- Eh oui ! C'est des âneries, explosa Marthe. Les Soubirous, c'est des moins que rien, ils ont été foutus dehors de partout, c'est des fainéants ! Et vous allez croire ce que cette Bernadette raconte ! Bah ! tout ce qu'elle dit, ça vaut rien ! C'est une pauvresse, une ignare, c'est de la guenille !
Marie blêmit. Sans s'en douter Marthe avait touché un point très douloureux chez elle. Jamais comme en ce milieu du XIXe siècle, où l'argent régnait en maître et coulait à flots dans les poches des nantis, la pauvreté n'avait été l'objet de tant de mépris. Etre pauvre, en cette année 1858, c'était pire qu'une déchéance, c'était un vice.
- De la guenille? hurla-t-elle. Bernadette, de la guenille ! Et qu'est-ce que tu es d'autre, toi, Marthe ! Et qu'est-ce que nous sommes toutes ici d'autre que des ignares et des pauvresses. Des pauvresses enlaidies, avachies sous le poids de la misère, écrasées de travail...
Et ces mains ! vous vroyez que c'est des mains de dame, vous ! Non, Marthe ! Tu les vois, ces mains, regarde-les, regarde les tiennes ! (Elle hurla:) Toutes, regardez vos mains !
Ces mains ainsi tournées vers le ciel avaient quelque chose de terrible. C'était une géographie, une géologie vivante sur laquelle se lisaient les heures, les jours, les mois et les années passées, dès l'enfance, à lier les bottes de paille dure dans les champs sous des chaleurs étouffantes, une paille qui arrache la peau et y laisse des milliers de piqûres. S'y lisaient le gel des eaux du gave, l'hiver qui crevasse l'intérieur des paumes en de larges sillons qui ne se referment jamais. S'y lisaient les griffes des ronces qui déchirent la peau jusqu'au sang, les brûlures de la neige sous laquelle on cherche encore et encore les dernières châtaignes, le dernier fagot. S'y lisaient les travaux des champs, la terre qu'on soulève à pleines mains, les pommes de terre qu'on plante à l'automne, puis qu'on ramasse au printemps. S'y lisait le travail incessant de ces outils vivants, sensibles et meurtris.
Ces mains, c'était le paysage merveilleux et violent d'une terre qui donne, mais aussi qui prend.
Et ces mains étaient là, à nu, effrayantes dans leur masse informe, avec leurs doigts noueux et tordus, ouvertes vers le ciel.
+ Lire la suite