« Joanne. (Elle sentit qu’il se levait du lit et serra les dents si fort que sa langue lourde prit le goût salé du sang.) Réfléchis à tout ça. On parlera tranquillement ce soir. Il le faut.
— Laisse-moi. C’est moi qui décide…, murmura-t-elle.
— Tu n’as pas le choix. Pour toi. Pour nous aussi. »
Et il eut ces mots qui changèrent tout de ce qu’elle était : « Tu me fais peur, chérie, et tu fais peur aux enfants. »
Modesto, Californie, mai 1976
ROOT BEER
Épinette, muscade, clou de girofle,
cachou, anis vert, bardane, réglisse,
vanille, miel.
Arôme : sucré, épicé.
Bourgeoise à Modesto, il fallait le faire.
Surtout quand on avait commencé par tomber enceinte à dix-huit ans d’un étudiant à peine plus mûr, un brûlant soir d’août 1958, après un cruising du tonnerre qui s’était terminé sur un parking mal éclairé.
À Modesto, dans ces années-là, le cruising était un sport national, le sexe en était un autre – il fallait bien cela à la jeunesse pour rompre l’ennui d’une ville-dortoir sur laquelle même l’ombre de Sacramento s’étiolait. Los Angeles et San Francisco, n’en parlons pas, c’était sur une autre planète.
[ Joanne, tu as subi quelque chose de particulièrement injuste et inattendu . Ça laisse des traces que tu ne peux plus ignorer . Cette violence , tu ne la soupçonnais pas ...]
La pulsion annihile toute réflexion.
Faire abstraction d'un environnement, d'une personne, des mots, demandait un effort monumental auquel elle ne s'était jamais astreinte, elle qui goûtait tout de la vie, tous les plaisirs qu'elle avait à lui offrir.
À croire que l'être humain était construit pour ne vivre que sur l'instant.
La vision des livres l'avait renvoyée à la haine fondatrice de son quotidien cassé, de ses nuits remâchées, de ses réveils. Il lui fallait se réapproprier l'attaque comme un élément de sa vie.
Qu'est-ce qui fait qu'un jour, le suicide social est la seule voie possible ?
Que se passe-t-il quand les gens disparaissent ? Espèrent-ils au fond d'eux qu'on les cherche encore, qu'on les aime toujours, qu'on ne puisse se passer d'eux ?
Ne jamais me laisser heurter par quoi que ce soit, ne jamais me confronter à rien. Je vis dans un gouffre de paresse spirituelle... L'inspiration, on la puise dans la souffrance, et moi, rien que l'idée de la souffrance me fait chier, alors tu imagines bien que je n'écrirai jamais le chef-d'œuvre du siècle. Donc pareil, mon avenir est un gouffre d'ignorance.