Quel étrange bonhomme que ce Fernando!!!
Reçu dans le cadre d'une Masse Critique, je l'avais choisi car je ne connaissais que son nom et l'occasion était trop belle pour le découvrir. Et bien quelle découverte!!!
Cette anthologie est un petit livre très mignon, en format bilingue blanc et bleu, avec le portrait esquissé de l'auteur portugais. C'est très agréable de trouver sur la page de gauche le texte dans la langue d'origine.
Elle est présentée par Patrick Quillier qui nous explique tout d'abord la «singularité plurielle» de Pessoa, c'est à dire l'incroyable somme de pseudos et de style d'écriture à son actif. Nous avons des textes d'Alexander Search, Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Alvaro de Campos, Fernando Pessoa et Bernardo Soares qui sont tous une seule et même personne… qui écrit aussi bien en portugais qu'en anglais.
A la fin de l'ouvrage une table commentée des textes se révèle très utile pour se repérer.
Il est évident que ce poète a un soucis d'identité, se cherche, essaie de comprendre ce qu'est l'existence. A plusieurs reprises il pose l'idée que la vie est faite de deux dates, la naissance et la mort, et entre les deux il n'y a rien. Rien que des sensations car c'est dans le ressenti des sensations qu'il a le sentiment de vivre, qu'il se sent vivant. Nombreuses évocations du vent, du souffle, des bruits, et il préfère écouter avec ses oreilles plutôt que d'écouter la musique. Pour lui la musique est le bruit du monde autour de lui. D'autres textes sont très pessimistes comme celui sur la pluie (p. 107).
Ce poète semble torturé par les mêmes pensées constantes.
Cela dit, j'ai aimé les évocations des sensations, notamment lorsqu'il parle de Lisbonne. Je retiendrai plusieurs citations qui m'ont touchée ou fait réagir.
Ces pages de poésie sonnent juste, la langue est musicale, rythmée et agréable à lire malgré la particularité des pensées et idées de l'auteur.
J'ai apprécié ce petit ouvrage qui met en valeur des textes (bien) choisis et permet d'ouvrir un horizon nouveau sur un auteur. le choix d'un petit format est judicieux car il n'effraie pas le lecteur qui serait, comme moi, peu habitué à lire de la poésie régulièrement.
Merci à Babelio et aux éditions Chandeigne pour ce livre lu comme un cadeau !!!
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Le Portugal est ce petit pays de culture latine et ibérique, tournant absolument le dos à la Méditerranée et ouvert sur l'Atlantique et le vaste monde qu'il a contribué à découvrir. Sa riche culture littéraire nous est moins connue que l'espagnole, par exemple, mais c'est là que sont nées les Lusiades de Camoëns et la puissante personnalité poétique de Fernando Pessoa, à laquelle ce petit livre de poésie bilingue est consacré. Pour entrer en communication avec ce grand poète, "l'Anthologie essentielle" de Patrick Quillier, maître d'oeuvre de son édition de la Pléiade, offre toutes les garanties de sérieux, de qualité et de concision. Je l'ai lue grâce aux bons soins de Masse Critique et des éditions Chandeigne, que je remercie.
D'abord, les poèmes présentés sont tous en version bilingue. Même si peu de Français lisent le portugais, de bonnes bases d'espagnol peuvent aider à percevoir les poèmes sous leur forme écrite (à l'oral, c'est autre chose), et à aller du français à l'original pour accroître l'effet poétique.
Ensuite, Patrick Quillier nous épargne de longs essais théoriques et spécialisés sur la poésie : on pourra toujours en lire ailleurs si cette poésie nous touche. C'est le poème, non le discours sur le poème, qui occupe la place principale et c'est bien ainsi.
Enfin, le "fil rouge" de l'anthologie est la question de l'identité. En effet, on ne lira pas Pessoa comme du Lamartine ou du Musset, en quête d'émotions et de ressentis plus ou moins banals. "Pessoa" veut dire Personne en portugais : comme Ulysse fuyant la grotte du Cyclope, le poète a pour nom Personne (une personne), et Personne (à savoir l'absence d'identité). Son oeuvre se multiplie en nombreux noms d'auteurs différents, dont chacun a sa poétique et son style propres, et il serait un peu vain de chercher "le vrai" Pessoa parmi tous ces poètes qu'il a inventés, (en termes savants, des hétéronymes). Voilà un moyen infaillible de mettre les émotions primaires à distance, sans les annuler bien sûr, mais en les attribuant à des êtres imaginaires.
