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EAN : 9782070107360
1472 pages
Gallimard (27/11/1972)
4.6/5   41 notes
Résumé :
Aux grands textes poétiques déjà rassemblés dans Œuvre poétique I et II viennent s'adjoindre Oiseaux, Chanté par celle qui fut là et Chant pour un équinoxe. Àla suite des deux célèbres discours de Suède (pour le Prix Nobel) et de Florence (Pour Dante) sont réunis une série d'hommages et de Témoignages littéraires et politiques dont la plupart n'avaient paru qu'en revue. Certains d'entre eux sont inédits. Tous sont peu connus et rassemblés dans ce volume pour la prem... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (4) Ajouter une critique
De nos jours, Saint-John Perse est plus célébré que lu. Une admiration qui confinait à la bigoterie (le Nouvel Obs titrait à sa mort « L'éclipse du soleil ») a cédé la place aux travaux académiques sur la langue, l'image, la métrique ou l'inspiration. Mais aussi à la critique mesquine du monument que Perse s'est élevé dans la Pléiade (un article anonyme du Point titrait en 2015 : « Pléiadisé vivant, le chef-d'oeuvre mythomane de SJP »). Or il faut lire Perse, et particulièrement Anabase.

Anabase est publiée en 1924, l'année du manifeste du surréalisme. André Breton voyait en Perse un « surréaliste à distance » mais les deux hommes ne se sont pas rencontrés. Alexis Leger, diplomate aguerri, se tenait à l'écart de toute école, et surtout d'une influence aussi invasive que celle de Breton. Je présume que Breton appréciait la provocation adolescente d'Éloges : « Un chien vivant au bout d'un croc est le meilleur appât pour le requin » « La tête de poisson ricane entre les pis du chat crevé qui gonfle, vert ou mauve ? » « Ceux qui sont vieux […] boivent des punchs couleur de pus » ; ou encore ses non-sens sonores à la Lewis Carroll : « Les gomphrènes, les ramies, l'acalyphe à fleurs vertes et ces piléas cespiteuses qui sont la barbe des vieux murs s'affolent sur les toits » (p 36, 45, 48 et 49, la pagination est celle de la Pléiade).
Anabase est le premier poème qu'Alexis Leger signe Saint-John Perse. le titre sonore est emprunté à deux Anabases antérieures, deux épopées dont le lieu est la Perse, l'Anabase de Xénophon (l'expédition des Dix Mille) et celle d'Arrien (l'épopée d'Alexandre). le poète affirme que cette proximité - Anabases, Perse - est un hasard (p 1108) ; peu importe. Il écrit entre deux longs silences. Il s'était tu pour gagner son pain après Eloges en 1911. Il se retire de la littérature après Anabase pour se consacrer au Quai d'Orsay, et ne revient à l'écriture qu'en 1940, après sa déchéance de la nationalité Française par Vichy et son exil aux Etats-Unis.

L'oeuvre est belle, nette et donne du sens. La beauté d'Anabase ne se commente pas, elle s'éprouve à la lecture. Sa netteté vient de l'éviction du sentimental, du pittoresque, du contingent. Elle expose à l'effort. le lecteur de Perse doit s'investir dans sa lecture, comme celui des poètes officiels du 20ème siècle : Valéry écrit que la poésie est « la capture et la réduction des choses difficiles à dire » (Variétés p 1500) ; Char annonce que « Certains jours il ne faut pas craindre de nommer les choses impossibles à décrire » (p 632). Perse, paraphrasant Héraclite, écrit dans Amers : « Ils m'ont appelé l'Obscur et j'habitais l'éclat » (p 283). Il s'en explique au banquet Nobel : « La poésie n'est pas souvent à l'honneur. L'obscurité qu'on lui reproche ne tient pas à sa nature propre, qui est d'éclairer, mais à la nuit même qu'elle explore, et qu'elle se doit d'explorer : celle de l'âme elle-même et du mystère où baigne l'être humain » (p 443). Beauté, netteté et don du sens. Anabase, dit Perse, « a pour objet le poème de la solitude dans l'action » (p 1108). J'y trouve deux thèmes profonds, l'enthousiasme et le désir.

