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Critique de Nastasia-B


On m'a souvent demandé quel était mon livre de chevet. Je n'ai jamais vraiment été capable de répondre car pour cela, encore faudrait-il savoir ce qu'est un livre de chevet. Alors je pose la question sans malice : Qu'est-ce qu'un livre de chevet ? Un livre qu'on a dévoré et qui vous a captivé ? Un livre que vous auriez envie de relire à tout moment ? le livre que vous avez déjà relu le plus de fois ? le livre que vous avez le plus conseillé ? Un livre qui vous touche dans ce que vous avez de plus profond et dont vous avez la sensation qu'il vous comprend mieux que toutes les personnes que vous avez rencontrées jusqu'à présent ?

On pourrait de la sorte poursuivre longtemps, j'imagine, mais l'on comprend assez vite qu'un livre qui vous a bouleversé, vous, dans ce que vous avez de plus intime et secret, n'est pas forcément le livre que vous conseillez le plus autour de vous et réciproquement pour à peu près toutes les définitions que j'ai proposées. Alors, je vais vous le dire, le livre de chevet, pour moi, selon l'acception que je décide d'y donner aujourd'hui, c'est précisément un livre comme le Livre de l'intranquillité.

Ce n'est pas un livre facile, docile. J'ai mis des années à le lire, tout comme lui à l'écrire. C'est un peu comme Les Essais de Montaigne : il faut laisser le temps au texte de nous parler. C'est même le lire d'une seule traite qui serait absurde. La composante temps m'apparaît essentielle pour ce genre d'ouvrage. On lit un texte, on n'y touche plus pendant un mois, deux mois, six mois, un an, dix ans, qu'importe, c'est égal parce qu'il n'y a pas d'histoire. On y revient quand le moment est venu, quand on est prêt. On lit à nouveau quelques pages et l'on ferme les yeux pour laisser les mots infuser en nous. Voilà, pour moi, ce qu'est un livre de chevet.

Une grande poésie anime Fernando Pessoa. Une grande déprime aussi. C'est un esprit alerte, lucide, mais tellement noir et désillusionné… Il nous confie ses grandes questions, ou plutôt, devrais-je écrire, SA grande question : Pourquoi je vis ?

Tout le livre est une profonde introspection, minutieuse, récurrente, tenace, implacable sur lui, sur le monde comme il le voit. Une analyse, je dirais même une autopsychanalyse au long cours. Bref, une véritable expérience psychologico-littéraire. Imaginez que vous deviez être le psychologue de quelqu'un qui viendrait se confier à vous régulièrement et que vous teniez par écrit tout ce qu'il vous raconte sur des années. Eh bien c'est un peu ça le Livre de L'Intranquillité. Bien évidemment, c'est d'autant plus intéressant que le patient qui vient se confier est loin d'être la première truffe venue.

De même, je considère que cela peut être éprouvant de recueillir toute cette matière, toute cette intériorité dévoilée page après page malgré l'extraordinaire pudeur dont il fait preuve à chaque instant, malgré l'incroyable délicatesse qu'il déploie. Bref, je ne sais si l'on peut lire ce livre d'une seule traite. Je ne sais si c'est même souhaitable. Je pense plutôt que non.

En ce qui me concerne, très, très grande expérience littéraire, poursuivie sur des années et qui, je pense, peut se prolonger sur tout le restant de ma vie, bien à sa place sur ma table de chevet — son emplacement est attitré ! de toute façon, si ce livre ne vous convient pas, vous le saurez très vite, s'il vous convient également. Grand(e)s dépressif(ve)s s'abstenir pour les autres, je le conseille très volontiers mais souvenez-vous : ceci n'est qu'un avis, instable, renversable, falsifiable — intranquille par nature — c'est-à-dire bien peu de chose, croyez-moi.

P. S. : voici un extrait qui correspond au texte n° 442 de l'édition que je possède, et qui me semble être un bon reflet de l'oeuvre dans son entier :

« Je relis — plongé dans une de ces somnolences sans sommeil où l'on s'amuse intelligemment sans l'intelligence — certaines des pages qui formeront, rassemblées, mon livre d'impressions décousues. Et voici qu'il monte de ces pages, telle l'odeur de quelque chose de bien connu, une impression désertique de monotonie. Je sens que, même en disant que je suis toujours différent, j'ai répété sans cesse la même chose ; que je suis plus semblable à moi-même que je ne voudrais l'avouer ; et qu'en fin de compte, je n'ai eu ni la joie de gagner, ni l'émotion de perdre. Je suis une absence de bilan de moi-même, un manque d'équilibre spontané, qui me consterne et m'affaiblit.
Tout ce que j'ai écrit est grisâtre. On dirait que ma vie entière, et jusqu'à ma vie mentale, n'est qu'un long jour de pluie, où tout est non-événement et pénombre, privilège vide et raison d'être oubliée. Je me désole en haillons de soie. Je m'ignore moi-même, en lumière d'ennui.
Mon humble effort, pour dire au moins qui je suis, pour enregistrer, comme une machine de nerfs, les impressions les plus minimes de ma vie subjective et suraiguë — tout cela s'est vidé soudain comme un seau d'eau qu'on renverse, et qui a trempé le sol comme l'eau de toute chose. Je me suis fabriqué à coups de couleurs fausses — et le résultat, c'est mon empire d'arrière-cour. Ce coeur, auquel j'avais confié les grands événements d'une prose vécue, me semble aujourd'hui, écrit dans le lointain de ces pages que je relis d'une âme différente, la vieille pompe d'un jardin de province, montée par instinct, actionnée par nécessité. J'ai fait naufrage sans la moindre tempête, dans une mer où j'avais pied.
Et je demande à ce qui me reste de conscient, dans cette suite confuse d'intervalles entre des choses qui n'existent pas, à quoi cela m'a servi de remplir tant de pages avec des phrases auxquelles j'ai cru, les croyant miennes, des émotions que j'ai ressenties comme pensées, des drapeaux et des oriflammes d'armées qui n'étaient, en fin de compte, que des bouts de papier collés avec la salive par la fille d'un mendiant s'abritant sous le rebord des toits.
Je demande à ce qui reste de moi à quoi riment ces pages inutiles, consacrées aux déchets et aux ordures, perdues avant même d'exister parmi les lambeaux de papier du Destin.
Je m'interroge, et je poursuis. J'écris ma question, je l'emballe dans de nouvelles phrases, la désenchevêtre de nouvelles émotions. Et je recommencerai demain à écrire, poursuivant ainsi mon livre stupide, les impressions journalières de mon inconviction, en toute froideur.
Qu'elles se poursuivent donc, telles qu'elles sont. Une fois achevée la partie de dominos — et qu'on l'ait gagnée ou perdue —, on retourne toutes les pièces, et tout le jeu est noir. »
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