« My Lan, Q4» griffonne-t-il sur un bout de papier qu’il range dans son portefeuille. «Elle travaille au marché du quatrième arrondissement ; je devrais pouvoir la retrouver, se dit-il, mais je ne veux pas qu’elle ait l’impression que je la harcèle.... J’irai voir dans 2 jours... Ou peut-être demain...» hésite-t-il. Il se ravise : «Non. Après-demain... Bah ! On verra... »
Les explications, il les entend de la bouche de sa fiancée qui traduit au fur et à mesure l’incroyable nouvelle : Abel Demay, le grand-père de Yann est ce Français grâce auquel le père de Lưu Ly a échappé à la mort dans son enfance ! Le collier de Lưu Ly est celui que porte la grand-mère de Yann sur la photo. Elle l’avait elle-même donné à celle de la jeune femme ! Yann est abasourdi. Ainsi, si les deux jeunes gens peuvent aujourd’hui se marier, c’est aussi parce qu’Abel a sauvé la vie de Thìn qui, lui-même, a sauvé celle de Yann !
Le goutte à goutte noir a cessé. Il ôte le filtre en aluminium, le pose dans la coupelle que forme le couvercle retourné sur la table, verse ensuite une cuillérée de sucre fin dans le verre et remue son café en observant le trafic au carrefour.
Le flux, dense à cette heure de la matinée, emporte les voitures peu nombreuses mais toutes de modèles récents dans le flot des « xe honda » - ces cyclomoteurs adoptés par la majorité des Vietnamiens - qui se croisent et se doublent presque sans interruption, ponctuant leur course de coups de klaxon et contournant les quelques piétons qui traversent d’un pas mesuré mais sûr. Dans cette circulation, il distingue un livreur conduisant l’un de ces deux-roues à l’arrière duquel sont empilés d’innombrables bidons vides - à l’image d’une roue de paon - un serveur, perché sur un vélo, qui passe en tenant sur le plat de la main son plateau surmonté d’un bol, ou encore une femme poussant son chariot le long du trottoir jusqu’à la placette en bout de rue où elle va s’établir pour vendre son « xôi », une spécialité de riz gluant.
Au marché couvert du quatrième arrondissement, il se souvient y avoir été l’une ou l’autre fois avec sa mère, il y a plus d’une douzaine d’années ; elle y connaissait une ancienne camarade de classe qui vendait des « sinh tổ ». Il appréciait beaucoup ces boissons faites de jus de fruit mixé avec du lait concentré et de la glace pilée. Son parfum préféré, la papaye, c’est là qu’il l’avait goûté la première fois.
Le quartier a un peu changé. Moins que le centre-ville, mais certaines rues ont été élargies et un immeuble récent fait face au marché. Yann gare son deux-roues à côté des autres devant l’entrée de la bâtisse grise, une construction ancienne au pied de laquelle débordent les échoppes. L’émotion le gagne. Cette fois, il y vient seul. Sa mère n’y reviendra plus ; la maladie l’a emportée sept ans auparavant.
Extrait du journal d'Abel :
Le 15 juillet 1948
Les combats s’intensifient et la chasse aux membres du Việt Minh bat son plein, ai-je entendu. Certains n’hésitent pas à faire terroriser des villageois par l’armée pour les dissuader de rejoindre le mouvement et, en arrière plan, pour les rendre plus dépendants de leur employeur qui peut les « protéger ».
France, as-tu déjà oublié Jean Moulin ?
Le lendemain matin, il se lève à l’aube. Il se sent mieux mais son estomac gargouille fort. Il sort de la pièce en espérant trouver le moine. Personne. Il décide d’aller voir dans la pagode. Au moment de vouloir se chausser pour traverser la cour, il s’aperçoit qu’il n’a rien à se mettre aux pieds. Ses tongs doivent encore flotter quelque part dans la mer de Chine. Peu importe, il y va pieds nus.
Entre les deux bâtiments, deux enfants jouent avec des boites de bière vides. Ils sont vêtus de shorts et de chemises déchirés. L’un deux souffre d’un bras atrophié, l’autre semble en meilleure santé. Lorsqu’ils aperçoivent le Français, ils lui sourient. Il s’avance vers eux en leur rendant ce sourire et demande au premier s’il a vu le Liêm, le vieux moine. Il secoue la tête de gauche à droite. Yann se renseigne auprès du deuxième ; celui-ci ne répond pas. Son camarade lance à Yann :
- Nó không thể nghe thấy !
Il est sourd.
- Chú ơi, con đói bụng quá !
Ils ont faim.