PAR L'AMOUR D'UNE ROSE ET D'UN ROMARIN.
Certains textes, qu'ils soient courts ou qu'ils soient longs, parviennent de temps à autre à laisser le lecteur pantois, béat d'admiration et d'émotion, exsangue. Tout juste en a-t-on achevé la dernière page, les dernières lignes, les ultimes mots qu'on a de suite envie de les reprendre, autant parce qu'ils vous ont plu, qu'ils vous ont embarqué vers d'autres rivages jusqu'alors méconnus, étranges, indociles - admirateur de Pessoa, on peine à s'abstenir d'une "intranquilité", tant on peut trouver d'équivalence entre l'attachement du portugais pour Lisbonne et de Perutz pour Prague, même si ce ne fut, finalement, que la ville de son enfance et de ses souvenirs -. On referme ce bref et dense ouvrage en se demandant, diable ! comment il est possible de composer un tel morceau de littérature, de rêve et d'humanité tout à la fois. On songe aussi, plus ou moins, à s'arracher les cheveux tant la tâche semble ardue, pour ne pas dire impossible, de tout en dire sans trop en révéler, de bien en dire, sans trop en oublier. Il est cependant temps de se lancer, et on nous pardonnera si c'est bien imparfait. Car voilà le type même d'oeuvre "irrésumable", ô! combien complexe sous des atours presque anecdotiques, qui emmène très loin sur les terres de l'imaginaire et du sens. Tâchons de ne pas trop mal faire :
La nuit sous le pont de pierre est donc un roman relativement bref (deux-cent quarante-sept pages en édition poche), composé d'une suite de récits - la dénomination "nouvelle", bien que souvent employée pour ces "chapitres" qui peinent tout autant à en être d'un point de vue des règles romanesques classiques, nous semble relever de l'erreur syntaxique ou de la trompeuse facilité contextuelle. Nous essaierons de voir plus loin pourquoi -, quatorze textes tous titrés pour être précis et suivis d'un épilogue censé nous donner la clé de l'ensemble. Celui-ci porte pourtant en lui presque autant de questions que de réponses à cet intrigant jeu de piste dans lequel le romancier de langue allemande Léo Perutz revient abondamment, avec un amour profond, beaucoup de tendresse, son lot d'humour décalé et un imaginaire débridé à ses propres racines pragoises et juives.
Dès le premier récit, nous voila plongé en plein cœur de cette cité juive de Prague (aujourd'hui presque totalement reconstruite, mais l'auteur pu la découvrir, enfant, avant sa destruction pour cause d'insalubrité notoire). Nous sommes avalés des les premières lignes par ce XVIIème siècle baroque, sous la domination excentrique de l'empereur des Romains et Roi de Hongrie et de Bohème, Rodolphe II. Mais Perutz nous accompagne d'abord auprès de ce petit peuple des juifs de la capitale, plus précisément à la rencontre de deux bateleurs traînant tout autant leurs traditions séculaires, leur art de vivre et de penser, leur foi, leur musique que leur récurrente misère vagabonde. Voilà donc les grandiloquents, drolatiques et désappointant Koppel-Bär et Jäckele-Narr qui, se promenant aux abords du cimetière, se lamentent de la perte de ceux qu'ils ont connus - tout particulièrement une jeune fille innocente et délicieuse, fille d'un artisan - des suites de cette horreur que fut la peste. Nos deux compères finissent par pénétrer dans "le jardin des morts" (Perutz, à la manière de ce vocable parfois ampoulé de l'époque, aime à imager, par petites touches discrètes, les mots les plus simples et crus), à la recherche - il faut bien vivre - de quelque piécette déposée là qui par une veuve qui par un père qui par un ami, en témoignage d'amitié et d'amour. Mais surtout, parce que le grand Rabbin leur a confié une mission terrible et sacrée. Or, on ne dérange pas impunément les morts ! C'est ainsi qu'ils vont voir Fleurette, la jeune demoiselle qu'ils appréciaient, nimbée de lumière et servant de lien entre les hommes et le prince des ténèbres, eux-mêmes, les artistes, étant les intercesseurs pour le monde des vivants. Ils vont lui poser la question pour laquelle ils sont venus déranger le repos éternel des chers disparus : connaitre la raison véritable de cette malédiction qui emporte le peuple élu de Dieu.
