvaient le soleil. C'étaient de petits lézards gris, qui avaient le brillant de la plombagine. Paul leur fit aussitôt la chasse, mais il ne rapporta que des queues frétillantes. Notre père nous expliqua que ces charmantes bestioles les abandonnent volontiers, comme ces voleurs qui laissent leurs veston entre les mains de la police. D'ailleurs, elles se font une autre queue en quelques jours en vue d'une nouvelle fuite...
Le lecteur - je veux dire le vrai lecteur- est presque toujours un ami.
Il est allé choisir le livre, il l'a emporté sous son bras, il l'a invité chez lui.
Il va le lire en silence, installé dans le coin qu'il aime, entouré de son décor familier.
Il va le lire seul, et ne supportera pas qu'une autre personne vienne lire par-dessus son épaule. Il est sans doute en robe de chambre ou en pyjama, sa pipe à la main : sa bonne foi est entière.
Cela ne veut pas dire qu'il aimera le livre : il va peut-être, à la trentième page, hausser les épaules, il va peut-être dire avec humeur : " Je me demande pourquoi on imprime de pareilles sottises!"
...(9)
Il faut dire qu'à cette époque, les microbes étaient tout neufs, puisque le grand Pasteur venait à peine de les inventer
Un vieil ami de mon père,sorti premier de l'école normale, avait dù à cet exploit de débuter dans un quartier de Marseille : quartier pouilleux,peuplé de misérables,où nul n'osait se hasarder la nuit.Il y resta de ses débuts à sa retraite, quarante ans dans la même classe,quarante ans sur la même chaise.
Et comme un soir mon père lui disait : tu n'as donc jamais eu d'ambition ?
- Oh si dit il,j'en ai eu !!!!Et je crois que j'ai bien réussi :Pense qu'en vingt ans ,mon prédécesseur a vu guillotiner six de ses élèves. Moi ,en quarante ans,je n'en ai eu que deux et un grâcié de justesse.Ca valait la peine de rester là.
L'oncle Jules, dont l'appétit paysan faisait l'admiration de la famille, se cassa une dent - en porcelaine - sur un plomb numéro 7, resté invisible dans la tendresse d'un croupion.
Les mots qui ont un son noble contiennent toujours de belles images.
J'avais surpris mon cher surhomme en flagrant délit d'humanité: je sentis que je l'en aimais d'avantage. p.216