Le titre même d'Anabase évoque la montée de l'esprit, le retour aux sources, la chevauchée victorieuse. Anabase est un enthousiasme, au sens originel de transport divin. C'est une utopie, une uchronie, d'où Perse a effacé toute référence mythologique, historique ou géographique pour lui donner une valeur universelle, hors du temps et du lieu. On peut deviner un récit, une progression dans le poème, mais c'est un récit sans fin, fait d'impulsions, de pauses, de retours, de nouveaux départs, la spirale d'un souffle originel, d'un tohu-bohu. Flux matériel, flux spirituel, flux du temps, on sait par Héraclite que ces flux sont synonymes et irréversibles : on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. Dans Exil, Perse fait de ce flux enthousiaste son art poétique : « Ha ! comme un gonflement de lèvres sur la naissance des grands Livres, Cette grande chose sourde par le monde et qui s'accroît soudain comme une ébriété. Cette chose errante par le monde, cette haute transe par le monde, et sur toutes grèves de ce monde, du même souffle proférée, la même vague proférant Une seule et longue phrase sans césure à jamais inintelligible… » (p 126). Les cris répétés de Solitude ! des chants IV et V d'Anabase sont encore des cris d'enthousiasme. Cent ans plus tôt, on aurait crié Liberté ! Pour ce sentiment glorieux d'indépendance, mais en 1924 le romantisme est mort depuis longtemps et la liberté dévaluée. « Solitude ! Je n'ai dit à personne d'attendre… je m'en irai par là quand je voudrai… Et l'Etranger tout habillé de ses pensées nouvelles se fait encore des partisans dans les voies du silence : son oeil est plein d'une salive, il n'y a plus en lui substance d'homme. Et la terre en ses graines ailées, comme un poète en ses propos, voyage… » (p 101). Cet enthousiasme est vital, nécessaire, et même péremptoire. le poète condamne violemment l'abandon, la délectation morose, l'acédie : « L'odeur puissante m'environne. Et le doute s'élève sur la réalité des choses. Mais si un homme tient pour agréable sa tristesse, qu'on le produise dans le jour ! et mon avis est qu'on le tue, sinon il y aura une sédition » (p 96) « Ceux-là qui en naissant n'ont pas flairé de telle braise, qu'ont-ils à faire parmi nous ? et se peut-il qu'ils aient commerce de vivants ? » (p 102).

Le désir est partout dans Anabase, dès le premier chant : « J'aviverai du sel les bouches mortes du désir ! Qui n'a, louant la soif, bu l'eau des sables dans un casque, Je lui fais peu de crédit au commerce de l'âme » (p 94). Ce désir est violent : « La terre vaste à mon désir, et qui en posera les limites ce soir ?... La violence au coeur du sage et qui en posera les limites ce soir ? » (p 96). Shlomo Elbaz affirme que le désert est le lieu du désir (les Hébreux au désert, la tentation du Christ). S'il y a un désert dans Anabase, il a aussi les mers et les fleuves, et les migrations, les villes et les foules, et dans ces foules, les hommes qui s'individualisent dans la joie des sens : « Ha ! toutes sortes d'hommes dans leurs voies et façons […] Celui qui tire son plaisir du timbre de sa voix, celui qui trouve son emploi dans la contemplation d'une pierre verte ; qui fait brûler pour son plaisir un feu d'écorce sur son toit ; qui se fait sur la terre un lit de feuilles odorantes, qui s'y couche et repose ; […] celui qui mange des beignets, des vers de palme, des framboises ; […] ou bien encore celui qui mâche d'une gomme fossile, qui porte une conque à son oreille, et celui qui épie le parfum de génie aux cassures fraîches de la pierre ; celui qui pense au corps de femme, homme libidineux » (p 112). L'érotisme est présent dans tout l'oeuvre de Perse. Dans Anabase : « Sous quelles mains pressant la vigne de nos flancs, nos corps s'emplissent d'une salive, Et dans nos corps de femmes, il y a comme un ferment de raisin noir », il peut être dalinien : « ah ! que l'acide corps de femme sait tacher une robe à l'endroit de l'aisselle ! ah ! que la langue du lézard sait cueillir les fourmis à l'endroit de l'aisselle ! » Il est réaliste dans Neiges (p 201) : « Et c'est ruée encore de filles neuves à l'An neuf, portant, sous le nylon, l'amande fraîche de leur sexe ». Il est métaphore d'Héraclite dans Amers : « O femme prise dans son cours, et qui s'écoule entre mes bras comme la nuit des sources, qui donc en moi descend le fleuve de ta faiblesse ? M'es-tu le fleuve, m'es-tu la mer ? ou bien le fleuve dans la mer ? M'es-tu la mer elle-même voyageuse, où nul, le même, se mêlant, ne s'est jamais deux fois mêlé ? ». Anabase s'achève ainsi : « Et ce n'est point qu'un homme ne soit triste, mais se levant avant le jour et se tenant avec prudence dans le commerce d'un vieil arbre, appuyé du menton à la dernière étoile, il voit au fond du ciel à jeun de grandes choses pures qui tournent au plaisir […] Et paix à ceux, s'ils vont mourir, qui n'ont point vu ce jour » (p 117).