Souvenons-nous que nous vivons aujourd'hui au milieu d'identités meurtrières en lutte, comme dirait Amin Maalouf. Tout homme crispé sur son identité propre, ou qu'il croit propre, risque de se changer en persécuteur. La poésie de Pessoa nous montre qu'il est possible à chacun de se créer des identités multiples, d'en changer, de jongler et de jouer avec elles, et ce jeu des identités multiples rend la haine impossible.
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J'ai enlevé le masque et me suis vu dans le miroir...
J'étais l'enfant d'il y a tant d'années...
Je n'avais pas du tout changé...
Voila l'intérêt qu'il y a à savoir ôter le masque.
On est toujours l'enfant,
Le passé qui demeure,
L'enfant.
J'ai enlevé le masque, et puis je l'ai remis.
Comme ça c'est mieux.
Comme ça je suis le masque.
Et je retourne à la normale comme on arrive au terminus.
Mon imagination est un Arc de Triomphe.
En dessous passe la Vie, toute la Vie.
Passe la vie commerciale de notre temps, automobiles, camions,
Passe la vie traditionnelle avec les uniformes de certains régiments,
Passent toutes les classes sociales, passent toutes les formes de vie,
Et à l'instant précis où ils passent dans l'ombre de l'arc de triomphe
Je-ne-sais-quoi de triomphal tombe sur eux,
Et eux, pour un moment, ils sont petits et grands.
Eux, momentanément, sont le triomphe que j'en fais.
L'Arc de Triomphe de mon imagination
Se fonde d'un côté sur Dieu et de l'autre
Sur le quotidien, sur l'étriqué (selon ce qu'on en dit),
Sur la besogne de chaque instant, les sensations de chaque moment,
Et les intentions lestes qui meurent loin du geste.
Et moi-même, à l'écart et au dehors de mon imagination,
Bien que j'en sois partie intégrante,
Je suis la figure triomphale qui regarde du haut de l'arc,
Qui sort de l'arc et qui en fait partie,
Et qui observe ceux qui passent par-dessous, élevée, suspendue,
Monstrueuse, superbe.
Mais aux riches heures de ma sensation,
Quand, cessant d'être rectiligne, elle se fait cercle
En tournant vertigineusement sur elle-même,
L'Arc disparaît, se confond avec les gens qui passent,
Et moi-même je sens que je suis l'Arc, Et l'espace qu'il embrasse,
Et tous les gens qui passent,
Et tout le passé des gens qui passent,
Et tous les gens qui passeront,
Et tous les gens qui sont déjà passés.
Je sens tout ça, et à sentir tout ça je suis de plus en plus
La figure sculptée, saillance en haut de l'arc,
Qui observe tout en bas
L'univers qui passe là.
Mais moi-même je suis l'Univers,
Moi-même je suis sujet et objet,
Moi-même je suis Arc et Rue,
Moi-même j'étreins et laisse passer, embrasse et libère,
Observe d'en haut, et d'en bas m'observe observant,
Passe en bas, demeure en haut, m'installe des deux côtés,
Totalise et transcende,
Réalise Dieu dans une triomphale architecture
D'Arc de Triomphe posé sur l'Univers,
D'arc de Triomphe construit
Sur toutes les sensations de tous ceux qui sentent
Et toutes les sensations de toutes les sensations...
Poésie d'élan et de tournoiement,
De vertige et d'explosion,
Poésie dynamique, sensationniste, sifflant
Tout le long de mon imagination en torrent de feu,
Grands fleuves de flammes, grands volcans de braises.
(Alvaro de Campos)
(P45-47)
LE PASSAGE DES HEURES
Ode sensationniste
(extrait de cet ode inachevée)
Tout sentir de toutes le manières,
Tout vivre de tous les côtés,
Être la même chose de toute les façons possibles en même temps,
Réaliser en soi toute l'humanité de tous les moments
Dans un seul moment diffus, profus, total et lointain.
[...]
Je me suis multiplié pour me sentir,
Pour me sentir, j'ai eu besoin de tout sentir,
J'ai débordé, je n'ai fait que me répandre,
Je me suis mis à nu, je me suis offert,
Et il y a dans chaque recoin de mon âme un autel à un dieu différent.
Les bras de tous les athlètes m'ont enlacé soudainement féminin,
Et rien que d'y penser j'ai défailli entre des muscles inventés.
Sur ma bouche ont été donnés les baisers de toutes les rencontres,
Dans mon cœur ont été agités les mouchoirs de tous les adieux,
Toutes les invites obscènes en gestes ou en clins d’œil
Frappent de plein fouet mon corps tout entier en privilégiant les centres sexuels.
J'ai été tous les ascètes, tous les laissés-pour-compte, toutes les comme on les appelle quantités négligeables,
Et tous les pédérastes - je dis bien tous (pas un n'a manqué).
