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Critique de si-bemol


J'appartiens à une famille sur laquelle l'Histoire (avec une majuscule) visiblement s'acharne : chassée d'Espagne, comme bien d'autres, en 1492 par Isabelle la Catholique, et désormais apatride, errant pendant plusieurs siècles à la recherche d'un asile à peu près sûr, elle décida finalement de se scinder en deux. Et tandis qu'une partie de la famille faisait halte en Amérique latine (avant - riche idée ! - de décider de s'installer à Paris, une quarantaine d'années plus tard, précisément au moment de l'invasion des troupes nazies), l'autre, en 1902, se réfugia au pied de la Montagne Pelée une semaine très exactement avant son explosion. Et là… Rideau !

Quand la malchance prend des proportions aussi colossales, le mieux est encore probablement d'en rire… Pourtant, c'est le coeur serré que j'ai abordé le roman de Daniel Picouly qui relate, avec une précision quasiment horlogère, les "quatre-vingt-dix secondes" de terreur absolue au cours desquelles la Montagne Pelée, incontrôlable et déchaînée, vomit avec une fureur diabolique tous les feux de l'enfer de sa nuée ardente sur la terre de Martinique, le 8 mai 1902 à 7h52.

Retour à Saint-Pierre, trois heures avant la catastrophe, retour à la vie, aux activités banales - bientôt dérisoires - des hommes. Les ambitions politiques, les rivalités, les querelles ordinaires, un amour en forme de vaudeville, un duel d'honneur. Mais aussi l'attente, le sentiment d'urgence, d'alarme : “la rumeur se répand : le diable a bu du rhum”. Et la peur. Car “la ville commence à avoir peur”. Et celle qui la décrit, cette peur, celle qui s'en réjouit (“j'aime la peur des hommes. Je guette le moment où elle tranche l'assurance aux jarrets, tétanise les bras, aspire les traits du visage et tète les yeux de celui qui va mourir”), la narratrice improbable - et bientôt l'héroïne - de cette histoire, c'est la vieille sorcière de la Martinique, son vieux tas de pierres, de boue et de magma : la Montagne Pelée.

Figure mythologique, bestiale, concentré de haine pure et d'absolu mépris envers “l'engeance humaine”, le volcan omnipotent et omniscient, divinité altière, jalouse et malveillante, s'apprête à déverser avec jubilation sur les habitants De Saint-Pierre toute sa fureur à dimension biblique. 90 secondes. 30 000 morts.

"Quatre-vingt-dix secondes", qui esquisse en arrière-plan l'histoire coloniale de la Martinique, dresse sans complaisance le tableau des ambitions, des petites vanités et surtout des craintes de la Métropole qui empêchèrent l'évacuation des populations quand elle était encore possible et furent directement à l'origine de ce bilan humain : il était tout simplement hors de question, en pleine période électorale, de prendre le risque que le vote noir l'emporte sur le vote blanc. Or, en cas d'évacuation, seuls les Noirs seraient restés...

De cette tragédie qui marqua à jamais la mémoire de la Martinique, de ce désastre sans précédent, Daniel Picouly tire un roman au ton léger, ironique et drôle qui illustre avec beaucoup de talent cette capacité - et cette grandeur - qu'ont parfois les hommes face aux plus grands malheurs : celle de ne surtout pas s'appesantir, de ne pas s'attarder au désespoir, mais de rire face au destin et à la mort en attendant les jours meilleurs et les lendemains qui chantent.

Un roman original, très documenté et bien écrit, que j'ai lu d'une traite et que j'ai beaucoup aimé.
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