Tout cela est interprétation. Comme un acteur interprète une pièce, ou un pianiste une sonate, le lecteur d'un poète difficile s'engage et interprète : « J'écris la moitié d'un poème et le lecteur écrit l'autre » disait Valéry (Cahiers). Dans notre siècle tenté par un retrait hostile, il faut lire celui qui écrit « Ouvre ta paume, bonheur d'être… » (Amers p 141) : il nous donne une formidable confiance dans le réel et dans la présence des autres vivants.
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A ceux qui ne la connaîtraient pas, il faut le dire d’emblée : la poésie de Saint-John Perse est tout sauf facile, et peut décourager les meilleures volontés. C’est que le poète ne cherche pas à être accessible. Son vocabulaire, très expressif, est aussi l’un des plus étendus qui soient, empruntant à la géologie, à la botanique, au droit, à la navigation, et à cent autres sciences encore… De même, le lecteur est très vite emporté par un flot d’images et de références parfois obscures, voire hermétiques - il ne doit pas se décourager : rien de tout cela n’est gratuit, et tout est toujours concret, incarné...
D’ailleurs, progressivement, un rythme s’impose, celui du verset (comme chez Claudel, comme dans la Bible) ; au fil des anaphores, véritables leitmotivs musicaux, des bribes de sens affleurent, des connexions s’établissent, des interprétations se mettent en place... A ce stade, on a le sentiment, et bientôt la certitude, que quelque chose d’essentiel se joue, quelque chose qui a trait à la place de l’homme dans le cosmos, aux liens vitaux qui le lient au vent, à la pluie, à la mer, au désert, aussi bien qu’au temps et à l’histoire : « …[la poésie], écrit le poète, embrasse au présent tout le passé et l’avenir, l’humain avec le surhumain, et tout l’espace planétaire avec l’espace universel. »
Mais ce n’est pas tout : en même temps qu’elle confronte l’homme à l’immensité, la poésie de Saint-John Perse s’attache également à parcourir son espace intérieur, cet autre infini qu’elle nomme l’« âme » : « L’obscurité qu’on lui reproche ne tient pas à sa nature propre, qui est d’éclairer, mais à la nuit même qu’elle explore, et qu’elle se doit d’explorer : celle de l’âme elle-même et du mystère où baigne l’être humain. »
Parmi la dizaine de recueils qui composent l’œuvre, j’ai particulièrement été sensible à trois d’entre eux : « Anabase », superbe évocation du désert de Gobi, « Exil », écrit en 1942, au moment où le poète, refusant les avances de De Gaulle, s’installe aux Etats-Unis et « Oiseaux », inspiré par les tableaux de Braque.

