"(...) Jean-Siméon [ Chardin ] devenu un artisan du Roi, mais pas un menuisier créant des meubles, non, un peintre du Roi créant des tableaux plus vrais que nature, et davantage encore, des tableaux prolongeant et amplifiant la nature (...) le tableau en tant qu'oeuvre permettant la démultiplication de toutes choses. (...)
Donnez-moi n'importe quelle réalité, puis de la solitude, du silence et mes pinceaux, mes couleurs, ma toile, et je sanctifierai cette réalité, j'en ferai un espace de pensée et de vie, je la nourrirai éternellement, sans fin active
et s'actualisant elle-même aussitôt qu'un humain y posera les yeux." (p. 77)
Je découvre pour la toute première fois cet écrivain, dont j'avais choisi en janvier 2017, ce précieux texte sur un artiste-peintre que j'affectionne infiniment : Jean-Siméon Chardin..Acquis, à peine débuté, d'autres solicitations ont dû être plus impératives...
Je reprends donc une année et demie plus tard, "mon einième abandonné" !!
Je trouve beaucoup de talent à cet écrivain dans ses descriptions des toiles de Chardin, et nous débutons par le moins aisé: le rendu des natures mortes... En lisant ses descriptifs, je parviens à visualiser le tableau, avec aisance...
Une très intéressante découverte pour tous les "accrocs des Beaux-Arts" , de peinture et plus encore de cet artiste, en particulier, Chardin... pour qui la magie ne peut manquer de se déclencher ...
Car même si cet ouvrage est précieux, il est nécessaire, comme pour "regarder un tableau" de prendre le temps et savourer le style et les très nombreuses descriptions des oeuvres de l'artiste... quelques
illustrations auraient été bienvenues, pour accompagner les mots ...!!
La lecture de cet ouvrage est d'une grande richesse; toutefois, en dépit de mon appétence au sujet et mon admiration pour cet artiste, Chardin...il y a surabondance de descriptions d'oeuvres, et majoritairement , des natures mortes... Cela peut lasser, certains lecteurs !!
J'aurais préféré plus d'informations sur le parcours, la vie, les amitiés de Chardin [ comme les passages très vivants sur son amitié avec Diderot, et le sculpteur, Pigalle ]
"Diderot et Chardin font un peu le même travail, ils reconstruisent ce vieux monde épuisé, ils le transforment en un monde plus clair débarrassé de son brouillard mortifère, ils explicitent les choses, dégagent l'écorce, percent jusqu'au noyau. "(p. 99)"
Cela reste une lecture pleine de qualités...Au final, je ne regarderai jamais plus de la même manière une nature morte... car si il existe une certitude, c'est l'admiration de Marc Pautrel pour le génie de Chardin, qui mieux que n'importe quel artiste, a su rendre ses natures mortes dynamiques et pleines de vie, et leur donner une place de choix... Un genre qui était méprisé, et considéré comme mineur !!
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(...) Jean-Siméon devenu un artisan du Roi, mais pas un menuisier créant des meubles, non, un peintre du Roi créant des tableaux plus vrais que nature, et davantage encore, des tableaux prolongeant et amplifiant la nature (...) le tableau en tant qu'oeuvre permettant la démultiplication de toutes choses. (...)
Donnez-moi n'importe quelle réalité, puis de la solitude, du silence et mes pinceaux, mes couleurs, ma toile, et je sanctifierai cette réalité, j'en ferai un espace de pensée et de vie, je la nourrirai éternellement, sans fin active et s'actualisant elle-même aussitôt qu'un humain y posera les yeux. (p. 77)
Naturellement, Chardin est un homme qui pense beaucoup, qui médite longuement, dans le silence et la solitude. Mais, parce qu’il sort assez peu, qu’il n’est pas un fervent et infatigable marcheur comme certains de ses amis, et qu’il reste le plus souvent immobile, c’est en fumant qu’il pense.
