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Critique de Valhalla28


Il était 18h02. “Untitled #6” de l'album () [2022 Remaster] résonnait dans mon casque audio. le falsetto signature de Jónsi déchirait le tempo lancinant. Et la dernière page se tournait pour “La séquence Aardtman”.

Il y a beaucoup à dire sur ce livre de plus de 600 pages qui vous emmène sur Terre et à bord du vaisseau ari-me, dans l'essence, pour ne pas dire le coeur, d'humains, de bots et d'IA, au sein de sociétés ou d'équipages qui se cherchent encore, malgré les siècles, les années qui s'écoulent, et dont les frontières bougent et s'entrechoquent comme des grésillements qui perturbent le vide spatial sourd. À chaque période son évolution. À chaque période son combat. À chaque période son identité.
Saul Pandelakis livre ici un texte personnel, un premier roman aux allures d'essai, une fiction à deux visages, une chimère de science-fiction. Il n'est pas difficile de répondre à l'appel de la plume, moderne, (très) libre, fluide, mais non moins recherchée, même parfois poétique.

Je vais donc commencer mon avis en listant ce que l'ouvrage m'a fait me remémorer, avant même d'en lire les premières lignes. Connaissant le thème du récit, j'ai voulu déblayer les oeuvres que je connais et qui ont déjà traité ces mêmes sujets tels que "Cyberpunk 2077" (jeu et série), "Avatar" (films), "Altered Carbon" (roman "Carbone modifié" et série), "Mass Effect" (jeu), "RoboCop" (film), "Terminator" (film), et connu seulement de nom "Les robots" et "le Cycle des robots" (nouvelles et romans d'Asimov).
Tous évoquent, de manière différente, la question des corps humains et robotiques, et des consciences humaines, intelligences artificielles ou codées. Alors que certaines de ces oeuvres montrent que le corps et la conscience peuvent vivre de manière totalement détachée, en menant jusqu'à l'immortalité, ou au contraire sont tellement liées que la modification du corps peut provoquer la folie et la mort, dans “La Séquence Aardtman” le sujet se divise en deux blocs. Il n'est pas question de robotiser (d'augmenter) l'humain ni “d'humaniser” les bots et les IA (j'ai bien appris ma leçon), mais, au contraire, de leur octroyer des droits et devoirs qui les rendent égaux face à l'espèce qui les a créés (rappelant le parti pris de "Mass Effect" y compris sur l'aspect queer). Et c'est toute cette pensée qui traverse le récit, à l'aide de deux personnages dont on va suivre le quotidien.

Plongez alors dans une ambiance aseptisée où tout est millimétré, éphémère, codé, numérique, rare, évalué, bref, où que l'on soit, sur Terre comme dans le huis clos perdu dans l'infiniment vaste de l'espace, rien n'est laissé au hasard. Les décors sont de facto minimalistes et leur description assez succincte. Seules les pensées et les fêtes ou soirées semblent être encore des instants précieux et colorés, des moments de liberté.

Et dans ces ambiances se meuvent plusieurs protagonistes, notamment deux principaux qui se partagent les chapitres et vont nous permettre de mettre un pied dans chaque réalité, celle de la “misèrabondance” sur Terre et celle de ce rêve désillusionné d'une mission sur un vaisseau qui ne connaîtra jamais sa destination.

Ainsi, Roz est un homme transgenre, informaticien, codeur sur le vaisseau ari-me, il est le plus isolé et reclus d'entre tous, paumé, à la marge. Il va se révéler au fil des pages, développant un intérêt, une curiosité, une sympathie particulière qui ont fait que c'est à lui que je me suis le plus attachée.
Roz nous invite à vivre son quotidien de membre d'équipage, parmi les lignes de codes, épaulé par son binôme Mim et par l'IA de bord, qu'il appelle par le diminutif Alex et auquel il se lie comme un pote. Cette morne routine, certes pimentée par les interventions d'Alex, le fatigue, ne lui apporte rien, c'est un signal plat émotionnel de temps à autre agité par le lot de frictions entre membres et ses rendez-vous psy, jusqu'à la rotation des assignations. Ce changement, somme toute banal puisqu'il a lieu de manière programmée, va contre toute attente être déclencheur chez lui d'une révélation. Et c'est dans le moment de crise qui va suivre que Roz va se confronter aux autres, à ce qui l'entoure, ce qui bouleverse ses habitudes et ses envies. J'ai vraiment adoré le traitement de ce personnage, qui ne paie pas de mine et pourtant devient lumineux dans sa caverne, dans son habitacle de métal. Son ouverture d'esprit, sa capacité à reconnaître ses faiblesses, sa vulnérabilité, le rend touchant et très attachant.

