Dans ce monde de ragazzi aux surnoms très évocateurs, nous sommes plongés dans la banlieue de Rome très paupérisée. Nous suivons cette bande de gamins désoeuvrés qui vivent et survivent de larcins, de magouilles, et nous ressentons avec eux la faim , la misère mais aussi le peu de lumière qui éclaire leur devenir. Tout cela est décrit avec un réalisme impressionnant qui ne tombe jamais dans le misérabilisme, dans le pathos et pourtant !
La traduction du dialecte, de l'argot ne facilite pas la lecture qui devient par moment un peu fastidieuse mais le ressenti général de ce livre est tout à fait particulier et marquant.
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Les Ragazzi se déroule dans les années suivant la dernière guerre, à Rome. Oubliez la carte postale, le Colisée, le Forum Romain, la Place Navone, la Place d'Espagne et tant d'autres monuments ; ils sont mentionnés mais comme pour contraster avec le décor de l'histoire. Les "gamins" donc, ont pour cadre les confins de la ville éternelle, et sont les personnages du récit. Ces lieux sont comme les excréments d'un organisme vivant. Usines polluantes, friches industrielles, montagnes de détritus, terrains vagues envahis d'herbes folles, enchevêtrement de métaux rouillés, maisons inachevées, logement de fortunes, taudis, routes défoncées. Les gosses sont les rejetons du sous prolétariat, complètement laissés à eux-mêmes, haves, pouilleux, morveux, vêtus de haillons. Leurs mères, accablées de tâches ménagères, gardent les plus jeunes à la maison, servent de défouloir aux maris chômeurs et alcooliques. Rien n'incline les petits vagabonds à rejoindre "le foyer", ils n'y trouvent en guise d'attention, que les récriminations de leur génitrice et les paires de baffes du père. Ainsi nos ragazzi, vieillis avant l'âge, se débrouillent pour survivre et errent en bande. Larcins, combines, déprédations, menus travaux, entraide, tout est bon pour faire taire leur ventre qui crie famine. Même s'ils jouent, se roulent dans la poussière, s'ébattent dans la boue, se talochent, se baigne dans le Tibre qui ressemble plus à un cloaque qu'à un fleuve, ils sont à l'affut de la moindre opportunité, quitte à jouer les chiffonniers ou trainer sur plusieurs kilomètres des métaux pour gratter quelques pièces.
La pauvreté n'est pas une honte. On peut garder sa dignité, n'avoir qu'un pantalon, qu'une chemise, qu'une paire de chaussures mêmes usés et les maintenir propres. Que sépare ces âmes des pourceaux ? le langage articulé certes, mais même l'innocence de leur âge ils l'ont perdu. C'est tellement répugnant qu'on a du mal à éprouver de l'empathie, une réaction de rejet naturelle prend le dessus, pourtant ce ne sont que des victimes. Comme un clochard rentrant dans votre bus, vous pouvez éprouver de la pitié pour lui mais c'est le remugle qui vous frappe tout d'abord, Bien des livres abordent la pauvreté de l'Inde et de l'Afrique. Mais cette misère à quelques kilomètres des splendeurs de Rome c'est inconcevable. L'usage de l'argot rend l'expérience plus réaliste, mais vu que la traduction date de 1958, le recours au dictionnaire s'impose. C'est très certainement une des oeuvres les plus dérangeantes et atroces que j'ai lu. Non Passolini n'était pas qu'un réalisateur de premier plan, c'était aussi un grand écrivain.
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Les véritables lieux sont ceux de l’immense banlieue qui se bâtit à l’extérieur de la ville, sans plan du territoire et encore moins urbanistique, plus des zones que des banlieues d’ailleurs, encore que cette différence paraisse aujourd’hui très aléatoire. La description infiniment redite de ces amas de bâtisses et de gratte-ciel parcourt névralgiquement le livre, comme pour arrimer une géographie et une cartographie à ces lieux sans histoire, à ces non-lieux. Les édifices déjà existants se délabrent et tuent, les nouveaux, précocement vieillis, ressemblent à des fourmilières, à des termitières, et leurs habitants à des grouillements de bêtes enfouies. C’est comme s’ils n’étaient habités par personne, à peine y est-on que l’envie de s’en échapper devient irrésistible et tout finit par « (se) passer » dans l’autre indéfini que sont les rues, les quartiers. Ainsi, il n’y a rien d’intimiste dans Les Ragazzi : tout se déroule à la belle étoile, pour la simple raison que ces intérieurs sont affectivement et culturellement invivables.
Les jours et les besognes prolifèrent sans transition, le temps est une fièvre constante, harcelante, qui ne laisse presque jamais de répit et presque par hasard, tant le hasard n’a rien à voir ici avec un destin, une destinée. C’est entre autres de cela que ces gamins sont exclus : du possible, de toute utopie.
Il frappait l’eau de ses bras comme de grandes spatules, l’aplatissant, et faisant gicler des seaux d’écume, il nageait la tête sous l’eau et, relevant son derrière et ses flancs comme un canard, faisait la planche à la surface, le ventre en l’air, chantant à gorge déployée. Puis en une brusque volte-face, il revint vers le plongeoir, y grimpa tout dégoulinant et, se donnant plein de grands airs devant les gamins qui le regardaient bouche bée, il replongea avec un petit saut de l’ange.
Fagotés comme ils étaient, ils n’avaient que l’embarras du choix : le Metropolitan ou l’Europe, le Barberini ou le Capranichetta, l’Adriano ou le Sistina. Quoi qu’il en soit, ils sortirent tout de suite, car qui va en balade lèche, qui reste chez soi sa langue dessèche. Ils étaient de très bonne humeur et avaient envie de plaisanter, sans songer même de loin que les joies sont de courte durée en ce bas monde, et que la chance tourne…
… comme femme humaine elle a même pu exister, du point de vue de la sainteté et de la virginité y s’peut qu’non… La sainteté ça peut êtr’ vrai, mais la virginité ! Main’nant qu’ils ont s’inventé le fait des enfants artificiels ‘vec les éprouvettes, mais même qu’une femme se fait l’enfants ‘vec les éprouvettes, qu’elle reste pas vierge… Pis qu’on a la foi ‘nvers le Christ, ‘nvers Dieu, ‘nvers tous les autres… Et si que tu te mets sur l’raisonnement de la foi alors t’y crois à la virginité de la Madone, mais scientifiquement moi je crois qu’on peut pas l’démontrer…
Pier Paolo PASOLINI – Un siècle d'écrivains : 1922/1975 (DOCUMENTAIRE, 1998) L'émission « Un siècle d'écrivains », numéro 159, diffusée sur France 3, le 15 août 1998, et réalisée par Alain Bergala et Hervé Joubert-Laurencin.