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Critique de Malaura


Le Baron Yosh a-t-il vraiment poussé Eugène Bischoff au suicide comme certains semblent le penser ? Ou bien, comme le soutient l'ingénieur Solgrub, le célèbre acteur a-t-il succombé aux forces obscures d'un monstre maléfique qui accule depuis des siècles les hommes à la mort en traversant l'espace et le temps?...

Une après-midi musicale réunissant autour de Bischoff, Dina, son épouse, Félix le frère de celle-ci, l'ingénieur Solgrub, le docteur Gorsky et le baron Yosh.
Tous se sont donné le mot pour cacher à Bischoff la faillite de la banque qui gérait l'intégralité de ses avoirs, le réduisant aussi par voie de conséquences, à la ruine. Tous tentent également de lui dissimuler que sa carrière est sur le déclin.
En début de soirée, Bischoff s'isole dans son pavillon au fond du jardin. Deux coups de feu retentissent. le corps de l'acteur est au sol. le revolver encore fumant dans sa main ne fait place à aucun doute. Bischoff s'est suicidé.

Dans un récit rédigé plusieurs années après les faits, le Baron Yosh, capitaine de cavalerie dans l'armée austro-hongroise, décrit les événements de l'automne 1909 tel qu'il pense les avoir vécus à l'époque, racontant ce qui conduisit l'ingénieur Solgrub, le docteur Gorski et lui-même à partir en quête d'un être mystérieux capable de pousser au suicide ceux que le destin mettait sur sa route…

Mais quel crédit accorder à ses propos lorsqu'on sait que Yosh n'a jamais accepté le mariage de Bischoff avec Dina, la femme qui a été sa maîtresse quelques années auparavant, la femme qu'il n'a jamais cessé d'aimer et pour laquelle il ressent toujours la brûlante douleur de l'amour trahi ?
Que penser des opinions de ses proches le décrivant comme un homme dur, intransigeant, « manquant d'égards jusqu'à en devenir brutal », une « superbe canaille » assurément « capable d'un meurtre » ?
Et comment se fait-il que sa pipe ait été retrouvée sur les lieux du suicide ?
Le baron n'aurait-t-il pas, par vengeance et jalousie, divulguer les mauvaises nouvelles au comédien, sachant pertinemment quelles fâcheuses et dramatiques conséquences elles auraient chez l'acteur aux nerfs déjà fragiles ?

Et pourtant…pourtant d'autres événements peuvent étayer une autre conception de l'affaire.
Ainsi, les cas de plusieurs suicides inexplicables commis dans des circonstances similaires à celles de la mort de Bischoff et qui prêtent à infirmer les accusations portées contre le baron Yosh.
Dans son récit, ce dernier s'emploie à raconter la chasse aventureuse que l'ingénieur Solgrub, le docteur Gorski et lui-même entreprirent, à la «poursuite d'un ennemi invisible qui n'était pas fait de chair et de sang, mais qui était un effrayant revenant des temps passés »…
Une histoire fantasmagorique qui va les mener sur la piste du « Maître du jugement dernier », un peintre De La Renaissance italienne, surnommé ainsi à cause de ses représentations hallucinées, saisissantes de réalité, des scènes de sentences divines.
Une histoire tragique également, puisqu'elle va couter la vie à l'ingénieur Solgrub, et, en leur faisant franchir la porte du temps, va les projeter dans ces lieux désolés où l'homme, en proie aux visions terrifiantes de sa propre inhumanité, en vient à ne plus supporter les marasmes de sa culpabilité et se soumet alors au jugement suprême de la justice divine…

Alors…fantastique funèbre ou affabulation d'un homme en plein déni ? Il se pourrait bien que vous en perdiez la tête !
Car tout le long de cette intrigue retorse et machiavélique, l'auteur autrichien Leo Perutz (1882-1957) s'ingénie à nous égarer, nous encourageant à emprunter une voie de l'esprit pour nous en détourner brusquement dans les toutes dernières pages dans un audacieux mais démoniaque final qui va annihiler toutes les réponses et tous les signes recueillis.
Le récit est bâti sur la récolte des indices qui innocenteront le baron Yosh ; l'incursion dans le fantastique sert ainsi à nous conforter dans l'opinion de son innocence et ce, malgré le caractère antipathique qu'il tend à revêtir.
Et quand, après avoir suivi aveuglément toutes les pistes réelles, irréelles, vraisemblables ou improbables, l'on peut enfin croire à l'entière et totale sincérité du baron, l'échafaudage construit au fil du récit s'écroule comme un vulgaire château de cartes et il ne nous reste plus qu'à revoir les choses à la lumière des nouveaux éléments…
Ce diable de Perutz nous mène par le bout du nez et fait tout pour tantôt corroborer, tantôt invalider la thèse de l'existence du monstre.

Borges disait qu'il était un écrivain génial.
Il est vrai qu'avec ce récit paru en 1923, l'auteur autrichien, en maître de la manipulation, réussit parfaitement à nous troubler dans un enchaînement démoniaque des faits. Balloté entre réel et fantastique, l'on ressort du roman, égaré, mystifié, confus, mais avec le sentiment que, quelles que soient les versions évoquées, réelles ou imaginaires, tous « nous portons en nous un ennemi terrible dont nous ne soupçonnons pas l'existence. Il ne bouge pas, il dort, il semble mort en nous. Oh, malheur quand il se réveille à la vie ! ». Car c'est le Maître du jugement dernier, celui qui gît au fond de nos consciences…prêt à nous mordre l'âme quand la culpabilité nous tenaille…
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