« La vie c'est du théâtre et des souvenirs
Et nous sommes opiniâtres à ne pas mourir », nous dit
Alain Souchon dans sa chanson Rive gauche. Eh bien, c'est un peu le discours auquel nous convie également
Orhan Pamuk dans
le Musée de l'Innocence, mais pas uniquement.
Car,
le Musée de l'Innocence, c'est bien sûr un roman mais c'est aussi et surtout un musée, créé par
Orhan Pamuk à Istanbul — l'un étant intimement lié à l'autre. (Vous trouverez d'ailleurs un billet d'entrée pour le musée dans le livre.) Il est évidemment possible de visiter le musée sans lire le roman et de lire le roman sans visiter le musée, mais, en tant que projet culturel combiné, faire les deux présente à mes yeux un intérêt.
Et si, décidément, vous n'avez ni le temps, ni l'argent, ni le passe sanitaire, ni l'envie d'aller vous perdre dans les ruelles stambouliotes pour avoir un aperçu des objets que l'on rencontre dans ce musée et qu'en plus, vous n'aimez pas Erdoğan, eh bien, rassurez-vous, il vous reste la possibilité — très confortable mais nécessairement parcellaire — de vous reporter au livre
L'Innocence des Objets publié par Gallimard et qui présente bon nombre d'entre-eux en suivant l'ordre des chapitres du roman.
Fin de la parenthèse concernant le musée et les objets, concentrons-nous maintenant sur le roman. L'auteur, par l'entremise d'une histoire d'amour un peu particulière, entend nous peindre, nous dépeindre, nous ressusciter un monde disparu : celui de l'Istanbul doré des années 1970-80. Ça a beau être un Istanbul récent, ça n'en est pas moins un Istanbul disparu : la ville n'est plus du tout comme ça à l'heure actuelle et même si l'on reconnaît les murs, la vie qui se déroule en leur sein a radicalement changé.
Chaque être humain, au cours de son vieillissement a l'occasion d'expérimenter cette transition douce, paisible, peu perceptible au départ et de plus en plus au fil des années qui fait que, peu à peu, ce que l'on a connu jeune n'existe plus que dans notre tête, avec les aléas de mémoire déformante qui s'y attachent.
Quiconque retourne sur les lieux de son enfance ne retrouve que des vestiges ; les personnes, les habitus, les préoccupations, les objets ont changé. Était-ce mieux, était-ce moins bien ? c'est à l'appréciation de chacun mais en tous les cas, c'était différent.
Et, au travers de ce roman,
Orhan Pamuk nous invite à réfléchir à ce qui rendait vivant cet avant : les objets que nous côtoyions, les images et les sons que nous percevions, l'idiosyncrasie des personnes avec lesquelles nous vivions, etc.
Je suis d'un naturel nostalgique et j'aime les objets ; je m'attache à eux comme à de vieux compagnons, des amis presque, auxquels il m'est toujours douloureux de dire au revoir à jamais. Si vous saviez comme je suis triste à chaque fois que je dois abandonner un vieux stylo bic que j'ai siphonné jusqu'aux ultimes tréfonds, le brise-coeur de devoir me séparer d'un vêtement totalement élimé ou d'une voiture pétaradante définitivement hors d'usage. C'est un peu pour moi comme perdre un chien, c'est dix ans ou plus de votre vie qui s'évaporent d'un coup, dix ans de souvenirs bons ou mauvais qui nous constituaient, un lambeau de nous-même qui se détache, une petite mort avant la grande…
Donc, pour nous faire revivre " son " Istanbul, celui des jeunes bobos des années 1975-85,
Orhan Pamuk utilise le subterfuge très malin d'une histoire d'amour qui peine à se concrétiser complètement, faite de longs, longs, longs atermoiements, faite d'impatiences et de frustrations, faite de minuscules instants du quotidien, rejoignant la vision aristotélicienne du temps comme un collier d'instants accolés les uns aux autres.
C'est donc l'histoire de Kemal, un riche héritier d'industriel, la bonne bourgeoisie stambouliote — vous voyez le genre —, promis à Sibel, une belle, bonne et brave fille du même milieu social. Les préparatifs de leurs fiançailles vont bon train : cela se fera en grandes pompes à l'hôtel Hilton. Il y aura un monde fou, le tout-Istanbul, et on n'y lésinera sur rien.