En quelques pages, tout ou presque est posé de ce qui fait l'essence même de ce roman si particulier et envoûtant : une ambiance, se situant entre le roman historique (Perutz était féru d'histoire), une certaine bouffonnerie douce et folle à la fois, le conte fantastique parfois gothique et la fable ésotérique ; des lieux : la cité juive qui était alors sise au pied des murs du château de Prague, le château, la rivière Vltava et son fameux pont de pierre ; des personnages : ces deux musiciens itinérants, le fameux Grand Rabbin Leow, celui-là même auquel l'histoire attribue la naissance du Golem, la belle Esther qui ne sera d'ailleurs jamais réellement incarnée, son époux l'usurier Mordechaï Meisl, l'un des représentants les plus célèbres de la communauté juive de l'époque, le plus riche indéniablement, qui fit rénover intégralement ce quartier déjà très largement insalubre et labyrinthique en ces temps lointains. Rodolphe II n'est encore qu'à peine évoqué mais on sent déjà un peu son ombre tutélaire planer au dessus de la ville.
Au fil des histoires, on va croiser une foule de personnages, des puissants et des gens de rien, tous guettés par la mort, par la folie ou la déréliction. La nouvelle Un Pichet d'eau-de-vie montre ainsi à nouveau nos deux musiciens pauvres, se disputant le pichet eau-de-vie que l'un des deux a dérobé lors d'une cérémonie. Ils sont à nouveau dans le cimetière, le jour où les fantômes des morts de l'année passée viennent appeler les morts de l'année à venir. Après toute une litanie de disparus dont les deux compères commentent les faits et gestes passés, Jäckele-Narr entend son nom ! Ainsi, la légende, les traditions et le rêve se mêlent à l'histoire contée tout aussi bien qu'à l'histoire telle qu'elle fut en un basculement permanent de la réalité. Pareillement, lorsque l'empereur succombe à la beauté d'Esther, l'épouse du riche usurier Meisl, le rabbin Loew use d'un charme pour que les amoureux ne puisse se rencontrent qu'en rêve. Cet amour traverse d'ailleurs tout le roman, il en est l'une des clés essentielles à défaut d'en être la seule. Il conte l'union impossible entre deux cultures, entre deux classes sociales inconciliables, dans une union pourtant radieuse, magique, purement onirique et puissamment transcendante que symbolisent la rose (attribuée à Rodolphe) et le romarin (qui représente Esther) enlacés, la nuit, sous le Pont de Pierre (cette "nouvelle" titre du roman est positionné à l'exact mitan de l'ouvrage, puisqu'elle en est la septième), ce symbole de Prague, en une histoire d'amour finalement tragique puisqu'elle condamne Esther à la mort : C'est elle qui a accompli le "péché de Moab", un adultère se positionnant au-dessus des règles et des lois, du mariage et de la tradition, au-dessus de la vie dans une certaine mesure, bien qu'il n'ait physiquement consisté qu'en deux brefs regards au court d'un bref instant... Mais des rêves, des rêves, des rêves, d'une inquiétante beauté magique.
On va encore croiser tout un peuple d'artisans, juifs ou chrétiens, de serviteurs zélés de l'empereur prenant leur mission parfois tant à cœur qu'on en finit par se demander s'ils ne dirigent pas réellement ce monarque perdu dans ses désirs, dans sa folie douce-amère de possessions artistiques ou de découverte alchimique, tel cet intrigant le valet de chambre de l'empereur, Philippe Lang. On y retrouve le grand astronome Johannes Kepler - dans l'ombre posthume de Tycho Brahé -, qui, parce que sa femme est malade et que lui-même a faim, va devoir produire des thèmes astraux dont il réfute pourtant tout sérieux scientifique. On rencontre ce grand personnage historique, incontournable pour qui visite Prague, l'archiduc guerrier Albrecht de Wallenstein, mais aussi l'alchimiste Jacobus van Delle et son ami Brouza, le fou, tous deux à la recherche de cette fameuse pierre philosophale pour laquelle Rodolphe, ce roi excentrique, dépensier et démesuré, dilapidera le trésor impérial presque autant que pour la constitution de sa fameuse "Kunstkammer" (un cabinet de curiosité relevant du musée privé) connue jusqu'à ce jour par ses catalogues complets. On y croise enfin cet ange, implacable et bouleversant, qui, se souvenant d'une femme disparue à l'aube du monde, laisse perler des larmes. Des larmes d'hommes...
