Madame,
Vous m'avez demandé de vous donner mon ressenti d'une récente lecture en trois mots, à savoir
Les Liaisons dangereuses, d'un certain
Pierre Choderlos de Laclos. Trois mots, c'est beaucoup et peu à la fois. Allons, puisqu'il le faut, Madame, je citerai trois adjectifs : intelligent, audacieux et beau.
Quoi ? Vous voulez que je développe mon propos ? Allons, c'est une délicieuse invitation à aller plus loin, que je ne saurais refuser...
Je vous ferai grâce de l'intrigue puisqu'elle est connue de tous ici sauf des sots peut-être et de ceux qui n'ont pas lu le livre bien sûr.
Qu'un homme dont le métier était dédié aux armes ait su parler de la chose amoureuse de manière si délicieuse et admirable en dit long autant sur l'avenir de nos armées que sur une certaine vision de l'amour.
Ce que j'ai aimé c'est tout d'abord le genre, épistolaire dirons-nous. Cela ne vous aura pas échappé.
C'est sa richesse, c'est un procédé inouï, dont bien des écrivains médiocres devraient s'inspirer. Toute la force suggérée du roman est là, prodigieuse et suggestive, par ellipses successives...
Ici, ce sont des lettres qu'on écrit, qu'on envoie, qu'on lit, parfois qu'on retourne à l'expéditeur ou bien qu'on brûle...
Parfois ces missives sont de véritables sarbacanes qui touchent au coeur.
J'ai aimé l'élégance des mots qui disent avec la même délicatesse « Je t'aime » et « Adieu ».
Il y a ici des mots qui se posent comme de la soie sur la peau.
Des mots peut-être transgressifs par moments puisque l'audace de franchir des frontières inconnues s'invite dans ce paysage épistolaire presque à chaque page...
J'ai lu dans ces lettres un coeur égaré que déjà trop d'amour enivrait, j'ai vu des amours qui épuisaient des forces dans un combat inégal.
J'y ai vu cette sensibilité qui embellit la beauté.
J'y ai vu aussi cette confusion douloureuse entre l'amitié et l'amour et je pourrais vous en parler, Madame, durant des pages et des heures...
« L'amour aurait-il ce tort d'exclure l'amitié ». Il y a en effet, Madame, une amitié qui autorise l'amour et l'inverse aussi.
Cependant, ici, on ne va pas s'en cacher, l'amitié exprimée par certains hommes à l'égard de certaines femmes a bon dos pour permettre d'approcher mieux un coeur innocent à prendre dans sa nasse... Ces lettres ne disent-elles pas en creux le danger qui détournent les rêveries de jeunes filles vertueuses et solitaires ?
Parfois le désir devient une récompense au lieu d'être une consolation. J'ai aimé entendre cela dans ces lettres.
J'ai aimé lire ici les impatiences de l'amour, les vivre dans ces lettres brûlantes comme des braises...
Puisque vous m'invitez à parler des personnages, je ne les citerai pas tous, deux forcément retiennent mon attention : la marquise de Merteuil et le vicomte
De Valmont dans cette joute épistolaire incroyable...
Je ne saurais dire pourquoi leur relation forte aura tant reposé sur une sorte de malentendu.
La marquise de Merteuil est selon moi le plus beau personnage de ce livre et donne à voir toute sa féminité, mais aussi ce que l'on imagine moins, sa solitude. Bien plus encore, ses toutes dernières lettres adressées au vicomte
De Valmont révèlent un acte féministe foudroyant et un besoin d'amour inconsolable. Elle dispose de son coeur et de son corps comme elle l'entend et l'écrit, transformant la vanité des hommes en de cruelles défaites. En ce sens, ce roman du XVIIIème siècle est d'une exquise modernité.
Valmont a-t-il été une sorte de marionnette dans les mains de la marquise de Merteuil ? Mais ne l'a-t-il pas cherché aussi, bon sang ?
Ainsi je terminerai sur l'intelligence, Madame, puisque vous m'y invitez. Ce livre ne délivre aucune leçon de morale. Il ne faut pas être dupe des mauvaises intentions que l'on peut faire de ce roman, même s'il faut s'attrister du nombre de victimes laissées sur le champ de bataille à la fin de l'histoire. La marquise de Merteuil n'aura pas en définitive le monopole de la cruauté, je vous l'accorde, faut-il ici tout prendre à la lettre ?
Pierre Choderlos de Laclos dénonce dans ces jeux de l'amour avec un cynisme débri
dé l'éducation des femmes dans l'aristocratie de son époque.
Madame, avant de conclure ce billet, je voudrais croire que ce roman ne parle que d'une seule chose et vous l'aurez compris : il s'agit ici d'amour, tout simplement d'amour, mais aussi de la liberté d'agir en tant que femme, pour qui le consentement n'est pas une simple vue de l'esprit.
À force, je me suis demandé quelle détresse avait pu abîmer à ce point le coeur de Mme de Merteuil pour le rendre si méchant...
On nous dit qu'à la fin de sa vie,
Pierre Choderlos de Laclos faillit perdre la tête : pas à cause des choses de l'amour mais pour des faits politiques, nous voilà rassurés.
Avec toute ma profonde affection et mes plus sincères respects, chère marquise...