Si Roz permet d'avoir en douceur et souplesse un débat sur les droits des personnes transgenres et des bots/IA, de questionner de manière détournée, mais habile leur réalité, j'ai ressenti le contraire avec Asha. En raison peut-être de ses métiers (traductrice, maîtresse de conférence, consultante…) et sa condition de bot. J'ai trouvé son traitement plus froid, distant, très militant, le rapport est beaucoup plus frontal avec les sujets évoqués.

Asha est une bot transgenre (ou "bot fem trans" je crois) et subit une double discrimination, pourtant elle essaie de mener la cause bot comme elle le peut avec pédagogie. Néanmoins ceux qui l'entourent, ses ami.e.s humains et bots ou détracteurs amènent une succession de situations très difficiles qui relatent une lutte des classes très violentes (qui n'est pas sans rappeler le système de crédit social chinois / série "Black Mirror"), une chute démographique chez les humains et des conditions de vie sur Terre qui se dégradent (l'anticipation est selon moi faible par rapport aux pronostics du GIEC) : température en hausse, rareté et donc prix élevés pour l'eau et la nourriture, pénalisations en cas de création de déchets ou de consommations importantes de l'eau, etc.
Ce traitement de la vie sur Terre ne m'a pas surprise, si ce n'est peut-être le rythme décrit et qui s'impose aux personnages, et ce rythme, me semble-t-il, est une conséquence facilitée par la présence des bots.
Tout devient rapide, c'est une fuite en avant, tout doit être à disposition : un magasin est inauguré le matin et se fait remplacer par un autre le lendemain. Cette nomadisation est présente aussi dans les foyers, "votre déménagement dépend de vos points"… La paupérisation s'accentue et est maintenue volontairement, c'est un cercle vicieux qui pousse à toujours produire plus, le système capitaliste a encore de beaux jours devant lui.
Le temps est donc devenu un paramètre omniprésent, comme si la société se savait condamnée et qu'elle essayait d'en faire un maximum avant de s'éteindre. Curieusement sans chercher à stopper cette course qui la mène justement à sa fin.

Pour revenir sur Asha, sur sa personnalité, son intimité, j'ai nettement plus apprécié ces moments où l'auteur questionne, aborde sa sensibilité, sa corporéité au sens pur, comment elle ressent physiquement et sentimentalement. Ainsi, l'évocation de ses backups, de ses problèmes de “santé” m'ont emballé parce qu'il s'agit là d'expériences que les humains ne pourront jamais reproduire et ressentir, mais seulement imaginer. L'incarnat, le moment où l'IA intègre son corps, n'est pas une naissance, c'est autre chose, peut-être cela pourrait s'apparenter à un réveil de coma chez l'humain ? Tout comme les bots ne peuvent expérimenter la maladie, et pourtant tentent de se l'imaginer. Cette exploration a beaucoup éveillé mon intérêt, c'est auréolé de mystères et quelques questions restent en suspens… si la douleur physique humaine leur est inconnue, qu'en déduire de leur plaisir charnel ?

Mais d'autres réponses nous sont distillées ici et là… car surviennent à quelques reprises, entre le quotidien entrecoupé de Roz et Asha, des chapitres flash-back qui viennent nous éclairer sur ce qui a amené à ce présent. Ces passages, traités de la même manière que pour Roz et Asha, sont très intéressants. J'ai apprécié ce côté explicatif vivant, pas narré à la façon d'un conte, d'une genèse, mais vécu par les protagonistes de l'époque, avec leurs choix qui, mis bout à bout, ont permis aux bots d'exister et de devenir des êtres à l'image de leurs créateurs et créatrices.