Le tabac, le vrai, le pur, est un puissant soutien, sa fumée un point d’appui sur la réalité physique. Chardin utilise différentes pipes, assez classiques, de longs tuyaux fins terminés par un cône dans lequel il tasse son tabac. On lui a offert une magnifique tabagie, une grande boîte en bois de palissandre, doublée en dedans de satin bleu, et garnie de plusieurs tuyaux de pipe, de deux petits gobelets, d’un entonnoir, d’un porte-bougie, d’un éteignoir, et de deux palettes. Fumer c’est penser, alors il peint sa belle tabagie, il peint les instruments de sa méditation.
La boîte est ouverte et disposée de biais, montrant sur son côté gauche une poignée d’argent et sur le bord intérieur du couvercle le fermoir à dé lui aussi en argent. Le bois précieux , marron clair avec sur ses arêtes des éclats de lumière, se détache sur le pan de mur jaune. À l’intérieur du couvercle, le reflet du satin bleu est découpé par l’ombre de huit carrés marquant un matelassage, et de la boîte émergent les outils d’argent du fumeur. La tabagie est elle-même pour partie cachée par un pichet en faïence blanche à motif bleu ciel et un pot de porcelaine peinte de pétales et volutes rouge et bleu, avec, posé tout près, son couvercle cerclé d’argent.
Dans l’angle droit de la scène, en bout de table, une courte pipe de couleur ivoire est orientée vers l’extérieur et son foyer touche le bas d’une sorte de verre à pied en bronze, et entre cette pipe et le pichet, des taches brunes éparpillées sur la table : quelques restes de tabac. Du côté opposé, et barrant la scène en une entaille parfaitement rectiligne, une pipe très longue, et fine comme une paille, s’appuie sur la boîte et plonge jusqu’au bord de la table, où repose sa petite tête de terre cuite marron, devenue noire à son extrémité, laissant apercevoir dans son foyer un minuscule cercle rouge vif, le signe de la combustion que confirment les quatre volutes de fumée à peine perceptibles qui s’élèvent au-dessus. Derrière cette longue pipe allumée et posée en équilibre, un flacon de verre bouché. Devant la pipe, omniprésent et étincelant, à nouveau un gobelet d’argent.
Il y a là tellement de désordre et d’empressement, d’excitation et de beauté, la lumière appuyée qui trace de longues ombres nettes derrière les objets, le satin bleu à l’intérieur du couvercle, le blanc terne de la faïence, le reflet du vernis du palissandre, le miroir ovale du gobelet d’argent, la tête noircie de la pipe allumée et celle immaculée de la pipe éteinte et encore vierge de tout feu, que Chardin ne peut cacher la joie qu’il a eue à peindre les objets d’un de ses plus grands plaisirs : fumer, c’est-à-dire modifier l’air que ses poumons absorbent, changer le monde qu’il respire, l’univers qui l’entoure. Regarder ses tableaux, ce devra être comme ouvrir la boîte de palissandre et commencer à fumer : tout s’éveille, tout s’élève, la réalité est validée, le corps est confirmé, aucune contestation possible.
Parce qu’il doit pouvoir prouver la réalité avec n’importe quel objet, Chardin peint ceux qui l’entourent, les ustensiles qu’il possède et qu’il utilise. Depuis son second mariage et grâce à la fortune de sa femme, il a acquis des objets raffinés, des faïences, des porcelaines, ou des couverts précieux. Mais parmi les objets qu’il préfère, il y a surtout le gobelet d’argent, une timbale qui lui est personnelle, qu’il a possédée de tout temps, et sur le bord de laquelle ont été gravées les lettres JC, une gravure qu’il tourne vers l’arrière chaque fois qu’il peint le gobelet, mais dont la présence secrète est pour lui essentielle, JC comme Jean Chardin, le nom de son père et aussi son premier prénom, et aussi le premier prénom de son fils à qui il léguera le gobelet un jour, et il sourit en songeant que ses initiales sont les mêmes qu’on utilise pour préciser les dates anciennes du calendrier : avant JC, après JC, les initiales du fils de Dieu et Dieu à la fois.
