Ma silhouette se détachait sur une terre et un ciel enfin libres. Plus rien. Un désert de débris.
(…) Je tournais les pages, la page ; et sur cette dernière, d’un grand blanc à piéger le temps, il n’y avait plus rien d’écrit. Je fixais en grand angle cette espèce de mort et de disparition dans le dépouillement. Loin.
Loin du Bosphore et des scintillements de la mer de Marmara encore aux portes de l’Europe ; loin, après Trabizon, la mer Noire, et les ultimes âpretés des montagnes turques ; loin après Babol-Sar, ses plages molles et rases de la mer Caspienne, son hôtel blanc tchékhovien aux hautes baies ouvertes sur un ciel diaphane et gris qui étendait sur une mer tout aussi grise ses airs d’aquarelles douces et fanées ; loin après Méshed et ses mosquées iraniennes enflammées ; loin après Hérat et ses murs blancs et bleus, et ses roses afghanes rouges fleurissant en gouttes de sang sur le bas-côté de la route le long de la « djouille », ce caniveau des rues et des irrigations, cette rigole à l’air libre à travers les villages, où l’eau court au bord des maisons, des chemins, vers les champs, vers l’aridité du monde, vers le dénuement, loin, comme un retour et un murmure vers des temps plus anciens, où tout fut déjà consumé et le sera encore, plus loin, où l’occident, fatigué de ses fausses prouesses et de ses vaines querelles, ne semble plus capable que de s’évaporer avec elles, comme une éternelle armée d’Alexandre qui s’entêterait, fantomatique, au fil des siècles, à revenir s’y dissoudre. p 11 12
Passé un certain âge, ce qui nous plombe et nous empêche de réaliser quoi que ce soit, c'est la perception claire, aiguë, fusillante, lancinante, crépitante, de l'inutilité de tout. (Page 67)
la France est le seul pays du monde où l'on veut que tout aille mal dans l'égalité. Dans un maquis de lois multipliées en barbelés autour des citoyens, pour les mettre de plus en plus en infraction et a l'étroit dans une liberté qui n'en est plus une, en ce pays qui s'en déclare sans cesse pourtant le plus zèlé défenseur, autre marotte nationale, mais dans lequel, depuis soixante ans, chaque année, on est de moins en moins libre d'être libre. (Page 44)
Ça fouquettisait dur sous les tentures.
Les airs à la mode traçaient le programme de nos vies dans la nuit afghane, pendant qu'à l'autre bout de la ville on torturait jour et nuit dans les geôles de Pul-e-Charkhi, exactement comme durant la guerre à Paris la vie maintenait ses plaisirs, pendant qu'on arrachait des ongles dans les cachots de la rue Lauriston.
Dans la turne, c'est l'empire des débiles !
J'avais couru après cette solitude, celle qui nous attend tous, alors autant qu'elle soit à l'oeuvre le plus vite possible.
Le dessin du petit homme noir rongé par les rejets, les siens et ceux des autres, s'était fait dessein et destin. Joyeux triomphe de l'échec.