Je pensais être parti plus longtemps. Je croyais m'être perdu dans quelque chose d'immense, d'irréversible, bien plus qu'un labyrinthe, un abîme. J'étais terrifié à l'idée de cette inexorable perte, de cette nouvelle vie, vide de tout ce qui avait été, de cette page que j'avais tourné sans me soucier des conséquences, de cette fuite, de ces années. Mais non.
Tout est là.
Les yeux d'un père, ce qu'ils disent, infligent, cachent, ça construit un homme. Ce sont ses fondations, ses points d'ancrage. À partir de là, c'est tout qui s'échafaude, peu importe si les piliers sont bancals et vermoulus, il faut bien que l'enfant devienne homme. il grandit, en équilibre sur ses soubassements fissurés, et se réveille un jour au bord du gouffre, conscient que, de toute façon, il était voué à s'effondrer.
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Mon père ne m'a jamais donné de coups, pourtant, plus d'une fois, il m'a mis à terre.
Car Salvi croit au pouvoir des morts, il pense que ce sont des invisibles et non des absents, que même après leur départ ils continuent de jouer un rôle.
J'entendais juste ta voix qui souriait et j'étais complètement perdu parce que j'avais jamais entendu une voix qui souriait.
Je lis nuit et jour, je lis pour m'enfuir, m'évanouir, perdre la raison.
Il m'arrive de déchirer des pages, parce qu'elles me donnent la rage, d'en brûler certaines, avant qu'elles ne me brûlent, d'en manger d'autres, pour qu'elles me nourrissent.
C'est un attachement, mais avec des liens qui coupent.
j'avais du respect pour eux, pour leur travail éreintant, pour cette existence de misère, mais je ne voulais pas de cette vie-là
- Monsieur ! Hé monsieur!
Salvi se retourne et se penche
- Dis monsieur, c'est quoi ce truc accroché à ton sac ?
- C'est un leurre pour attraper les poissons
- Ah ? Tu fais la pêche ?
- Oui je suis Salvi Orozco, pêcheur de sourires
… si Salvi est un fils incapable d'honorer la mémoire de son père, c'est parce que ce père a été incapable d'honorer l'existence de son fils.