Rendez-vous en rouge et noir aux fins fonds, enfer, de mon âme !
[...]
Tout sentir de toutes les manières,
Avoir toutes les opinions,
Être sincère dans les contradictions de chaque instant,
Se rebuter soi-même pour sa totale libéralité d'esprit,
Et aimer les choses à l'égal de Dieu.
[...]
J'ai couché avec tous les sentiments,
J'ai été le maquereau de toutes les émotions,
Tous les hasards des sensations m'ont payé d'un coup,
Tous les motifs d'agir et moi nous sommes faits des œillades,
J'a pris la main de tout ce qui pousse à partir,
Incommensurable fièvre des heures !
Angoisse de la fonderie des émotions !
Rage, écume, l'immensité qui ne tient pas dans mon mouchoir,
La chienne qui hurle en pleine nuit,
Le lavoir de la ferme passant et repassant autour de mon insomnie,
Le bois tel qu'il était le soir où nous l'avons traversé, la rose,
L'accroche cœur blasé, la mousse, les pins,
Toute la rage de ne pas contenir tout ça, de ne pas détenir tout ça,
Ô fin faim abstraite des choses, rut impuissant des instants,
Orgie mentale pour sentir la vie !
Obtenir tout par autosuffisance divine -
Les soirées, les accords, les opinions,
Les belles choses de la vie -
Le talent, la vertu, l'impunité.
La propension à raccompagner autrui chez soi,
La condition de passager,
L'obligation d'embarquer sans tarder pour avoir une place,
Et toujours une chose manque, un verre, une brise, une phrase,
Et la vie fait d'autant plus souffrir qu'on en jouit et qu'on l'invente.
Pourquoi rire, rire, rire en y mettant toute la gomme,
Rire aussi fort qu'un verre qu'on renverse,
Dément en absolu rien que de sentir,
Élimé en absolu de me frotter tout contre les choses,
Blessé à bouche rabattue de trop mordre dans les choses,
Le ongles ensanglantés de me cramponner aux choses,
Et après jetez-moi au cachot de votre bon plaisir : je m'y souviendrai de la vie.
(Alvaro de Campos)
(P39-43)
Nombreux sont ceux qui en nous vivent ;
Si je pense, si je ressens, j'ignore
Qui est celui qui pense, qui ressent.
Je ne suis rien que le lieu
Où l'on pense, où l'on ressent.
J'ai bien plus d'âmes qu'une seule.
Il est plus de moi que moi-même.
J'existe cependant
A tous indifférent.
Je les fais taire : je parle.
Tous les influx entrecroisés
De ce que je ressens ou pas
Polémiquent en qui je suis.
Je les ignore. Et ils ne dictent rien
A celui que je me connais : j'écris.
Vivem en nos inùmeros ;
Se penso ou sinto, ignoro
Qem é que pensa ou sente.
Sou somente o lugar
Onde se sente ou pensa.
Tenho mais almas que uma.
Hà mais eus do e eu mesmo.
Existo todavia
Indiferente a todos.
Faço-os calar : eu falo.
Os impulsos cruzados
Do que sinto ou não sinto
Disputam em quem sou.
Ignoro-os. Nada ditam
A quem me sei : eu escrevo.
Ricardo Reis, p. 33
AUX CONFINS du monde…
AUX CONFINS du monde, là où
Assurément le paysage
Est chose valant le voyage
Qui ne nous y conduit jamais,
Il existe un puits (nous enseigne
Le titre d’un auteur anglais) :
Y est-on heureux ? Y meurt-on
Enfin pour toujours ? Je l’ignore.
Alors voilà. Chez moi j’ai mis
Ce puits à grands tours de magie.
Mes rêves, nuit et jour, y puisent,
J’y descends : l’eau est peu profonde.
Sur une balançoire haute,
Loin du monde et loin de moi-même,
Enjoué, je crache dans l’eau
Pour voir comment les cercles meurent.
Chacun de nous doit être utile :
Les hommes partant au travail
Dans l’illusion, pure surface,
Ne jouent pas de meilleures cartes.
Me voici donc le prolétaire
De ce puits où je peux cracher
De ma balançoire esseulée.
Qui finira par y tomber.
/Traduit du portugais par Patrick Quillier
En librairie le 2 juin 2023 et sur https://www.lesbelleslettres.com/livre/9782251454054/comment-les-autres-nous-voient
Après Chronique de la vie qui passe, le présent volume vient compléter l'édition des Proses publiées du vivant de Pessoa telles qu'elles avaient été présentées au public français dès 1987 par José Blanco, l'un des meilleurs spécialistes du grand auteur portugais.