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Citations sur Manifeste incertain, tome 3 (21)

J'ai donc grandi dans de pauvres idées, de faux sentiments. J'ai été incapable d'y remédier. Devant ma défaite, j'ai l'impatience du fossoyeur au moment de donner la dernière pelleté. Je sais l'impossibilité d'embrasser le monde, le temps, l'Histoire. De cette Histoire, il ne reste pas même un os à ronger. Elle a raté jusqu'à son suicide. Rien de vivant n'est advenu.
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Plus jeune, quand je travaillais - avec le corps, jamais la tête -, je touchais ma paie en liquide le vendredi soir, une somme ridicule. J'en mettais une partie de côté. Quand je ne travaillais pas, je voyageais, et je ne travaillais que pour voyager. Le tourisme de masse n'avait pas gagné tous les recoins de l'exotisme. Le voyage n'était pas encore tout à fait une industrie.
J'ai donc connu l'ancien monde, très peu de temps avant qu'il n'expire pour de bon. Je n'en éprouve pas de nostalgie. Ni de regret. Les bons souvenirs ne se retournent pas dans ma mémoire : ils dorment et font les morts.
J'ai grandi dans les Trente Glorieuses. J'en étais l'enfant, et non l'acteur. J'ai vécu dans le confort, dans la mollesse, dans une large ignorance de l'âpreté de la vie. Tout fut plutôt paisible, même si j'ai connu le malheur, et des événements déchirants. J'en ai été angoissé. J'en ai été triste. J'ai traversé des crises de désespoir.
Et puis j'ai connu la pauvreté. Je n'ai pu régler mon loyer. J'ai eu faim. J'ai mendié pour manger. J'ai connu l'injustice, la brutalité. Je ne m'en plains pas.
Si je considère ma vie froidement, je n'y trouve aucune grandeur, de cette grandeur dont déborde l'Histoire, quand elle se fait sublime ou dramatique. Non pas que, dans ma vie écoulée, tout fût étriqué ou misérable, mais l'Histoire ne s'y est pas mêlée. Ou plutôt: elle s'y est jouée sans acteurs,d devant un décor vide. ej parle ici des villes ou des campagnes que j'ai habitées, et dans le limites du monde occidental. Je parle de ma génération.
JE ressemblais à mass amis, à mes camardes, à mes amours, contemporains d'une société qui allait être bientôt totalement et mondialement matérialiste. Les marchandises venaient de partout, allaient partout. Elles s'immisçaient en nous. Parce que, pour la première fois dans l'Histoire, nous autre jeunes avions de quoi l'acheter. On nous appelait "la jeunesse", et nous ignorions combien cette appellations exprimait de dérision. Nous devenions des clients, des "cibles".
De nouveaux produits fabriqués exprès pour nous surgissaient à profusion sur le marché, depuis les vêtements à la mode jusqu'à la culture, sans oublier les stupéfiants.
La consommation intensive devint notre mode de vie, et le lit de notre renoncement. Qui pouvait imaginer qu'elle remplirait un jour tout l'espace?
Nous vivons dans un pays de cocagne, et pourtant cela ne nous suffisait pas. Nous rêvions d'une autre société. Ce n'étaient ni sa médiocrité ni ses inégalités qui nous rebutaient dans la société dominante: notre insatisfaction était ailleurs.
Nous l'évoquions cette insatisfaction, sur le ton de l'humour ou du cynisme convenu. Nous l'analysions, d'une phraséologie vite désavouée. Nous bataillions contre elle, sans jamais en découdre. Nous l'avions même médicalisée, par exemple à coups d'anxiolytiques. Mais nul n'a su vraiment lui donner les mots justes.
Parfois, n'y tenant plus, nous nous révoltions. C'était sans conséquence : nous n'avons rien ébranlé de l'ordre établi. Celui-ci s'accommodait aussitôt de nos slogans, de nos réclamations.
Il faut dire que nous étions niais, que nos idées étaient pataudes, approximatives, et surtout sans effet, puisque nous n'avions aucun monde à opposer au "vieux monde". Quelques rapiéçages, des concessions, des réformes de détail - souvent sympathiques, mais incompatibles avec une véritable révolution. Nous haussions le ton, parce que nous n'avions rien à dire. Et d'ailleurs nous n'avons rien dit.
J'ai donc grandi dans de pauvres idées, de faux sentiments. J'ai été incapable d'y remédier. Devant ma défaite, j'ai l'impatience du fossoyeur au moment de donner la dernière pelletée. Je sais l'impossibilité d'embrasser le monde, le temps, l'Histoire. De cette Histoire, il ne reste pas même un os à ronger. Elle a raté jusqu'à son suicide. Rien de vivant n'est advenu.
