IMPOSSIBLE DE LEVER LE SIEGE
Les enquêtes policières vous passionnent, vous appréciez qu'elles se déroulent dans un cadre historique bien reconstitué, vous aimez quand l'histoire est éclatée entre différents personnages appelés tôt ou tard à se rencontrer ou à se confronter, vous adorerez ce roman d'
Arturo Pérez-Reverte, ce formidable émule d'
Alexandre Dumas.
Nous sommes à Cadix en 1811 et la cité espagnole est l'ultime îlot de résistance d'une Espagne occupée par les armées de Napoléon, lequel a installé sur le trône son frère Joseph, considéré comme l'usurpateur par les fidèles de Ferdinand VII et particulièrement par l'assemblée des Cortès qui continue à siéger dans la ville… assiégée.
Mais le danger extérieur qui se manifeste par un incessant duel d'artillerie n'empêche pas le port de Cadix protégé par la marine anglaise de poursuivre ses échanges commerciaux. du coup, la ville ne manque de rien et la population ne souffre que très modérément de la guerre, sinon par un afflux de réfugiés. En contrepoint de la menace française, les Cortès sont le cadre d'une intense bataille entre légitimistes et libéraux, mais aussi entre députés métropolitains et élus d'Amérique du sud qui expriment la volonté d'émancipation des colonies espagnoles, soutenus par les Anglais toujours à l'affût de la bonne affaire commerciale.
Dans cette ambiance particulière, la ville est la proie d'un tueur sadique qui s'attaque à des jeunes filles qu'il fouette sauvagement avant de les étrangler. C'est à lui qu'est confronté le commissaire Rogélio Tizon, policier sans scrupules, cynique et corrompu : « Il est fonctionnaire et sa seule idéologie s'aligne sur la hiérarchie établie … Tout pouvoir constitué a besoin de ses services et de son expérience. Aucun système ne peut tenir autrement. Il s'agit toujours d'appliquer les mêmes méthodes, quels que soit les idées ou le drapeau. » Il n'en est pas moins cultivé (il joue régulièrement aux échecs et lit
Sophocle). le tueur lui pose une énigme qui occupe bientôt toutes ses pensées.
Pérez-Reverte, formidable metteur en scène, conduit son intrigue avec beaucoup de doigté en tirant les fils dans cinq directions : outre l'enquête de Tizon, l'activité fébrile du capitaine Simon Desfosseux, maître artilleur et scientifique (il était auparavant professeur de physique à l'école d'artillerie de Metz) qui tente d'atteindre le centre de Cadix avec ses bombinettes souvent récalcitrantes. C'est d'abord un scientifique : « le fil d'acier qui l'attache au bon sens et à la vie est fait de concepts, pas de sentiments. Même devoir, patrie, camaraderie (..) ne jouent aucun rôle. Pour lui, il s'agit de poids, volumes, longueur, élévation, densité des métaux, résistance de l'air, effets de rotation (..) Tout ce qui en somme permet à Simon Desfosseux, capitaine d'artillerie de l'armée impériale de rester en marge de toute incertitude qui ne soit strictement technique. » On appréciera le savoureux dialogue entre le capitaine et le maréchal Victor (Vosgien de Lamarche) au cours duquel le premier tient tête au commandant en chef avec un franc-parler qui est finalement apprécié par le maréchal sorti du rang qui ponctue l'échange par un affectueux « foutue tête de mule ! ».
Un autre « homme de science et de livres », c'est le taxidermiste Grégorio Fumagal, un anticlérical qui s'inspire de la philosophie des Lumières pour aider les Français à mettre à bas le pouvoir despotique de Ferdinand. A l'aide de pigeons voyageurs, il donne des informations stratégiques à l'artillerie impériale. Il y a aussi Lolita Palma, femme d'affaires qui gère avec prudence et compétence le commerce maritime légué par son père sous le triple signe (« solvabilité, crédit et réputation ») et réussit dans ce monde masculin, pour ne pas dire macho, à imposer sa personnalité. Cette « tête bien faite sur des épaules que l'on dit très jolies » est toujours bonne à marier à 32 ans. Enfin, le capitaine corsaire Pepe Lobo, employé précisément par la société Palma pour traquer les navires marchands français. En dépit d'une morale un peu vacillante, il fait preuve d'un indéniable courage.
Ces cinq-là vont se croiser, se surveiller, s'affronter, voire s'aimer au cours d'un ballet bien réglés par un écrivain qui maîtrise parfaitement ce petit monde qu'il a construit sur le terreau d'une formidable documentation et d'une connaissance parfaite des ressorts politiques de l'époque. Aucun manichéisme chez ses personnages qui sont d'une grande richesse psychologique et donne un relief tout particulier à cette ville-prison devenue un échiquier « hostile, plein de cases étranges, d'angles ténébreux jusque-là inconnus ». Ajoutez-y un style très fluide et une étonnante capacité à mener de concert les destins de chacun des personnages, et vous aurez un roman épatant dont l'objectif ultime –la dénonciation de la folie des hommes (guerres, crimes)- s'impose au lecteur sans avoir à forcer le trait et au terme d'un immense plaisir de lecture.
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