Parce qu’il n’y a pas de hasard, c’est ce gobelet qu’un matin un voleur, profitant de la porte de l’immeuble restée entrouverte, vient dérober dans l’appartement. La police l’attrape quelques jours plus tard et le gobelet que l’homme a revendu trente livres, un demi-mois de salaire, est également retrouvé. Le voleur, un homme de cinquante six ans, explique à la police qu’il a vu ce gobelet d’argent posé sur une cuvette en faïence et que son éclat au soleil était tel qu’il n’a pas pu s’empêcher de le saisir et le glisser dans sa poche, sans réfléchir, sans comprendre pourquoi, et il est reparti sans rien voler d’autre, refermant la porte derrière lui. La police a restitué l’objet à Chardin, cela faisait des années qu’il ne le peignait plus, il le pose sur une table basse, ce sera pour plus tard, si l’occasion se présente à nouveau un jour, ultime présence du gobelet d’argent.
De la nature à la mort, puis de la mort à l'humain, qui lui-même ira à la mort. Pas de peinture plus consciente du cimetière, et donc de la vie présente et de la vie éternelle, que celle de Chardin. Ses collègues expliqueront bientôt qu'il est un peintre d'importance secondaire parce qu'il ne peint que des natures mortes ? Qu'il ne représente que des légumes et des animaux, des ustensiles de cuisine et des fruits ? C'est parce qu'ils ne savent pas quoi dire pour exprimer leur trouble, parce qu'ils ont peur de voir. (p. 18)
Diderot et Chardin font un peu le même travail, ils reconstruisent ce vieux monde épuisé, ils le transforment en un monde plus clair débarrassé de son brouillard mortifère, ils explicitent les choses, dégagent l'écorce, percent jusqu'au noyau. (p. 99)
Sans le savoir, il aura peint une prophétie. Une année avant que Marguerite périsse, elle a posé pour lui.
Une femme joue aux osselets devant une table basse. De la main gauche, elle s’appuie sur le bord de la table, de la droite elle lance en l’air un osselet. Son bras déployé à demi, la main ouverte, et juste au-dessus le petit objet couleur d’ivoire, étonnamment sphérique, comme si dans un corps, animal ou humain, il pouvait se trouver une telle boule, une bille de billard légèrement imparfaite, un os poli. L’osselet lévite au-dessus de sa main et elle le regarde en souriant, comme amusée de le voir suspendu dans le vide. Elle l’admire, elle pose sur l’os mystérieux un encore plus mystérieux regard aimant. Sur la table, quatre osselets de forme caractéristique, des demi-vertèbres ressemblant à des huit. Elle est vêtue d’une robe à rayures rouges et blanches verticales et d’un tablier bleu auquel est attachée par un ruban écarlate une paire de ciseaux. Ses joues sont teintées de couperose, elle porte aux oreilles de courtes boucles et autour du cou un collier, tous en or. Ses lèvres sont rose vif, ses yeux sont bleu foncé.
Elle tient donc dans les airs, par jeu, un os sphérique, comme si elle avait, d’un seul geste de la main, le pouvoir d’imposer aux objets du monde physique de nouvelles lois au-delà de la physique, des lois métaphysiques. Jamais on n’a vu en peinture une femme accomplir un tel geste de pouvoir, la paume ouverte vers le ciel, un geste de puissance et de bénédiction, éminemment christique, et qui n’a d’autre raison que sa satisfaction et la démonstration de l’assujettissement de la création à sa volonté. Elle manipule des parties de son corps, elle joue avec son squelette, elle le fait léviter et elle en rit. Elle n’a jamais eu peur.
Marc Pautrel vous présente son ouvrage "Le seul fou" aux éditions Allia. Rentrée littéraire automne 2024.
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Note de musique : © mollat
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