Citations sur La Civilisation du poisson rouge (82)
La société numérique rassemble un peuple de drogués, hypnotisés par l'écran. A trop faire le parallèle avec les habitudes qu'avaient créés chez nous les journaux, la radio, la télévision, nous n'avons pas pris garde au glissement de l'habitude vers l'addiction.
Trois éléments distincts définissent le problème:
la tolérance, la compulsion et l'assuétude.
La tolérance énonce la nécessité pour l'organisme, d'augmenter les doses de façon régulière, pour obtenir le même taux de satisfaction.
La compulsion traduit l'impossibilité, pour un individu, de résister à son envie.
Et l'assuétude, la servitude en pensée et en acte, à cette envie, qui finit par prendre toute la place dans l'existence.
Le simple énoncé de ces critères conjugués à l'observation de nous-mêmes et de notre entourage force le diagnostic:
Nous sommes sous emprise!
Capter le temps des utilisateurs connectés en leur proposant d'en gagner constitue le paradoxe insoluble de l'économie de l'attention.
Rassasiés avant d'avoir eu faim, nous le sommes par une nourriture que nous n'avons même pas eu le temps de goût et de humer. "La disruption est ce qui va plus vite que la volonté, individuelle aussi bien que collective", pour reprendre la formule de Bernard Stiegler. Le temps qui nous a été volé est celui du manque, et donc du désir. Celui de l'amour, de l'autre et de l'absolu.
Tel le poisson, nous pensons découvrir un univers à chaque moment, sans nous rendre compte de l'infernale répétition dans laquelle nous enferment les interfaces numériques auxquelles nous avons confié notre ressource la plus précieuse : le temps.
L'universitaire américaine Shoshana Zuboff a établi le parallèle entre capitalisme industriel et capitalisme numérique. Pour elle, le premier s'est développé à partir de l'appropriation de la nature et de l'extraction des matières premières de la planète jusqu'à en menacer l'équilibre. Le second exploite, avec la même intensité et sans souci des conséquences les données identitaires et comportementales.
- Si tu vois tout en gris, déplace l'éléphant
Proverbe indien
Page 9, Éditions Grasset & Fasquelle 2019
Citation page 118/119
Les trois principaux biais cognitifs ont été distingués par le sociologue Gerald Bronner, dans "La démocratie des crédules":
• Le biais de confirmation est permis par les moteurs de recherche: dans l'immensité du contenu disponible on finit par trouver ce qu'on cherche, toute requête finit toujours par être satisfaite... quand bien même le nombre de ceux qui croient en cette "thèse" est infime.
• Le biais de représentativité se nourrit des moteurs de recherches et des réseaux sociaux, dont les algorithmes ne travaillent que sur des objets uniques. Ce biais résulte de la mise en avant d'un exemple pour aborder une problématique générale, et il amène à faire de cet exemple une vérité universelle.
• Enfin le biais de simple exposition nourrit les réseaux sociaux : il postule que la répétition finit par octroyer une présence du contenu répété dans l'espace mental de ceux qui y sont exposés. Il nous pousse à a corde plus d'importance à ce que nous voyons cent fois qu'à ce que nous ne voyons qu'une seule fois. Un univers où chacun peut s'exprimer de façon identique mais n'exerce pas cette possibilité de façon égale produit une asymétrie en faveur des plus déterminés et des plus actifs.
Page 121
Moins on sait, plus on affirme , et plus on affirme, plus on est visible sur les structures asymétriques des réseaux numériques.
On ne sache pas que Dieu ait un jour regretté d'avoir créé le monde. Tim Berners-Lee, le père de l'Internet, lui, le fait désormais publiquement. [...] il explique : "Nous savons désormais que le Web a échoué. Il devait servir l'humanité, c'est raté. La centralisation accrue du Web a fini par produire un phénomène émergent de grande ampleur qui attaque l'humanité entière. Et cela a été fait sans action délibérée de ceux qui ont dessiné cette plate-forme." p51-52
"L'universitaire Ethan Zuckerman, directeur du Center for Civic Media au MIT, a distingué les "mauvais acteurs" (bad actors) qui étaient entrés dans le système, de façon inattendue, pour en pervertir le système et le noyer sous les mauvais messages. Il a énuméré quatre familles . D'abord les agents de désinformation, puissances étrangères, groupe d'intérêt économique ou politique. Ensuite, les annonceurs "sombres" (dark ads) qui visent à discréditer la concurrence ou tromper le consommateur. Troisième famille, les complotistes et autres illuminés, qui déversent leurs croyances. La dernière catégorie, enfin, n'est pas humaine, puisqu'elle regroupe les robots qui adoptent une identité d'utilisateur pour fausser la conversation.
Les réseaux agissent comme le tambour d'une machine à laver qui mélange les productions de ces quatre familles aux autres messages. L'information professionnelle et vérifiée ne surnage pas dans ce tambour, et elle peine encore plus à s'imposer aux fausses nouvelles. La menace d'une société "post-information" (post-news) pointe derrière l'époque de la "post-vérité" (post-truth). Le commerce des idées n'a pas fonctionné comme prévu. L'agora espérée est devenue une arena chaque jour plus violente. Au lieu d'un ordre en construction permanente, il a produit un chaos sans fin."