Dans le fond, “La séquence Aardtman” évoque des luttes qu'il est facile de transposer dans notre réalité, et c'est certainement encore plus probant qu'en 2021 (sortie du livre), à l'heure actuelle où la transidentité et les luttes queers ne sont pas encore pleinement entendues, où la guerre en Ukraine perdure, où une majorité de Français s'oppose à son président, où les luttes sociales et écologiques convergent, où les IA font leur entrée dans notre quotidien pour répondre à nos interrogations, requêtes, et créent du contenu textuel, graphique, sonore… Dans les prochaines semaines et mois, nous assisterons à un moment de bascule, aussi, ce livre permet de nous questionner sur ce que nous voulons et sur ce que nous devons anticiper. Notamment sur le sujet des IA, si nous en créons des plus performantes et j'entends par là qui s'autoéduquent, s'autonomisent, sommes-nous prêt.e.s à les accueillir ?

Après toutes ces idées pêle-mêle qui relatent qu'une infime partie de ce que je voulais dire… j'en viens à la forme.
Je l'ai déjà dit, l'écriture est captivante, moderne, mais attention, vous serez face à quelques “défauts” qui font partie du style de l'auteur et d'autres qui relèvent d'un manque de relecture côté éditions :
- de l'anglicisme et de l'ajout de termes directement en anglais (en moyenne 2 à 4 par page) mis en italique par moment (le choix de l'italique n'est pas probant pour moi c'est assez arbitraire, et il y a quelques loupés) ;
- des abréviations à tout va (qui en plus ont parfois des orthographes différentes, comme petit-déj' - l'écriture abrégée correcte - qui varie en “petit dej / petit déj / petit dej' / etc…) ;
Ces deux critiques sont vraies aussi bien au sein des répliques des personnages que dans la narration. de manière générale, il est difficile de savoir qui parle sans élément de contexte, leur langage est similaire, presque d'une même voix, d'une même génération (pas de différences entre humains et bots), cela confère un certain effet d'unité, c'est sûr, mais parfois c'est difficile à suivre.
- l'utilisation de rares termes dont le sens est fautif ou approximatif ;
- l'envie d'avoir une écriture inclusive, mais pas structurée, normée, c'est dommage : “créateurs et créatrices” / “codeur-codeuses”(le “s” est bien manquant) / ” travailleurs-travailleuses” / “chacun.e” / “læ serveur*'”
- il reste encore plusieurs coquilles (fautes, mots manquants et mots de trop).

Question rythme et structure narrative, il est vrai qu'il m'a fallu être patiente avant que l'intrigue ne se mette en place, car avant tout j'imagine que Saul Pandelakis veut instaurer ses personnages et ses valeurs.
Notre adhésion doit être déjà pleine et entière avant de voir la réalité de Roz et de Asha se mêler (vers la 350e page). Et même après cette rencontre, il faut attendre encore une centaine de pages avant que l'action conjointe ne se mette en route. Pour autant, au regard de ce que l'auteur propose ça ne m'a pas tant dérangé, je m'y suis habituée.
Et finalement, je suis plus frustrée par la conclusion qui devient une succession d'échanges et d'ellipses et provoque un emballement qui nous échappe, avec des moments manqués dont j'aurais aimé décortiquer l'évolution, pas juste un résumé ou une allusion. Je n'étais plus à une centaine de pages près à dire vrai.
Après un tel développement, comme dans une série TV avec une saison de 12 épisodes où vous vous êtes engagés émotionnellement et où l'on vous délivre un final resserré, car il faut tout faire tenir en un dernier épisode. C'est avec un peu d'amertume que j'ai refermé le livre, car ce voyage, ces parcours croisés, finalement, me plaisaient bien et j'avais envie de poursuivre ou plutôt j'avais envie d'apprécier encore plus longtemps les derniers moments avec toutes ces révélations.

En guise de conclusion, je souligne que c'est un très bon premier roman et qu'au regard des sujets, de leur traitement et de cette écriture assez libre et personnelle, je suis curieuse de découvrir l'évolution de la plume de l'auteur, si prochain roman il y a.

PS : ActuSF m'a fait remarquer, à juste titre, qu'aujourd'hui même sort une nouvelle spin-off "Brave les étoiles" (une exclu numérique).
Je vais donc m'empresser d'aller lire ça :)

Avis en images sur mon compte insta @valhall_arena
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