Peut-être que si Dieu vous donne un handicap, il prend soin de vous attribuer quelques doses supplémentaires d’humour, pour vous aider à le supporter.
Un service de cancérologie est un champ de bataille, régi par une hiérarchie bien définie. Les patients, ce sont eux qui montent la garde. Les médecins entrent et sortent en coup de vent, comme des héros conquérants, mais ils doivent lire le dossier de votre enfant pour se rappeler où ils en étaient restés lors de leur précédente visite. Ce sont les infirmières qui occupent le rang de sergents aguerris - elles sont là quand votre petite grelotte sous l'effet d'une fièvre si forte qu'il faut la baigner dans de la glace ; ce sont elles qui vous apprennent comment drainer un cathéter veineux central, ou vous indiquent l'étage où il reste des bâtonnets glacés à voler, ou vous disent quels sont les teinturiers capables de nettoyer les taches de sang et de chimiothérapie sur les vêtements. Les infirmières montrent à votre fille comment faire des fleurs avec les mouchoirs en papier pour décorer le pied à perfusion et connaissent le nom de son morse en peluche. Les médecins établissent peut-être les plans d'attaque, mais ce sont les infirmières qui rendent le conflit supportable. Vous les connaissez comme elles vous connaissent, parce qu'elles viennent prendre les places des amies que vous aviez dans une vie antérieure, celle qui a précédé le diagnostic...
Laissez-moi vous dire ceci : quand vous rencontrez une personne solitaire, ce n'est pas, quoi qu'elle vous raconte, par goût de la solitude. C'est que, ayant tenté de s'intégrer au monde, le monde continue de la décevoir.
Il devrait y avoir prescription pour le chagrin. Un code stipulant que se réveiller tous les matins en pleurant n'est admis que pendant un mois. Qu'au bout de quarante-deux jours vous ne sursauterez plus, le cœur battant la chamade, certaine que vous l'avez entendue vous appeler. Que vous ne vous verrez pas infliger d'amende si vous éprouvez le besoin de vider les tiroirs de son bureau, de retirer ses dessins affichés sur le réfrigérateur, de retourner au passage une photo de classe ― simplement parce que la voir est chaque fois un nouveau déchirement. Qu'il n'est pas interdit de mesurer le temps depuis qu'elle est partie, comme vous marquiez avant ses anniversaires.
La capacité humaine à supporter les épreuves ressemble au bambou : beaucoup plus souple qu'on ne le croirait jamais à première vue.
La fonction de parents se résume à suivre nos enfants à la trace, à espérer qu'ils ne soient pas si loin devant nous que nous ne puissions plus voir dans quelle direction ils vont aller.
La vie devient parfois si encombrée de détails que vous oubliez de la vivre.
Je me demande si toutes les mères éprouvent ce même sentiment quand elles prennent conscience que leur fille a grandi - comme si je n'en revenais pas qu'à une époque le linge que je pliais pour elle ait été à la mesure d'une poupée ; comme si je pouvais encore la voir exécuter des pirouettes au bord du bac à sable. N'était-ce pas hier encore que sa main ne dépassait guère la taille du coquillage qu'elle avait trouvé sur la plage ? Cette même main, celle qui tient maintenant la main d'un garçon, n'était-elle pas accrochée à la mienne, tirant dessus pour m'obliger à m'arrêter et à regarder la toile d'araignée, la petite pousse ou n'importe quoi d'autre parmi le millier de choses devant lesquelles elle voulait que je m'extasie ?
Les médecins ont une habitude quand ils sont cités à comparaître : ils vous font savoir, à chaque syllabe de chaque mot, qu'aucun instant de leur témoignage ne compensera le fait que, pendant qu'ils étaient retenus sous la contrainte à la barre des témoins, des malades attendaient, des personnes mourraient. Franchement ça me gonfle. Et d'emblée, je peux pas m'en empêcher, je demande une pause....pourvu que je retarde de quelques secondes encore le moment où ils pourront s'échapper.
Les gens que l'on aime vous surprennent tous les jours. Peut-être que ce que nous sommes tient moins à ce que nous faisons qu'à ce que nous sommes capable de faire lorsque nous nous y attendons le moins.