En plus de la poésie complète de Saint-John Perse, ce volume de la Pléiade, conçu sous la direction de l’auteur, lui-même, est composé de discours, d’études (en particulier celles de Claudel et de Jouve, magnifiques) et surtout de lettres. Or, l’on sait maintenant que cette correspondance a été largement modifiée, réécrite, voire inventée, en vue d’édifier un monument à la gloire du poète ; celui-ci « a décidé de l'architecture de l'ouvrage, conçu une biographie, mis sur pied l'appareil critique ; il a également retouché ou imaginé une partie de sa correspondance, organisé la bibliographie et la table des matières. Il a même choisi son masque sculpté par un artiste hongrois pour la couverture du volume. » explique ainsi Renée Ventresque*, qui a consacré tout un livre à l’histoire de cet ouvrage. Un exemple sans doute unique de supercherie littéraire ! A lire donc comme la dernière œuvre de Saint-John Perse...

*(La « Pléiade » de Saint-John Perse : la Poésie contre l'Histoire / Renée Ventresque. - Paris : Classiques Garnier, 2011. - 442 p.)
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Qui est Saint-John Perse ? Mis à part un diplomate et haut fonctionnaire de la troisième République connu sous le nom d'Alexis Saint-Léger Léger.

Tout simplement le plus grand poète français du 20ème siècle. Prix Nobel en 1960 faisant foi (quoi que l'on pense de l'Académie de Stockholm...)

Allons à l'essentiel :

Le volume de la Pléiade, entièrement supervisé par l'auteur, contient plus de 60 ans de poésie, qui ont pris place dans une existence qui fut longue : 1887-1975.

C'est une poésie souvent épique, sans pour autant exclure des accents intimistes. Saint John Perse célèbre les grandes forces et les grands flux universels, ainsi que les éléments naturels: place aux mers, vents, neiges, sables, pluies. Les grandes civilisations, les peuples, le passé de l'humanité, ainsi que sa modernité sont convoqués dans de grandioses symphonies verbales, où les incantations et les aspects liturgiques sont fréquents.

Une lecture souvent difficile (grandes technicité du vocabulaire) mais une langue et une parole toujours fascinantes par leur puissance évocatrice et leurs images énigmatiques, à dimension quasi ésotérique.

La critique distingue habituellement quatre cycles dans l'oeuvre :

1) le cycle antillais : c'est la description et la célébration du paradis perdu de l'enfance en Guadeloupe. ("Images à Crusoé," "Eloges")

2) le cycle asiatique : c'est l'âge mûr. Celui de la conquête, de l'affirmation de soi et la découverte du monde. Ici la poésie se fait voyage et célébration de l'ailleurs. Nous foulons les sables d'Asie centrale à la découvertes des grandes civilisations du passé. ("La gloire des rois", "Anabase")

3) le cycle américain : l'apothéose de l'oeuvre, là où le souffle épique devient le plus puissant. le poète célèbre la force des vents américains accompagnant son voyage spirituel, ainsi que les mers, puissance de vie et d'action, et origine de l'humanité. Mais il y a aussi l'exaltation de la solitude essentielle originelle de l'artiste. ("Exil", "Vents", "Amers")

4) le cycle provençal : c'est la vieillesse et le retour à une poésie plus intimiste. le ton se fait moins épique, et la poésie célèbre essentiellement la terre et les puissances telluriques. Et c'est aussi dans cette dernière partie de l'oeuvre que la transcendance et la mysticité se font le plus nettement sentir.
("Chronique", "Chant pour un équinoxe", "Chanté par celle qui fut là", "Nocturne", "Sécheresse")

Difficile mais incontournable pour qui veut lire de la très grande poésie !
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Un jour, dans une librairie de livres usagés à Montréal, j'ai ouvert Amers par hasard et j'ai commencé à lire: Et vous mers, qui lisiez dans de plus vastes songes, nous laisserez-vous au rostre de la ville parmi la pierre publique et les pampres de bronze.
Je suis tombé en amour avec l'ample pulsation de la période de Saint-John Perse, avec ces sonorités qui reviennent avec les images nébuleuses et cette sensation d'histoire ou d'historicité qui nimbe les pages sans que les repères soient suffisamment marquer pour y placer le nom d'un homme ou un lieu avec certitude. J'ai cherché beaucoup de mots dans le dictionnaire, mais jamais je ne me suis découragé de lire cet auteur qui me transporte dans un univers mystérieux. Je le place à l'égal de Baudelaire, dans mon panthéon personnel, un peu plus haut même!
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Citations et extraits (38) Voir plus Ajouter une citation
Chant pour un équinoxe

L'autre soir, il tonnait, et sur la terre aux tombes j'écoutais retentir
cette réponse à l'homme, qui fut brève, et ne fut que fracas.

