La mode de la Chine est fille de l'énigme. Trop de mystère décourageait la curiosité : un peu moins l'aiguillonne. Pendant les cinq premières années de la Révolution culturelle, on n'en apprenait pas assez sur ce pays en délire pour s'intéresser à lui ; ou l'on niait ce qui venait de lui. Après le repliement, quelques visas accordés, la reprise du dialogue avec l'Occident ont provoqué en faveur de la Chine le même engouement que, naguère, la Russie d'après Staline.
Mao a également compris que la révolution ne durerait que si elle était d'abord faite dans les esprits. Elle ne s'est pas bornée à distribuer des armes, de la nourriture, des terres ; elle s'est efforcée de donner aux paysans l'envie de se battre, le goût de travailler intelligemment, la volonté de conquérir leur terre.
C'est peut-être là que les dirigeants chinois ont montré le mieux leur connaissance de l'âme humaine. Pour que les Chinois considèrent la révolution comme leur affaire, il fallait qu'ils l'accomplissent eux-mêmes. Pour qu'ils cultivent le sol avec la joie que procure ce que l'on a acquis, il fallait qu'ils s'emparent des propriétés avoisinantes. La révolution n'a pas jailli spontanément de la misère paysanne. Elle a été inspirée aux paysans par le Parti ; mais il a eu l'habileté de les convaincre qu'ils l'avaient toujours voulue. Mao aurait pu reprendre à son compte l'exhortation adressée à Moïse : « Fortifie-toi et prends courage, pour conquérir la terre que Dieu te donne. »
Quand l'ennemi avance, nous nous retirons. Quand l'ennemi s'arrête et campe, nous le harcelons. Quand l'ennemi s'efforce d'éviter le combat, nous attaquons. Quand l'ennemi se retire, nous le poursuivons.
... si Mao a laissé se developper son propre culte, c'est parce que, sans ce culte, il n'aurait réussi ni à gouverner la Chine, ni, encore moins, à reprendre le pouvoir après en avoir été éliminé. (...) Mao aurait été obligé de s'incliner devant la nécessité de répondre à l'attente du peuple chinois. Il aurait éprouvé, aux moments les plus difficiles, son impuissance à gouverner s'il ne se conformait pas à une image : celle que ses compatriotes se font d'un homme en qui, inconsciemment, ils voient non seulement le chef de la révolution, mais le successeur des empereurs et le garant de l'unité chinoise. L'exercice du pouvoir comporte de ces contraintes - et de ces jouissances.
« - Ainsi, repris-je, un siècle avant Socrate, tandis qu'Héraclite et Pythagore jetaient les premiers fondements de la philosophie grecque, vivait en Chine un philosophe dont on peut dire que l'idéal est resté le vôtre ?
- il l'est resté... ou il l'est redevenu. Le président Mao nous invite à conserver ce qui est bon dans la tradition et à écarter le mauvais. Il faut donc tout découdre dans les vêtements anciens, séparer le bon du mauvais, et recoudre avec ce qui est bon. »
L'homme nouveau que la révolution chinoise cherche à faire naître serait donc une restauration de l'homme ancien, donné en modèle par Confucius. Mao, comme Confucius, a élaboré une philosophie qui aboutit à des règles de vie personnelle et de gouvernement de la société ; mais c'est la vie, c'est la société d'aujourd'hui. Il a traduit l'idéal communiste dans le langage confucéen : « Le communisme, ce sera la Grande Harmonie. »