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Critique de CeCedille


A quoi sert un journal intime ? Souvent à sculpter sa statue, pour la suite. "Je me sers moi-même avec assez de verve..." dit la célèbre tirade. Un pied de nez à la postérité ? le diariste avoue plus ou moins son secret espoir d'être publié. Il faut souvent lire entre les lignes, et ne pas toujours croire à la fidélité du portrait.

Rien de cela avec Samuel Pepys. Ce haut fonctionnaire de l'Amirauté dans l'Angleterre du XVIIème siècle (dont le nom se prononce "pips") s'est déjà fait connaitre comme un grand serviteur de la royauté, artisan de la reconstruction de la marine britannique, ami des arts et des lettres, amateur de musique et de livres. Un des ces personnages d'origine modeste, qui, comme le capitaine Cook, s'élèvent par leur seuls mérites aux plus hautes fonctions.

Mais voici que longtemps après sa mort, en 1703, on retrouve caché parmi les livres de sa bibliothèque un étrange manuscrit, soigneusement relié en six volumes constituant son Journal. le texte en est illisible, rédigé sous forme cryptée parfaitement hermétique, à l'exception de quelques nom propres. Il faudra trois ans à un traducteur besogneux, le révérend John Smith (1819-1822), tel Champollion devant la pierre de Rosette, pour trouver la clef du code et transcrire le texte. Un peu plus de curiosité pour les livres de la bibliothèque lui aurait pourtant fait découvrir, sagement rangé sur les rayonnages voisins, des livres de tachygraphie, dont celle de Thomas Shelton utilisée pour l'écriture du journal.

La seconde surprise tient au contenu : pour évoquer ses frasques sexuelles, Pepys use, au surplus, d'un étrange sabir mélangeant diverses langues étrangères ou anciennes. Les moeurs puritaines de l'époque n'autorisaient pas une telle licence et les premières éditions de son journal furent largement expurgées. Il a fallu attendre la fin du XXe siècle (1970-1983) et les éditeurs R. Latham et W. Matthews pour avoir enfin le texte intégral du journal en 11 volumes.

La lecture du journal est une découverte. Nul effet littéraire dans le recensement minutieux et quotidien par Pepys, de ses faits et gestes, de ses humeurs, de ses bonnes fortunes. le portait se précise insensiblement au gré des jours qui passent. Jeune fonctionnaire ambitieux et méticuleux, il accompagne ceux qui vont chercher le roi Charles II en Hollande pour restaurer la monarchie après le seul épisode républicain que l'Angleterre ait connu. C'est sur le bateau que Pepys prend en sténographie les rapports et missives qu'il rédige. Il a vite oublié sa sympathie de jeunesse pour les têtes rondes même si son journal laisse transparaitre quelque admiration pour les capacités de gestionnaire de Cromwell, comparées aux négligences coupables de la nouvelle administration royale, dissipée et corrompue.

... Les affaires de la Marine toujours au même point. Pas de crédits, on ne veut plus nous vendre de marchandises, personne n'a confiance en nous. Rien à faire au bureau que d'écouter des doléances à cause du manque d'argent. Il faut attendre que le Roi en trouve, mais le Parlement y met du temps. le désordre règne. Les capitaines n'ont plus de pouvoir sur les hommes; les matelots font ce qu'il leur plaît. La plupart, au lieu de rester à bord, accourent à Londres et l'on ne peut, en toute justice, les blâmer: nous leurs devons tant d'argent et leurs familles mourront de faim si nous ne les payons pas. Tout le monde redoute l'invasion pour l'année prochaine. Pour ma part je prévois de grands malheurs et, pour parer aux mauvais jours, j'ai mis de l'argent de côté, mais sans pour cela oublier ma fidélité au Roi à tous points de vue. Mon seul chagrin est de voir que le Roi néglige les affaires et qu'il court à sa perte avec son peuple...

C'est aussi la vie à Londres au quotidien du XVIIème siècle que l'on partage, à canoter sans cesse sur la Tamise, tant les rues grasses, sales et glissantes sont incommodes. L'incendie et la peste sont décrits de manière saisissante, avec un certain fatalisme : le drame n'arrête pas les plaisirs. On est aux premières loges pour assister aux scènes de la vie domestique. Samuel est très épris de sa jeune épouse française, mais il ne peut s'empêcher de lutiner toute jolie femme de toute condition qui passe à portée, au risque de subir les scènes de féroce jalousie. Protestant, privé de la confession, c'est à son journal qu'il confie ses bonnes résolutions, qu'il ne tient jamais ! Il est assidu au théâtre comme auprès des femmes. Mais cela ne le détourne que momentanément de son travail auquel il consacre sa vie de l'aube au coeur de la nuit.

Ses description de la vie d'une administration sont passionnantes. Rien n'a vraiment changé : jalousie de bureau, mauvaises manières entre collègues, négligences des subordonnés. L'enjeu est de taille pour le représentant du Roi. Son revenu ni sa place ne sont garantis. Et nombreux sont ceux qui complotent pour s'en emparer. Car la charge est lucrative. Curieux système qui vit dans le conflit d'intérêts . Mais le service du roi doit primer.

Pepys est d'humeur joyeuse. le 25 septembre 1660, il découvre le thé, c'est la première fois qu'un écrivain anglais mentionne cette boissson. le 10 avril 1663, il goûte une certain vin français qu'il appelle "Ho Bryan" (Haut Brion) :"il a un goût excellent et très particulier qui ne ressemble à rien de ce que je connais". le 5 juin 1661, il note : "Nous somme restés là à bavarder à chanter et à boire de grandes rasades de vin de Bordeaux en mangeant de la boutargue avec du pain et du beurre jusqu'à minuit au clair de lune. Ensuite au lit à peu près saoul." le 24 avril 1661 il boit du chocolat pour soigner sa "gueule de bois". D'une manière générale il se réjouit de sa santé, de sa fortune, de sa femme, de son logement...

Pourtant sa santé le préoccupe. Il a eu, comme Montaigne la maladie de la pierre. Il célèbre, chaque année, l'anniversaire de sa lithotomie, qui sera sans doute la cause de sa stérilité. Il digère mal et n'épargne aucun de ses symptômes. On l'imagine, à lire ce qui fait habituellement ses repas. Il joue de la musique à tout propos : flageolet, basse de viole, théorbe, cistre... Il compose aussi. Samuel Pepys est un homme heureux.

S'il s'est essayé à d'autres oeuvres (une histoire de la Marine), ce fut pourtant sans succès, et même sans talent. Ce qu'il reste de Samuel Pepys, ce n'est pas l'homme public, dont L Histoire ne garde qu'une trace modeste, ce n'est pas le bibliophile, qui a pourtant légué un fonds précieux de 3000 volumes au Magdalene College de Cambridge, c'est son journal, qui lui ouvrira fort tard, et par accident, les portes de la littérature, au bénéfice de sa confondante sincérité, un peu comme celle de Montaigne (qu'il lit) et, un siècle plus tard, celle des Confessions de Rousseau, qu'il préfigure.

"Pepys, dans son journal est l'homme même, tout cru - donc très surprenant et très drôle. le paradoxe de l'excentricité, c'est quelle est le parfait naturel." écrit justement de lui Jean-Louis Curtis dans l'introduction à son" Journal".

Lien : http://diacritiques.blogspot..
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