Amie, l'averse du ciel fut avec nous, la nuit de Dieu fut notre intempérie,
et l'amour, en tous lieux, remontait vers ses sources.

Je sais, j'ai vu : la vie remonte vers ses sources, la foudre ramasse ses outils dans les carrières désertées,
le pollen jaune des pins s'assemble aux angles des terrasses,

et la semence de Dieu s'en va rejoindre en mer les nappes mauves du plancton.
Dieu l'épars nous rejoint dans la diversité.


Sire, Maître du vol, voyez qu'il neige, et le ciel est sans heurt, la terre franche de tout bât :
terre de Seth et de Saül, de Che Houang-ti et de Cheops.

La voix des hommes est dans les hommes, la voix du bronze dans le bronze, et quelque part au monde
où le ciel fut sans voix et le siècle n'eut garde,

un enfant naît au monde dont on ne sait la race ni le rang,
et le génie frappe à coup sûr aux lobes d'un front pur.

Ô Terre, notre Mère, n'ayez souci de cette engeance : le siècle est prompt, le siècle est foule, et la vie va son cours.
Un chant se lève en nous qui n'a connu sa source et qui n'aura d'estuaire dans la mort :

équinoxe d'une heure entre la Terre et l'homme.
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Eloges II

J'ai aimé ce cheval - qui était-ce ? - il m'a bien regardé en face sous ses mèches.
Les trous vivants de ses narines étaient deux choses belles à voir - avec ce trou vivant qui gonfle au-dessus de chaque œil.
Quand il a couru, il suait : c'est briller ! - et j'ai pressé des lunes à ses flancs sous mes genoux d'enfant...
j'ai aimé un cheval - qui était-ce ? - et parfois (car une bête sait mieux quelles forces nous vantent)
il levait à ses dieux une tête d'airain : soufflante, sillonnée d'une pétiole de veines. (p. 34)
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Nocturne

Les voici mûrs, ces fruits d'un ombrageux destin. De notre songe issus, de notre sang nourris, et qui hantaient la pourpre de nos nuits, ils sont les fruits du long souci, ils sont les fruits du long désir, ils furent nos plus secrets complices et, souvent proches de l'aveu, nous tiraient à leurs fins hors de l'abîme de nos nuits ... Au feu du jour toute faveur ! Les voici mûrs et sous la pourpre, ces fruits d'un impérieux destin. Nous n'y trouvons point notre gré.

Soleil de l'être, trahison ! Où fut la fraude, où fut l'offense ? où fut la faute et fut la tare, et l'erreur quelle est-elle ? Reprendrons-nous le thème à sa naissance ? Revivrons-nous la fièvre et le tourment ?... Majesté de la rose, nous ne sommes point de tes fervents : à plus amer va notre sang, à plus sévère vont nos soins, nos routes sont peu sûres, et la nuit est profonde où s'arrachent nos dieux. Roses canines et ronces noires peuplent pour nous les rives du naufrage.

Les voici mûrissant, ces fruits d'une autre rive. "Soleil de l'être, couvre-moi !" —parole du transfuge. Et ceux qui l'auront vu passer diront : qui fut cet homme, et quelle, sa demeure ? Allait-il seul au feu du jour montrer la pourpre de ses nuits ?... Soleil de l'être, Prince et Maître ! Nos oeuvres sont éparses, nos tâches sans honneur et nos blés sans moisson : la lieuse de gerbes attend au bas du soir. —Les voici teints de notre sang, ces fruits d'un orageux destin.

À son pas de lieuse de gerbes s'en va la vie sans haine ni rançon.

