Depuis le traité de Guérande, en 1365, en Bretagne, rien ne va plus. Penthièvre et Monfort se sont accordés sur le papier sur la domination des Montfort en Bretagne. Dans les faits, les puissantes familles continuent de lorgner sur la couronne ducale et, depuis un siècle, placent leurs pions. Ainsi, les Rohan, depuis le Morbihan, les Rieux, depuis le pays de Nantes, et les personnages d'occasion, trésorier, maréchal, etc, nouent et dénouent des alliances pour s'accaparer le duché. À ces luttes intestines se mêlent les vues intéressées des couronnes royales : la France, l'Angleterre, la Bourgogne et les États allemands. À la fin du quinzième siècle, la Bretagne est à prendre. Les plus prévoyants sont peut-être les Penthièvre. Dès 1365, ils avaient fait intégrer dans le traité de Guérande que le duché leur reviendrait si la lignée des Montfort s'éteignait sans descendance mâle.
En 1480, le moment est arrivé. le duc de Bretagne, François II, n'a que deux filles, Anne et Isabeau. Mais les plus riches, les plus opiniâtres et les plus entreprenants sont sans conteste les Français : cette année-là, ils rachètent leur droit aux Penthièvre.
Entre la France et la Bretagne, c'est la guerre. le roi multiplie les harcèlements et la corruption. En 1461 après son sacre, Louis XI exige en vain la vassalité de François II. Par opposition, ce dernier fait participer la Bretagne à la « Ligue du bien public ». Des contingents bretons entreprennent la prise de Paris. En vain. La bataille de Montlhéry s'achève en 1465 au traité de Caen. La même année, le frère du roi révolté se réfugie en Bretagne. Louis XI tente autre chose. Il offre à François II le collier de Saint Michel, marque félonne d'amitié puisque ce collier est un joug - que refuse François II. Plus subversif, dans la trêve pour cent ans qu'il signe avec les Anglais, Louis XI cite la Bretagne parmi les provinces du royaume - ce qui laisse François indifférent, sinon qu'il sent les temps se durcir. Il renforce ses alliances avec l'Angleterre, l'Écosse, la Savoie, la Bourgogne, le Portugal, Milan, et même le Danemark. Elles ne tiennent pas : les signataires décèdent les années suivantes.
Naît enfin une descendance à François : Anne, en 1477, puis Isabeau, l'année suivante. L'avenir du duché est assuré : François promet Anne au Prince de Galles. Comme par magie, Louis XI meurt bien vite, en 1483. Malheureusement, la même année, Richard III, à Londres, fait assassiner
Le Prince de Galles. Tout est à refaire.
Françoise de Dinan, plus riche héritière de Bretagne et la plus érudite des bretonnes, sera la préceptrice et la plus fidèle confidente d'Anne. Les choses empirent : 1484 connaît la révolte des barons bretons contre le trésorier du duché et proche de François,
Pierre Landais. La régente de France, Anne, soeur aînée du nouveau roi Charles VIII, âgé de 14 ans, fait l'arbitre : au traité de Montargis, elle affirme doucement son autorité en rappelant que par le rachat du droit des Penthièvre, son frère Charles VIII est l'héritier légitime de François II. Diplomate, elle prétend s'ériger en juge magnanime en promettant, quoi qu'il arrive, de maintenir la Bretagne dans ses lois et coutumes si jamais elle devait revenir à la couronne de France. En attendant, elle nomme Jean de Rohan, puissant seigneurs breton qui brigue la couronne ducale, une armée pour accorder les barons révoltés. Après la prise de Guingamp, la régente le nomme lieutenant de Basse-Bretagne et promet à ses fils, puisque la Bretagne doit lui revenir, Anne et sa soeur Isabeau. Un point pour la France.
Sauf que. La révolte des barons pourrait n'avoir été qu'une supercherie pour obtenir le commandement d'une armée fournie et payée par la France pour aller se saisir de
Pierre Landais qui s'est mis à l'abri derrière les remparts du château ducal à Nantes. Les barons réconciliés et renforcés de cette armée gratuite marchent sur Nantes et se saisissent de Landais, le jugent, le font exécuter en 1485 et se placent unanimement sous l'autorité de… François II. Exit la couronne de France. Et un point pour la Bretagne.
