AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Dandine


A.S. (Ante Scriptum).
Quand je ferai, pour la n.ieme fois, naufrage, je tacherai de sauver ce livre et de l'amener, sec ou detrempe, en l'ile deserte que j'essaierai d'atteindre a la nage.
Comment choisir les livres a sauver en premier? A chacun ses criteres. Moi je les choisirais d'abord bien gros, vu qu'avec ma chance je risque de rester fort longtemps abandonne a ma solitude (a moins que n'apparaisse un Vendredi de derriere un girembellier ou un latanier rouge).
Ce seront surtout des livres que je pourrai lire et relire, encore et encore, avec interet. Celui-ci, ce Mode D'emploi qui ne me servira de rien dans mon insularite, ce sera pour du plaisir pur et simple. Une masturbation cerebrale tres recommandee en longue periode de solitude (a moins que je ne decouvre un Jeudi cache dans des fougeres arborescentes).

A.S.2 (Au Secours!).
Je croyais entrer dans un immeuble parisien. Grosse erreur! Fatale! A peine franchie la porte cochere c'est la jungle! Il me faut franchir des amoncellements d'objets impenetrables a premiere vue. Enfouis dans les caves; dormant dans les combles; se dandinant (eux aussi?) dans les escaliers; se cachant derriere des portes ouvertes ou plutot fermees; franchissant des ponts-levis (j'ai des hallucinations); camoufles en armoires normandes, en bahuts d'un autre age ferres aux coins. Et chaque objet tient a etre connu et reconnu, dans ses plus infimes details, dans sa plus intime histoire, dans tous ses passages d'un maitre a un autre, dans toutes ses deformations causees par des mains malhabiles ou voulues par des esprits modernisateurs, et chacun m'assene en plus l'histoire et les devenirs de tous ceux qui l'ont manipule. Sauve qui peut! Comment franchir ce livre sans perdre la raison?

A.S.3 (Assistance Sociale).
Perec decrit les faits et gestes des habitants d'un immeuble parisien, sis au 11 rue Simon-Crubellier, pendant la journee du 23 juin 1975. Un immeuble de 5 etages, plus 2 de combles, plus 1 de mansardes. Une journee, de l'aube a 8 heures du soir. Et leurs gestes, leurs mouvements, leurs postures le long de la journee, et les objets dont ils s'entourent, et leurs facons de les arranger, de les deplacer, de les manier, de s'en servir, nous disent beaucoup plus sur eux qu'une quelconque analyse psychologique (que Perec fuit comme la peste). Je les ai sentis. Je crois les avoir compris. Comme tout lecteur qui ne saute pas les enumerations, qui ne passe pas outre les accumulations de details. Car c'est peut-etre ce qui les rend vivants, proches.

Une journee. Mais insidieusement Perec nous fait entrer dans toute leur vie anterieure, tout ce qui aboutit, sans pourtant toujours expliquer, a cette journee.
Un immeuble. Et par chacun de ses appartements, luxueux duplex ou mansardes de serviteurs, nous sommes amenes a connaitre non seulement ceux qui l'habitent en ce jour, mais aussi tous les locataires qui les ont precedes, depuis la construction du batiment fin 19e siecle. Cela fait une foule. Cela fait un monde. Un pan d'histoire, expose aux ignorants. Une civilisation, revelee aux mecreants. Qui se deploie en une multitude de details culturels, melangeant l'erudition la plus sophistiquee a la sagesse, a l'experience de vie la plus populaire; en une ribambelle de petites histoires, qui se cotoient, s'attirent et se repoussent, se provoquent, se melangent pour finir former les cent et une nuits francaises, les cent et une nuits occidentales en fait. Le puzzle du 20e siecle occidental.

Perec met beaucoup d'humour dans ses histoires. Beaucoup d'ironie, tournee parfois envers son propre vecu (comme quand les locataires de l'immeuble se demandent comment prononcer le nom d'un nouveau venu, un certain Cinoc: Sinoque? Tsinoc? Kinotch? Sinotz? Et le lecteur pense immediatement a un certain Georges, fils d'Itzik Peretz, que les passages d'un pays a un autre ont rendu Perecque). Mais aussi beaucoup de tendresse, beaucoup d'empathie envers ses personnages. En douceur il arrive a rendre les desirs, les peurs, les amours, les lubies, les obsessions de ces personnages non seulement comprehensibles, mais meme familiers. Nous en avons deja rencontre des semblables chez nos voisins, chez nos amis. Avouons-le, chez nous-memes? Perec nous a perces. Et son bienveillant regard confere aux etres et a la trivialite des choses dont ils s'entourent une densite inesperee. Presque tous ses personnages deviennent denses au fil des pages, depuis Bartlebooth, le richissime anglais qui veut depenser son argent et son temps en l'action la plus gratuite imaginable, dediant sa vie a ne laisser aucune trace, jusqu'a Smautf, son fidele valet, son gardien, son protecteur, son ami le plus cache.

A.S.4 (Avis aux Sceptiques).
La plus belle femme ne pourra etre belle aux yeux de tous. Ah! Pardon! le plus bel homme ne pourra etre beau aux yeux de toutes (il y a des moments ou je ne suis pas tres concentre).
Ce livre n'est pas concu pour provoquer un consensus. Il y aura (et il y a eu) surement des lecteurs, meme des plus reguliers, qui ne l'aimeront pas. Mais a mon avis tous sont tenus de l'essayer. Bon, tenus, tenus, disons pries, pour rester tant soit peu humble. Les 25 premieres pages (et peut-etre les 10?) suffiront pour decider si on veut defenestrer cet objet imprime ou en faire son compagnon de vie. Toutes voies legitimes. Ceux qui continueront connaitront, avec ces "romans" (oui, oui, au pluriel, comme c'est imprime dans la couverture de mon vieil exemplaire de poche), un plaisir etrange, insolite, truculent. Puissant. Le fort des halles a la Sorbonne.
Commenter  J’apprécie          8523



Ont apprécié cette critique (71)voir plus




{* *}