Citations sur Petite philosophie du lecteur (19)
Il y a autant de mondes que point de vue possibles sur lui. (...)
L'expérience de la lecture permet d'échapper à la solitude inhérente à toute conscience. Elle nous apprend ce que cela fait d'être un autre. Chaque livre révèle un nouvel ordre du monde, non au sens où il se contenterait d'enseigner abstraitement qu'il existe d'autres perspectives, mais au sens où il nous fait entrer dans une autre manière d'être au monde. (p.62)
Un consommateur sait ce dont il a besoin et le prend dans un livre; un lecteur au contraire exige du livre qu'il dépasse ses attentes, qu'il le trouble au risque de lui déplaire. En acceptant qu'une pensée s'impose, voire résiste, la lecture devient alors ce moment précieux d'une rencontre avec l'altérité.
Aujourd'hui, ce n'est pas tant une critique acerbe et dédaigneuse que la littérature doit craindre, mais peut-être son contraire, à savoir une critique qui n'est plus qu'une grande réclame. Car la plus grande menace pour les lettres reste la parole bienveillante qui, acceptant tout, ne distingue plus rien. L'égale tolérance n'est qu'indifférence, et quand chaque livre vaut tous les autres, c'est la valeur du livre qui se perd.
Je mange du bison, j'hérite de sa force; je mange bio, je suis bio; et si je lis le dernier Goncourt, me voilà cultivé ! Cette croyance en la transsubstantiation est si puissante qu'elle peut donner lieu à d'étranges rituels où le livre n'est plus ingéré que symboliquement: un quatrième de couverture à la hâte, des fiches pour réviser les classiques, et l'heureux lecteur croit s'être incorporé les connaissances d'un grand homme.
...les lecteurs autophages sont ceux qui se nourrissent de ce qui leur ressemble. Qu'il s'agisse d'un essai ou d'un roman, le livre se doit d'être facile, familier, déjà compris avant même que d'être lu. Ne lisant que ce qu'ils sont, ils se dévorent eux-mêmes. Inévitablement, même s'il lit beaucoup, un autophage présente de la sous-nutrition; il risque des carences et dans les cas extrêmes la mort de l'esprit.
On se plonge dans la lecture comme dans un bain chaud.Notre attention se détache de la réalité environnante et dans la moiteur d'une conscience assoupie des formes se matérialisent. Ce sont des paysages, des êtres, des situations qui adviennent comme en un songe : présences tout à la fois intimes en ce qu'elles nous habitent et étrangères en ce qu'elles nous hantent.
Aujourd’hui encore on mange les livres : on s’attaque à des pavés, on les dévore d’une traite, on déguste des minces feuillets, on les rumine, lorsqu’on s’en régale ils alimentent la conversation, et si certains s’assimilent facilement, il en est d’autres qui nous pèsent ou sur lesquels on cale. S’il reste à savoir à quoi ressemble une nourriture spirituelle, déjà on pressent qu’en littérature, pour dépasser le clivage traditionnel de l’agréable et du beau, le jugement de goût littéraire peut s’inspirer de la critique gastronomique.
Lorsqu'un texte satisfait aux exigences de l'esprit, il est souvent d'un abord déroutant, voire rebutant. Ainsi le plus difficile n'est pas de rencontrer un grand texte mais d'apprendre à l'aimer, d'apprendre à l'apprécier. Le plus difficile n'est pas tant de lire un bon livre que de savoir le trouver bon.
Chaque livre fait une promesse de voyage.
Pourtant, c'est bien parce qu'il y a d'abord de l'indicible qu'il y a des écrivains. (p.72)