Citations sur Ermites dans la taïga (42)
Akoulina Karpovna ne possédait rien de tout cela, mais elle avait, en revanche, de l'écorce de bouleau et du jus de chèvrefeuille. Trempez-y une tige bien taillée et vous pourrez tracer sur le côté jaune de l'écorce de pâles lettres bleues.
En détail Agafia nous a parlé de serpents aperçus dans le potager, et de toute une nichée au bord de l'eau.
-Tu l'as eu au bâton, le serpent ? a demandé Erofeï en sortant de sa somnolence. Et Dieu, qu'en dit-il des serpents ?
Dieu avait tout prévu. Agafia a ouvert un infolio qui sentait la vieille isba pour nous lire à voix haute :
_ " Je vous donne le pouvoir d'écraser le serpent et le scorpion et toute force hostile".
_ Et alors, as-tu écouté Dieu ?
_J'ai eu pitié. Car la vie est douce à toute créature.
Les hommes? Les jeunes Lykov ne les connaissaient que par les récits et le souvenir de leurs aînés. Ils appelaient " siècle" toute cette vie à laquelle ils n'avaient jamais pris part. " Ce siècle
est plein de tentations, de péchés, d'outrages à Dieu. Il faut fuir et craindre les hommes "
Voilà ce qu'on leur enseignait.
"Qui s'apprête à mourir doit semer le blé", répéta-t-il plusieurs fois, comme pour prévenir la question : à quoi bon bâtir à quatre-vingts ans passés ?
Au moment de leur rencontre avec les géologues la famille était si éreintée par la lutte pour l'existence qu'elle n'eut plus le courage de fuir, préférant accepter le destin...
Comme par le passé, il y a beaucoup de choses qu'elle refuse : elle ne mange que son propre pain, pas de saucisson, ni de conserves, ni d'huile en bouteille, ni de poisson nettoyé. Pas de confitures, pas de bonbons, pas de thé, pas de sucre. Pour cette raison nous avons transvasé les flocons d'avoine dans un tissu frais et mis le miel dans un seau d'écorce. Notre "pupille" accepte les cadeaux avec gratitude - "Dieu vous garde" - mais avec dignité, sans obséquiosité. Il est très rare qu'elle réclame quelque chose.
J'achève mon récit par un soir d'automne et j'essaie d'imaginer ce qui se passe là-bas, en ce moment, dans les montagnes sauvages. La rivière n'est pas encore gelée, elle rebondit sur les pierres par une nuit de lune. Le silence enveloppe la taïga. Parmi les arbres perce la lumière d'une lucarne. Nul ne viendra y frapper. La personne qui, dans cette isba, récite sa prière à la chandelle, ne sera pas entendue s'il arrive un malheur. Seules, peut-être, les chèvres béguèteront et le chien jappera.. La Grande Ourse coiffe les montagnes. Agafia la nomme l'Elan. Chez les Mongols c'est le Char de l'Eternité.
N'y tenant plus, je sortis prendre l'air. La pleine lune trônait sur la taïga. Un silence absolu. La joue appuyée contre une serviette fraîche, je croyais vivre un rêve. Karp Ossipovitch, sorti pour uriner, me rappela à la réalité. Nous passâmes un quart d'heure à deviser sur les voyages spatiaux. Je lui demandai s'il savait que l'homme avait marché sur la Lune, qu'il y avait même roulé sur des chars. Le vieillard me dit en avoir entendu parler mais n'en pas croire un mot. La Lune n'était-elle pas un astre divin ? Qui d'autre que les dieux et les anges pouvaient s'y rendre ? Et comment pouvait-on marcher et rouler la tête en bas ?
Je suis entré dans leur masure. Je leur ai parlé comme je vous parle. Mon impression ? Un mélange de préhistoire et de Russie d’avant Pierre le Grand ! Ils font du feu au silex… Ils s’éclairent avec des mèches de bois… Nu-pieds l’été, chaussés d’écorces de bouleau l’hiver. Pas de sel, pas de pain. Ils n’ont rien perdu de la langue, mais on a du mal à comprendre les cadets…
Quand j'ai demandé à Karp Ossipovitch quelle avait été la plus grande des difficultés de son existence dans la Taïga, il m'a dit :
Vivre sans sel. Une souffrance en vérité !
Agafia :
Vivre dans le monde est impur, vivre dans le monde nous est interdit. Cela nous est défendu !
Le jardin donnait de la pomme de terre, du navet, de l'oignon, des pois, du chanvre et du seigle. Les graines provenaient de l'ancien domaine aujourd'hui avalé par la taïga, apportées quarante-six ans auparavant comme des pierres précieuses avec la même précaution que le fer et les livres religieux. Jamais aucune culture en ce demi-siècle ne les a lâchés par dégénérescence, chacune leur donnant nourriture et semence.