Kemal/Sibel, Sibel/Kemal, ces deux-là forment un beau couple, ils sont honnêtes et droits, beaux, cultivés, intelligents, richement dotés ; ils seront heureux ça ne fait aucun doute… à moins que… à moins que…
À moins qu'au détour d'une simple petite boutique, tandis qu'ils se baladent bras dessus, bras dessous, Sibel n'ait un coup de coeur pour un sac à main. À n'en pas douter, Kemal, en adorable prince charmant, se fera un devoir autant qu'un plaisir d'aller le lui acheter. Ce faisant, dans la boutique, il reconnaîtra la petite vendeuse pour être une cousine éloignée à lui, Füsun.
Füsun, dans sa tête, c'était encore une gamine, elle l'avait suivi quelquefois quand il était tout jeune homme. Quel âge pouvait-elle avoir à l'époque ? huit ans, dix ans peut-être ? Mais aujourd'hui, elle en a 18, et elle resplendit de beauté. Kemal en a la tête qui tourne. Quelle beauté ! bon sang, quelle beauté !
Sibel n'a rien remarqué et puis, en plus, ce n'est qu'une vulgaire contrefaçon ce sac : rien d'intéressant, donc, dans cette boutique… Dois-je vous apprendre pourtant que Kemal y retournera souvent à la boutique ? Dois-je vous apprendre qu'entre Kemal et Sibel, Füsun, la jolie petite vendeuse, s'est interposée ? Dois-je vous apprendre que dans le cadre des études qu'elle poursuit, Füsun a besoin de travailler ses maths ? Dois-je vous apprendre qui se proposera de lui donner des cours ? Dois-je vous apprendre ce que vont faire chaque jour Kemal et Füsun sur le vieux lit de l'immeuble Merhamet ?
C'est torride, c'est intense, c'est fulgurant ! Rien n'y résiste ! Et les fiançailles ?? Fiançaïe, aïe, aïe ! Elles ont pourtant lieu… Sibel ne se rend toujours compte de rien mais pour Kemal, le mécanisme de l'amour est cassé. Et puis, dès le lendemain des fiançailles — et fiançailles oblige — Füsun se volatilise. Et Kemal ? Et Kemal ! Et quel mal ! Oh que ça fait mal au coeur ces choses-là !
En être réduit à récolter les miettes d'un amour qui ne peut se faire : telle petite cuiller que Füsun aura mise dans sa bouche, telle boucle d'oreille qu'elle aura laissé tomber par inadvertance, tel mini, micro bout de ceci, parfum de cela, telle infinitésimale parcelle d'elle que Kemal arrive à collecter et qu'il vénère comme une relique.
Pièce par pièce, écaille par écaille, Kemal espère reconstituer les ailes de ce magnifique papillon qu'est Füsun en son coeur. On commence à s'inquiéter dans son entourage, et Sibel la première, car elle se rend compte à présent qu'on le lui a changé, son Kemal. Qu'a-t-il donc ? Quelle maladie ?
Et pour nous, les lecteurs, pièce à pièce, écaille par écaille, c'est tout un portrait fétichiste de l'Istanbul des années 1975-1985 qui se dessine petit à petit sous nos yeux. Les minuscules objets du quotidien, les boissons, les affiches de film, les coups de corne de brume des bateaux sur le Bosphore, les gamins des rues, les râpes à coing, les bibelots de chien posés sur la télé, les mégots de cigarette qu'on fumait alors et mille et un, mille et deux autres marqueurs du temps de ceux qui le vécurent à cet endroit-là.
Bref, pour moi, une belle expérience littéraire. Pas un coup de coeur absolu en raison principalement d'une facilité de scénario concernant Füsun vers la fin (et que je ne vous révèle pas pour ne pas tout vous gâcher, oui, j'ai encore quelques principes…) qui, selon moi, est dommage eu égard à la qualité et à la bonne tenue du reste et aussi, en raison d'un artifice narratif pas essentiel, selon moi, et qui consiste pour l'auteur à se mettre nominalement en scène dans le roman.
Mais pour le reste, je trouve ça drôlement bien vu d'avoir créé des personnages dont on suit avec intérêt les évolutions et auxquels on s'attache nécessairement, pour nous faire passer la pilule de ce qui est le véritable objectif, la motivation première de l'auteur : nous parler des objets (
Zola avait déjà fait le coup dans Au Bonheur des dames), nous parler de cet Istanbul mort et enterré et que ce Musée de l'Innocence (tant le livre que le musée) essaie d'exhumer. Mais, de tout cela comme du reste, c'est à vous d'en juger, à présent, si le coeur vous en dit car ce n'est là qu'un innocent avis qu'on affichera jamais dans un musée, autant dire, pas grand-chose.