François II oeuvre maintenant à imposer Anne comme seule héritière légitime de Bretagne. Il démontre qu'une trahison des Penthièvre avait été absoute par son prédécesseur, le duc François 1er, en échange de la renonciation des Penthièvre au duché. Les droits acquis par la couronne de France sont caducs. Stupeur. Bon, ces documents sont des faux, mais tout le monde tombe dans le panneau. Deux points pour la Bretagne.
Reste à trouver un époux à Anne. C'est la valse des promesses : François II la donne au duc d'Orléans, premier prince du sang, époux de
Jeanne de France, fille de Louis XI, et opposant à la couronne au point de tenter l'enlèvement de Charles VIII. Comme il échoue, il se réfugie en Bretagne. Au cas où, François II promet encore Anne au duc de Buckingham, au prince d'Orange, au sire breton d'Albret (qui sera l'arrière-arrière grand-père d'Henri IV), au vicomte breton Jean, duc de Rohan, presque aussi puissant que lui, et au roi des Romains et futur empereur, Maximilien d'Autriche, qui signe en 1486 un traité en ce sens. C'est le plus motivé. C'est que, présentant déjà une façade à l'est au roi de France, il se verrait bien constituer avec la Bretagne le mur de l'Atlantique à l'ouest contre lui. Il se plaint vite de la lenteur de la réalisation de l'acte, mais n'agit pas.
Louis d'Orléans, à nouveau sur le point d'être confondu de tentative d'enlèvement de Charles VIII se réfugie encore à Nantes et provoque une nouvelle révolte des barons. C'est qu'à lui tout seul, il renforce l'état financier et militaire de la Bretagne tandis que s'approche l'armée royale : une soixantaine de seigneurs bretons ne veulent pas de cet étranger pour maître et se rangent du côté… du roi de France ! C'est beau la fidélité. En échange, ils signent un accord qui interdit la couronne d'agresser la Bretagne sans un contingent minimum jugé par eux dissuasif. Perdu : la couronne de France n'éprouve aucune difficulté à aligner l'année suivante un contingent plus que double ! Un peu félonne, elle attaque la Bretagne en trois endroits sans trahir formellement le traité… Sûr de lui, mais un peu présomptueux, Charles VIII prédit le 30 mars 1487 la capitulation prochaine du duché. Il prend Chateabriant, Vitré, Dol, Saint-Aubin, Châtillon, Redon, Ploërmel… certains conjurés, comme Rohan, pour le coup, redeviennent alliés de François II.
Maintenant, les Français assiègent Nantes où se trouvent François II et Anne. Un boulet de canon qui détruit le linteau de la chambre ducale soulève les paysans bretons à saisir leurs fourches et leurs faux pour défendre leur duc : tandis que les navires d'Orange aident les manoeuvres des bretons à Vannes, que les lansquenets de Maximilien débarqués à Saint-Malo repousse les Français et que les archers anglais reprennent Fougères, les paysans et pêcheurs bretons font lever le siège de Nantes aux Français. Allez, balle au centre.
Problème : François II n'a plus d'argent pour payer les soldes. Nantes y pourvoit, mais l'avancée française reprend : l'artillerie italienne, du côté français, vainc les lansquenets autrichiens, du côté breton, à la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier, défaite symbolique de la perte d'indépendance bretonne qui s'annonce. Saint-Malo et Dinan sont prises. Les Français s'avancent vers Rennes. François II se résout à demander la paix. Conseillé, Charles VIII renonce par le traité du Verger de 1488 à l'annexion pure et simple et opte pour l'affirmation de la vassalité : Anne et Isabeau ne trouveront mari qu'avec l'accord du roi de France, tous les étrangers doivent quitter le duché, Saint-Malo, Dinan, Fougères et Saint-Aubin restent françaises. François II, d'une chute de cheval, meurt un mois plus tard.
Et voilà Anne, à onze ans, qui est bien devenue l'héritière incontestée du duché, mais, malheureusement, d'un duché vassal de la monarchie française. En plus, malgré le traité du Verger, les Français poursuivent la guerre : Vannes et Concarneau sont prises, puis Brest. Engagés dans la mise en concurrence pour la main d'Anne, Anglais, Espagnols et Allemands débarquent en Bretagne pour aider la duchesse en déroute.
Le chancelier Montauban lui conseille cependant un parti plus sûr, c'est-à-dire moins lointain que ces alliés étrangers et timides : les trahisons innombrables de Rohan l'évincent certes, mais il reste d'Albret, qui s'échine encore à exiger la main d'Anne, l'un des plus puissants, plus opiniâtres et plus influents seigneurs bretons… dont la laideur fait horreur à Anne. C'est non.
