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Critique de oblo


Sisyphe sur les bords de la Mersey. Condamné à pousser une pierre vers le haut d'une montagne, Sisyphe ne peut pas empêcher la pierre de rouler vers le bas. Cet éternel recommencement, cet effort sans cesse remis en cause, c'est celui de Bill Shankly, aussi. Arrivé sur les bords de la Mersey en 1959 pour y entraîner un club de deuxième division, Shankly va faire du FC Liverpool l'un des plus grands clubs d'Angleterre et d'Europe des années 1960 et 1970 (voire 1980). Ainsi en v a-t-il de ce roman fleuve qui parle non seulement d'une légende, de la genèse de cette légende mais aussi du démiurge qui, loin d'être mégalomane, fut un homme simple, un homme du peuple comme il se plaisait à le dire, un homme pareil à ceux qui peuplaient le Spion Kop, la tribune de supporters d'Anfield Road.

Sous l'ère de Bill Shankly, le FC Liverpool remporte le championnat de deuxième division puis celui de première division à trois reprises. Il gagne aussi la coupe d'Angleterre deux fois ainsi que la coupe de l'UEFA. Plus encore, les bases qu'il jette à Liverpool permettent à son successeur, Bob Paisley, qui fut aussi son entraîneur adjoint, d'emmener le FC Liverpool à six autres titres nationaux, trois coupes de la Ligue et, surtout, trois coupes d'Europe des clubs champions ainsi qu'une coupe de l'UEFA. Il recrute notamment Ray Clemence, Kevin Keagan, John Toschack, Steve Heighway ou encore Ray Kennedy. Il définit surtout un style de jeu basé sur le mouvement, à l'image de ce qui se faisait à l'Ajax Amsterdam, permis par une condition physique des joueurs longuement élaborée.

Véritable pavé, Rouge ou mort revient sur ces années d'entraînement, de matchs, de ferveur populaire. Inlassablement, David Peace répète : les noms des joueurs, les exercices à l'entraînement, les attitudes et les gestes de Bill Shankly. C'est une litanie de noms, de matchs, de buts, de minutes décisives, un documentaire dit comme une prière. Evidemment, le style peut rebuter ; évidemment, on se surprend parfois à sauter certains passages que l'on connaît déjà, les ayant lu trois, quatre ou cinq fois auparavant. Il n'empêche : cette prouesse littéraire a un sens. Bill Shankly et le FC Liverpool ne renoncent jamais, ils avancent encore et toujours, ils tracent leur route et écrivent, au fil des ans et au fil des pages, leur légende. La légende des Reds, portés par un stade et un public mythiques, célébrés par des chants dont le You'll never walk alone reste probablement le plus célèbre, repris aujourd'hui encore par les supporters du Borussia Dortmund quand ceux du Paris Saint-Germain ont baptisé la tribune de Boulogne, au Parc des Princes, le Kop.

Au-delà de cette liste de matchs (qui, il faut bien le dire, sont relativement mal racontés. Faute de l'auteur ou du traducteur, les phrases et les approximations qui s'y glissent (un lob n'est pas un centre) rendent, c'est bien dommage, tous ces matchs bien peu vivants), il y a aussi une réflexion sur le sport, et notamment sur le football. Sport le plus populaire au monde, le football a bien évolué depuis l'époque de Bill Shankly. Mais trois éléments, cependant, gardent une certaine modernité, éléments qui sont aussi au coeur de l'histoire personnelle de Bill Shankly. Tout d'abord, le football, en tant que sport d'équipe, peut être perçu comme une forme dynamique et minimaliste de socialisme : un pour tous et tous pour un, le collectif avant l'individu. Pour Shankly, c'est essentiel : tous les joueurs doivent participer au jeu, aucun ne doit surnager. Evidemment, le football moderne fait la part belle aux individualités qui font à elles seules la différence mais le football des années 1970 célèbre, lui, la force collective. Qui dit socialisme dit peuple, et le football est l'une des émanations de la ferveur populaire. Il faut voir, sur des films d'époque, le Kop se mouvoir : cette mer de bras, de visages et d'écharpes rouges, se précipiter au-devant du terrain sitôt que les Reds approchent du but adverse. Homme du peuple, Shankly rend régulièrement hommage, par les paroles et par les actes (en offrant, par exemple, sa cravate marquée des lettres du FC Liverpool à un supporter qui voudrait acheter la même mais ne la trouve nulle part), à ces hommes et ces femmes qui rendent le club vivant (en venant au stade supporter l'équipe et, plus pragmatiquement, en payant leur billet et, par conséquent, les joueurs). le football, simple sport ? Oui, mais qui peut représenter énormément pour des supporters qui, dans la vie civile, connaissent parfois des moments difficiles. le chômage, notamment, touche fortement le nord de l'Angleterre à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Pour Bill Shankly, aussi, le football peut représenter absolument tout. Régulièrement, la comparaison revient : le football est comme une religion. de là, tout un vocabulaire découle : foi, dévotion, ferveur, pèlerinage. Et, dans un office religieux, les officiants sont importants mais les croyants le sont plus encore. Enfin, il y a une réflexion sur le temps qui passe, ce qu'il nous enlève, ce qu'il dit aussi de la fragilité et de l'insignifiance de l'individu dans une société en mouvement. Car Bill Shankly à la retraite devient un homme qui attend un appel, celui du FC Liverpool, qui attend qu'on lui demande de venir, que l'on se souvienne de lui, pas seulement par les mots mais aussi par les actes. Il y a naturellement quelque chose de cruel ici pour Shankly, bien que, dans son rapport avec les joueurs, ce dernier ait toujours précisé qu'un jour ou l'autre, les choses se terminent et, alors, on n'a plus besoin de vous. Rouge ou mort est donc une histoire humaine, de rapports humains, une histoire d'affections réciproques et de non-dits parfois cruels.

Il y a, dans les pages de Rouge ou mort, quelque chose de relatif à l'obsession. le travail acharné de Shankly n'est possible que par l'obsession qu'il a du football. C'est ce qui lui fait écrire ses carnets de notes où l'on trouve des noms de joueurs et des jours de match. C'est ce qui lui fait négliger son épouse, Ness, et ses filles, même s'il tâche de se montrer un homme de maison impliqué (le choix de la retraite est notamment du à son attachement très fort à son épouse). C'est ce qui lui fait parler football avec des collègues entraîneurs, ce qui lui fait regarder des matchs de football au stade ou à la télévision tous les soirs, ce qui le pousse à aider ceux qui le demandent lorsqu'il est à la retraite. le football, à la vie, à la mort.

Par sa forme, sa densité, l'objet mythique auquel il s'attaque, par l'exemple d'un homme qui voit le système des valeurs de son monde radicalement changer, le roman de David Peace est comme le football des années 1970, celui du FC Liverpool, celui de Bill Shankly : total.
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