Peu à peu, le lecteur se sent pris au piège de ce roman dédaléen dont on voit bien qu'il est constitué d'un vaste puzzle, mais qui vous entourloupe sans cesse, qui vous embarque sur tel rivage tandis que vous aviez la sensation d'en approcher un autre. Ainsi l'ordre chronologique n'est-il jamais respecté, idem pour tâcher d'y trouver une impossible succession dans les aventures des personnages rémanents. Pourtant, on se laisse prendre à la contemplation active de cette galerie de portraits, d'histoires inspirée de faits réels ou parfaitement inventés, les uns comblant les autres et inversement ! Bien sûr, il y a quelque chose là-dedans de ce "réalisme magique" dont on qualifiera l'oeuvre à venir du grand écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez. Sans hésitation pourra-t-on aussi songer à l'oeuvre d'un Jorge Luis Borges qui ne cachait d'ailleurs pas son admiration sans borne pour l'autrichien. Bien évidemment, il n'échappera pas au lecteur attentif que Léo Perutz se joue de nous et de la réalité comme purent le faire par la suite un Raymond Queneau, un Italo Calvino ou un Georges Perec. A y bien réfléchir, Léo Perutz n'est d'ailleurs pas si éloigné que cela de plusieurs règles développées un peu plus tard par l'OULIPO. Bien évidemment, La nuit sous le pont de pierre n'est pas un texte oulipien à proprement parler. Ce serait idiot de l'exprimer ainsi et parfaitement anachronique. Cependant, bien des points communs renvoient à ce mouvement littéraire. Ainsi, Perutz avait une formation de mathématicien (spécialisé en calcul des probabilités !) : nombre d'oulipiens ne cachent pas leur fascination pour la matière. L'oulipien Jacques Roubaud n'est-il d'ailleurs pas poète & mathématicien ? le roman présente par ailleurs une succession d'énigmes dans lesquelles sont distillées les indices d'un genre de méta-énigme : c'est encore incroyablement oulipien comme manière de pratiquer. On a par ailleurs le portrait en creux (et très amoureux) d'une ville, de sa vie trépidante procédant par étages, où l'on passe d'un lieu (quartier, maison, palais, pièce d'habitation, échoppe, etc) à un autre sans logique apparente mais pas sans lien. L'un des plus grands romans de l'Oulipo ne fonctionne-t-il pas sur ce modèle : La Vie mode d'emploi de Georges Pérec ? Enfin, ce grand oeuvre - comme on l'exprime en alchimie - procède d'une intention délibérée de l'auteur de suivre un cheminement narratif parfaitement inconnu et grandement novateur en matière romanesque.
Il y a du puzzle dans ce texte. Il y a ainsi toute une série de contraintes que Perutz semble s'être imposé à lui-même dans la composition - son grand oeuvre comme on l'exprimerait en alchimie - de cet ouvrage tout à la fois sombre et lumineux. Il y a encore cette manière si particulière, "évitante", de procéder pour raconter cette histoire belle comme un matin de printemps, la rencontre entre ce Romarin et cette Rose, plus forte que la vie, qui naît d'un simple regard et meurt chimériquement au-delà de l'existence, qui est pourtant à la fois ancrée en elle et bien au-dessus.
Par ailleurs, Perutz, qui ne mésestimait pas l'humour, fut-il grinçant ou même noir, semble ainsi agir avec son lecteur comme dans la parabole du sage et du fou : il met en avant, montre du doigt, toute une théorie de personnages, de détails, d'historiettes plus ou moins importants - le doigt du sage - que lecteur, un peu fou, découvre, admire, fasciné, tandis que c'est pourtant une toute autre lune qu'il essaie de nous montrer (il faut admettre que l'auteur fait tout, avec génie, pour qu'on ne regarde pas tellement plus loin que ce qui explose sous notre regard immédiat, nous perdant à l'intérieur d'une foule de détails rocambolesques au sein desquels il en répand quelques autres sans rapport immédiat, à la manière d'un petit Poucet génésiaque...). Pourtant, de page en page, il ne cesse de nous dire que l'amour est le plus puissant, le plus incroyable, le plus magique - au sens fort - des sentiments. Il ne cesse de nous faire entendre que seuls l'art et les artistes sont en mesure d'intercéder entre rêve et réalité, entre monde du dessus et monde du dessous, entre matérialisme et spiritualité, que la musique est un puissant médium, le plus puissant peut-être, entre imaginaire et vérité sensible. Il nous rappelle sans cesse - et dès la première histoire - que la mort rôde où que l'on se tourne et l'on ne saurait d'ailleurs oublier qu'il vient de là, ce grand écrivain, de ce petit monde des juifs d'Europe centrale qui ont payé un si lourd tribu à la mort abjecte et industrielle, qu'il rappelle ainsi la grande menace de la persécution, de l'antisémitisme. Comme l'oublier puisque les pires craintes se sont réalisées, ce texte ayant été écrit après la Shoah. Le titre de la première nouvelle en devient d'ailleurs hautement symbolique : La Peste dans la cité juive...
