Réédité en 1995 chez Stock, « La grand cabale des Juifs de Plotzk » est un roman de
Marc Petit, écrivain confidentiel né en 1947. Ce roman est inspiré par l'histoire de la famille de
Marc Petit, une famille essentiellement composée de Juifs polonais ayant fuit les pogromes puis la Shoah. Hanté par le peu de traces laissées par ses ancêtres,
Marc Petit se lance dans une entreprise difficile, à savoir exhumer la moindre information et traquer la vérité qui se terre au milieu des cadavres, des disparus et des décombres, une vérité parcellaire qui se laisse désirer (car les écrits sont rares, manuscrits et souvent rédigés dans une langue qu'on ne pratique pas), une vérité qui lui est parvenue travestie et modifiée, et qu'il s'agit de compléter et de recomposer.
Mais dans « La grand cabale des Juifs de Plotzk » ça n'est pas à une enquête ordinaire que l'auteur se livre ; il faut bien évidemment vérifier ce qu'à fait ou comploté Shapira (voir ci-dessous) et percer un secret -si secret il y a, car au fond ne s'agit-il pas simplement de transmettre et de respecter la Tradition ?- un secret gardé par la communauté des Juifs de Plotzk, village situé en Mazurie. Mais il faut surtout partir en quête de cette vérité familiale et collective. Pour cela,
Marc Petit met un masque, utilise le prétexte de ce qu'un rabbin, Shapira, le « tzaddik » local, est condamné à mort par un tribunal polonais et exécuté en 1919 pour avoir, prétendait-on, envoyé des signaux lumineux secrets à l'Armée Rouge qui avançait sur la ville. Et, comme un entomologiste,
Marc Petit se met ensuite à décortiquer ce qu'il trouve, cheminant dans le « labyrinthe d'une mémoire pleine de lacunes ».
Marc Petit n'y va pas de main morte, profitant de son enquête pour se faire rencontrer deux univers, « le monde immémorial du judaïsme populaire de l'Europe de l'Est et le XXème siècle des utopies, des révolutions, des guerres mondiales et des massacres », mêlant son propos de commentaires subtils, de digressions, d'interrogations sur son identité. Son enquête a incontestablement quelque chose de funèbre et de tragique, mais au fil des 190 pages de l'ouvrage l'auteur ajoute ici ou là des touches d'humour froid, sarcastique, créant une atmosphère singulière, entre la vérité historique et le rêve éveillé, soucieux d'apporter un peu de lumière dans la nuit qui a défait les Juifs de Pologne. le style est direct, le verbe recèle parfois des obscurités, la parole progresse parfois par hésitations mais l'enquête avance. Dans ce faux roman historique, l'auteur ne prétend ni être objectif, ni être exhaustif. Où se situe exactement la vérité ? Faut-il tout dire ? On pourrait en discourir sans fin. Moqueur, retors, subtil, résigné, fataliste,
Marc Petit l'est certainement. Mais, avec cet ouvrage, il souhaite sauver de l'oubli des étincelles de vie, écrivant pour qu'il reste quelque chose de ses ancêtres disparus corps et biens.
L'auteur porte au passage un regard acerbe sur ce monde d'avant. Tous en prennent pour leur grade : les Cosaques (« du bétail »), les Polonais (« des paysans incultes, catholiques et superstitieux »), les agents du Service Central d'Anthropométrie (« des chimpanzés-gardiens entourés de leur tribu »), le Tzar (« un boucher »), les Juifs en général (« illettrés, pouilleux, pauvres ou en lambeaux, gagne-petit, prédicateurs ou vagabonds » se jalousant et se méprisant mais « ayant toujours quelque chose à dire » car ayant en commun cet « amour de la discussion »), les « tzaddikim » (« despotes locaux et sorciers héréditaires ») et même Dieu … qui ne fait pas son boulot. Faisant revivre le ghetto de Plotzk,
Marc Petit en profite pour mener ses recherches généalogiques, modifiant ou non, à l'envie dates, noms et lieux, glissant ici ou là des anecdotes vraies, fausses ou imaginaires. C'est qu'il faut s'efforcer de sourire quand on a une bulle de mémoire gonflée d'oubli et quand on joue les fossoyeurs : en 1921-1922, à Plotzk, c'était la famine, l'anarchie, et beaucoup de Juifs quittaient la Pologne pour vivre libres ; pas tous, certains attendaient un miracle … qui ne viendra jamais.
Acceptant son existence et son destin, sans triomphe ni tristesse,
Marc Petit prend plaisir à raconter et à éveiller l'attention du lecteur. Au final, on a un roman accessible mais complexe, faussement autobiographique, déroutant mais terriblement enrichissant. Je mets cinq étoiles et je recommande.