(1972)
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BERCEUSE

Première-Née — temps de l'oriole,
Première-Née — le mil en fleurs,
Et tant de flûtes aux cuisines...
Mais le chagrin au cœur des Grands
Qui n'ont que filles à leur arc.

S'assembleront les gens de guerre,
Et tant de sciences aux terrasses...
Première-Née, chagrin du peuple,
Les dieux murmurent aux citernes,
Se taisent les femmes aux cuisines.

Gênait les prêtres et leurs filles,
Gênait les gens de chancellerie
Et les calculs de l'astronome :
" Dérangerez-vous l'ordre et le rang ? "
Telle est l'erreur à corriger.

Du lait de Reine tôt sevrée,
Au lait d'euphorbe tôt vouée,
Ne ferez plus la moue des Grands
Sur le miel et sur le mil,
Sur la sébile des vivants...

L'ânier pleurait sous les lambris,
Oriole en main, cigale en l'autre :
" Mes jolies cages, mes jolies cages,
Et l'eau de neige de mes outres,
Ah! pour qui donc, fille des Grands ? "

Fut embaumée, fut lavée d'or,
Mise au tombeau dans les pierres noires :
En lieu d'agaves, de beau temps,
Avec ses cages à grillons
Et le soleil d'ennui des Rois.

S'en fut l'ânier, s'en vint le Roi!
" Qu'on peigne la chambre d'un ton vif
Et la fleur mâle au front des Reines... "
J'ai fait ce rêve, dit l'oriole,
D'un cent de reines en bas âge.

Pleurez, l'ânier, chantez l'oriole,
Les filles closes dans les jarres
Comme cigales dans le miel,
Les flûtes mortes aux cuisines
Et tant de sciences aux terrasses.
*
N'avait qu'un songe et qu'un chevreau
— Fille et chevreau de même lait —
N'avait l'amour que d'une Vieille.
Ses caleçons d'or furent au Clergé,
Ses guimpes blanches à la Vieille...

Très vieille femme de balcon
Sur sa berceuse de rotin,
Et qui mourra de grand beau temps
Dans le faubourg d'argile verte...
" Chantez, ô Rois, les fils à naître! "

Aux salles blanches comme semoule
Le Scribe range ses pains de terre.
L'ordre reprend dans les grands Livres.
Pour l'oriole et le chevreau,
Voyez le Maître des cuisines.

p.83-84
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Neiges
I

Et puis vinrent les neiges, les premières neiges de l'absence, sur les grands lés tissés du songe et du réel ; et toute peine remise aux hommes de mémoire, il y eut une fraîcheur de linges à nos tempes. Et ce fut au matin sous le sel gris de l'aube, un peu avant la sixième heure, comme en un havre de fortune, un lieu de grâce et de merci où licencier l'essaim des grandes odes du silence.

Et toute la nuit, à notre insu, sous ce haut fait de plume, portant très haut vestige et charge d'âmes, les hautes villes de pierre ponce forées d'insectes lumineux n'avaient cessé de croître et d'exceller, dans l'oubli de leur poids. Et ceux-là seuls en surent quelque chose, dont la mémoire est incertaine et le récit est aberrant. La part que pris l'esprit à ces choses insignes, nous l'ignorons.

Nul n'a surpris, nul n'a connu, au plus haut front de pierre, le premier affleurement de cette heure soyeuse, le premier attouchement de cette chose fragile et très futile, comme un frôlement de cils. Sur les revêtements de bronze et sur les élancements d'acier chromé, sur les moellons de sourde porcelaine et sur les tuiles de gros verre, sur la fusée de marbre noir et sur l'éperon de métal blanc, nul n'a surpris, nul n'a terni

cette buée d'un souffle à sa naissance, comme la première transe d'une lame mise à nu… Il neigeait, et voici, nous en dirons merveilles : l'aube muette dans sa plume, comme une grande chouette fabuleuse en proie aux souffles de l'esprit, enflait son corps de dahlia blanc. Et de tous côtés il nous était prodige et fête. Et le salut soit sur la face des terrasses, où l'Architecte, l'autre été, nous a montré des œufs d'engoulevent !

p.157
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