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Critique de YvesParis



Pour autant qu'on n'en maltraite pas l'orthographe, l'image du Kirghizstan qui prévaut est celle d'un petit pays tribal exotique, blotti au pied du Pamir, peuplé de bergers vivant sous des yourtes. Contrairement aux républiques centre-asiatiques voisines, dirigées depuis l'indépendance par des despotes plus ou moins éclairés (Karimov en Ouzbékistan, Nazerbaev au Kazakhstan et Rakhmonov au Tadjikistan), cette « Suisse de l'Asie centrale » a connu une « révolution des tulipes » et des alternances politiques qui la rapprocheraient des démocraties occidentales.

L'anthropologue Boris Petric bat en brèche ces clichés. le milieu qu'il décrit n'est pas un paradis du bout du monde, mais un pays « au coeur des processus de globalisation ». L'indépendance en 1990, plus subie que voulue, l'a complètement déboussolé. Les usines ont été démantelées, les sovkhozes et les kolkhozes privatisés, les troupeaux de moutons, dont la laine alimentait l'industrie textile soviétique, décimés. Résultat : le Kirghizstan ne produit plus rien et n'a eu d'autre choix que de se transformer en « société de trafic ».

Cette extraversion obligée s'exprime à deux niveaux et s'incarne dans deux figures. À la base, on trouve l'environnement régional et le biznesman. Boris Petric s'intéresse moins aux relations avec le géant chinois - dont les produits inondent les bazars de Bichkek et dont les populations sont de plus en plus visibles - qu'à celles avec le grand frère russe. L'indépendance a entraîné le départ des Russes, qui ne faisaient pas confiance au projet du président Akaev visant à créer une « maison commune » et s'alarmaient de la politique nationaliste mise en oeuvre (« kirghizisation » de la fonction publique, généralisation de l'apprentissage du kirghize à l'école, valorisation d'un passé national mythifié…). Ils représentaient la majorité de la population à la fin des années 1980 et n'en représentent guère plus de 10 % aujourd'hui.
À ce premier exode succède un second : celui des Kirghizes eux-mêmes partis chercher en Russie des opportunités économiques que leur pays, en crise, ne leur offre plus. Ces émigrés, en butte au racisme des Russes, ne partent pas définitivement. À l'instar des trabendistes maghrébins, ils multiplient les allers-retours. Leurs petits trafics sont à l'origine des fortunes amassées, au pays, par les biznesmen qui, explique l'auteur, entament souvent une carrière politique pour sécuriser leurs affaires.

Au second niveau se situent la communauté internationale et le demokrat. Boris Petric décrit, non sans humour, un pays qui, pour complaire aux bailleurs de fonds, s'est converti à la « bonne gouvernance ». Conformément aux prescriptions des agences de développement, obsédées par l'émergence d'une société civile parée de toutes les vertus, des ONG locales surgissent par milliers. Mais cette efflorescence témoigne moins d'une vitalité de la représentation sociale que du désir de capter l'aide extérieure. Même dévoiement de l'obsession démocratique du côté de la communauté internationale : des élections sont organisées, dont le formalisme satisfait scrupuleusement les normes de l'ONU et de l'OSCE, mais l'esprit démocratique fait encore défaut, comme le montrent l'inconsistance des programmes politiques, les achats massifs de voix et la « transhumance » des élus.
Boris Petric a lui-même participé à la supervision des élections de mars 2005 par l'OSCE - élections qui ont conduit à la destitution du président Akaev. Il a été frappé par le manque de neutralité des observateurs : loin de rendre compte impartialement du processus électoral, ils espéraient vivre une nouvelle « révolution de couleur », après celles qui s'étaient déroulées en Géorgie et en Ukraine.

L'ouvrage de Boris Petric donne à voir du Kirghizstan une image débarrassée des fantasmes qu'il suscite. Ce petit pays lointain est un laboratoire du « global-politique ». Comme d'autres États en transition, aussi différents que le Monténégro, le Timor oriental ou le Rwanda, il a dû s'ouvrir aux trafics commerçants comme aux idées occidentales. Loin d'être la victime passive d'une nouvelle forme de domination impériale, il sait tirer parti de la « transnationalisation » du monde au mieux de ses intérêts.
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