Il y a encore la déclaration d'amour incroyable d'un auteur au crépuscule de sa vie à cette ville immémoriale, qui plonge au plus profond de ses souvenirs adolescents pour nous la dépeindre. Voici ce qu'il en exprime, dans son épilogue : « Vers le début du siècle, alors que j'avais quinze ans et que je fréquentais le lycée, je vis la cité juive de Prague pour la dernière fois. Bien sûr, elle ne portait plus ce nom depuis longtemps : on l'appelait Josephstadt. Et elle reste dans mon souvenir telle que je la vis alors : de vieilles maisons blotties les unes contre les autres, des maisons au dernier stade de délabrement, avec des sailles et des ajouts qui encombraient les ruelles étroites, venelles tortueuses dans le dédale desquelles il m'arrivait de me perdre sans espoir lorsque je n'y prenais pas garde. Des passages obscures, des cours sombres, des brèches dans les murs, des voûtes, telles des cavernes où des brocanteurs vendaient leur marchandise, des puits et des citernes dont l'eau était contaminée par la maladie pragoise, le typhus - et dans les moindres recoins, à tous les carrefours, un tripot où se retrouvait la pègre de Prague. Oui je connaissais bien la vieille cité juive... »
Mais surtout - et pour le coup, on en revient strictement au pur génie, à la "patte", à l'originalité démiurgique de Leo Perutz - il y a une grâce infinie, une poésie certes qualifiable de baroque dans cette oeuvre (il ne serait sans doute pas vain de chercher aussi du côté de ce que fut, artistiquement, le mouvement baroque ainsi que la fameuse contre-réforme qu'il l'accompagne. Là aussi, en choisissant obstinément cette période, Perutz nous en dit beaucoup, l'air de rien. Sans oublier l'omniprésence du judaïsme et de la kabbale, bien entendu, et qui pose mille autres questions, renvoie à mille autres pistes), avec cette succession de noms de lieux inconnaissables, ces généalogies improbables qui font soudainement penser à quelque présentation inouïe de personnages tirés d'un roman de J.R.R. Tolkien ainsi que le suggère très judicieusement Jean-Philippe Depotte ; il y a encore ces phrases courtes, successives, presque sèches auxquelles va soudainement en succéder une plus ample, et belle, et ensorcelante, une de ces phrases se faisant tour à tour douce et poétique, sombre et violente. Une poésie du style, du verbe, de l'image infiniment puissante, insinuante (rien de tape à l’œil dans tout cela, malgré les innombrables fausses pistes en la matière) dont le but ultime est de servir, avec cette immense tendresse (qui se fait parfois terriblement mordante) que l'on retrouve de texte en texte, cette humanité grandement imparfaite mais tellement émouvante, pour ces personnages toujours plus ou moins hors du commun et pourtant tellement proches dans leur exotisme. Il y a quelque chose en tout cela qui vous rend immédiatement proche et connaissable ce petit monde pourtant si lointain, dans l'espace et le temps, induisant subtilement de cette nostalgie des âges perdus.
Cet art, Leo Perutz le dominait à la perfection en cette année 1953 et pour son ultime chef-d'oeuvre (Le Judas de Léonard est postérieur mais posthume), c'est un présent d'essence quasiment divine qu'il laisse derrière lui en témoignage de son humanité profonde. Une lecture qui vous gagne, lentement, prodigieusement, comme l'écoulement d'une large et profonde rivière - la pragoise rivière Vltava ? -, mais qui ne vous lâche plus jamais une fois que vous y avez goûté.
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