Notre insatisfaction, pourtant, a redoublé. Nous en gardons le goût âcre dans la bouche, et qui va en augmentant. Nous sommes désespérés, mais sans oser l'avouer. Nous préférons dire désenchantés. Nous serons les rescapés d'un monde douillet.
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[A propos d'Ezra Pound]

A l’âge de vingt-deux ans, voici le programme de l’une de ses journées : leçon d’espagnol au lever, provençal après le petit-déjeuner, latin à midi, français en début de soirée, italien après le dîner. Ses divertissements : parties d’échec, luge, patin à glace, quinze kilomètres de marche à pied quotidienne.
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Mais on ne saurait faire disparaître complètement le passé. Il doit donc apparaître tel que le présent puisse le supporter : un passé éloigné, flou, fait de perruques royales, de victoires navales, de conquêtes triomphales. […] C’est par ce travestissement du passé et ce rejet de l’avenir que l’idéologie moderne se constitue et agit comme une idéologie. Elle procède avec une violence tout en raffinement, sans jamais avouer sa besogne qui consiste à abolir systématiquement le mouvement de l’Histoire. C’est une technique d’aveuglement, une technique qui a fait ses preuves. C’est désormais en aveugles que nous appréhendons le monde.
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Jusqu'ici, j'ai fait de ma vie ce que j'ai pu. Ce que j'ai voulu, je l'ai peu accompli. Peut-être à cause de ma désinvolture ou de mon manque de goût pour l'exploit.
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Enfant, je n'aimais pas rire. Je veux dire : je n'aimais pas participer au rire collectif. Le rire d'une tablée ou de la foule m'étais pénible. Et puis, tout ce qui venait de la foule, tout ce qui allait à la foule me déplaisait. Mes lèvres se pinçaient et s'étiraient péniblement : je souriais.
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Nous sommes les héritiers malgré nous des idéologies du XXe siècle. Nous ressemblons à leurs pensionnaires hébétés, croupissant dans le déni de leurs illusions encore tièdes. Nous ne voulons rien accepter de ces croyances périmées, car nous savons assez le fléau qu'elles ont été, toutes, sans exception - nationalistes, communistes, fascistes.
De ce monceau de dogmes évanouis subsiste néanmoins une idéologie moderne. Sans se prévaloir des idéologies passées, elle en porte les traces, certaines manies, des habitudes ou des stratagèmes. Mais cette idéologie moderne se défend d'être une idéologie. Elle s'efforce de paraître débarrassée de tout ce qui constituait une idéologie, et elle sait faire illusion. A force de masques et de dénégations, elle parvient à faire douter de son existence.
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J'écrirai bientôt à propos de la bassesse humaine. Par quoi commencerai-je? Par le bonheur.
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Mais qu'en est-il des mots parlés ? Parviennent-ils à façonner ne serait-ce que l'ombre de la réalité, ou sont-ils à tout jamais éphémères et périssables ? Dans les sociétés orales, ce sont eux les pourvoyeurs de la réalité. Les mots échangés ne révèlent pas seulement l'instant présent, mais, à travers la subtilité des légendes, des contes, des épopées et des proverbes, ils garantissent la persistance du passé.
Et nous, bavards d'aujourd'hui, que nous reste-t-il de réalité dans nos conversations hachées, sans cesse interrompues ? La parole donnée n'est plus garante de rien. Les mots prononcés se perdent dans le babillage généralisé. Il faudrait redire les mots, les ressasser jusqu'à ce qu'ils parviennent à une qualité de langage. Bégayer peut-être, afin que chaque syllabe de chaque mot se multiplie et multiplie la probabilité d'accomplir la réalité.
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Très tôt, Pound s’est passionné pour l’économie, en particulier pour l’histoire de l’usure. Selon lui, celle-ci remonte au troisième millénaire avant Jésus-Christ, avec le principe du prêt des semences pratiqué à Babylone. Mais la première mention d’une politique monétaire d’Etat daterait de l’an 1766 avant Jésus-Christ. Afin d’alléger la misère du peuple pendant les pénuries de blé –misère entretenue par les monopoleurs-, un empereur chinois fit battre des disques de cuivre percés d’un trou carré. Il fit ainsi don de ces pièces aux affamés pour qu’ils puissent payer le blé. Mais, pour Pound, le prix fixé d’un produit n’est qu’une illusion, une superstition, de la comptabilité.
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