Montauban expose alors à la duchesse la réalité de son duché et lui ouvre les archives de Bretagne : Anne découvre la litanie des seigneurs bretons soudoyés par le roi de France depuis des décennies. Tous espionnent le duché et font le jeu de la couronne : des barons, des vicomtes, des prélats et même, et même… non, c'est impossible, Françoise de Dinan, sa fidèle préceptrice qui a toute sa confiance et lui a tout appris ! Scandale dans la capitale bretonne.
Démasqués, Françoise, d'Albret et quelques autres s'exilent à Nantes où ils instaurent un gouvernement dissident. À Rennes, Montauban conseille fortement Anne de s'imposer en affirmant publiquement le titre de duchesse par l'usage de son sceau sur un premier document officiel. En vain, elle tente une dernière fois de recouvrer Nantes et la soumission des insurgés, en s'approchant des murs de la ville. Les insurgés la veulent entrer seule et baisser la tête - sans dire qu'ils lui feront épouser ensuite d'Albret de force. Sentant le piège, Anne reprend le chemin de Rennes. Elle y est certes proche des positions françaises, mais la ville est très fortifiée. Elle y sera à l'abri et s'y fait couronner duchesse en la cathédrale au début de 1489. Ruinée, Anne fait fondre une partie des biens du duché et de ses bijoux personnels. Et tout semble s'arranger : les séditieux de Nantes fléchissent : incapables eux aussi de lutter contre les Français, ils prennent conscience qu'ils ne pourront de toute façon doubler la duchesse dans la possession de la Bretagne. Pragmatiques, ils abandonnent leurs prétentions en échangent de dédommagements pour les destructions et les pillages de leurs terres.
La réconciliation est faite, mais elle ruine encore un peu plus Anne et la Bretagne, qui règle les tractations par un nouvel impôt. Avec l'aide des contingents étrangers la Bretagne reprend un peu de terrain sur les Français : Concarneau, Morlaix, Lannion, Vannes, etc.
Se bougeant enfin les fesses pour sa fiancée, Maximilien fait signer à Charles VIII en 1489 le traité de Francfort où il s'engage à restituer à la Bretagne toutes les terres encore en sa possession, avec une condition : que les armées étrangères quittent la Bretagne. Anne ratifie elle aussi le traité et sollicite maintenant le Pape. À Avignon d'une part et à Calais d'autre part, la médiation du Pape entend accorder la France, l'Angleterre et la Bretagne. Tout s'enlise.
L'Angleterre ne veut pas renoncer à la Bretagne d'où elle envisagerait volontiers la reconquête de la Guyenne - et l'Espagne celle du Roussillon qui ne veut pas des Anglais à sa porte. Maximilien serait un moindre mal. le Prince d'Orange, pour la Bourgogne, négocie le mariage.
Après quelques allers-retours de délégations entre Rennes et Innsbruck, en 1490, voilà Anne mariée, reine des Romains et Maximilien duc de Bretagne.
Victoire pour la Bretagne, on dirait.
Oui, mais le mariage s'est fait par procuration, Maximilien ne s'étant pas déplacé. D'Albret et Charles VIII fulminent. le premier, toujours aussi versatile, ouvre les portes de Nantes au second qui, par des largesses s'accorde la fidélité des Nantais. Maximilien s'offusque mais, de par la lenteur de l'exercice du pouvoir dans les États allemands (convoquer la diète, obtenir son accord, puis….) et du fait des désordres en Bohème, tarde à intervenir. de son côté, l'Espagne assiège Grenade et l'Angleterre, débitrice de la France, préfère la ménager. Charles VIII a les mains libres : Dinan, Brest, Vannes et Saint-Malo repassent sous domination des Français qui s'apprêtent à assiéger le dernier bastion : Rennes.
Sans perdre de temps, Charles VIII se comporte en vainqueur. Rabiboché avec son frère, Louis d'Orléans et futur successeur, Charles VIII le nomme à la tête de la capitale bretonne qu'il ne prend pas et nomme Rohan lieutenant général de la Bretagne.
Anne est libre de rejoindre son époux en Autriche, la Bretagne ne lui appartient plus.
Autre solution : elle épouse le roi de France. Problème, voilà dix ans que celui-ci est promis à la fille de Maximilien… dont elle est elle-même la femme…
Anne refuse de renier son époux, Maximilien. Mais on renvoie en Autriche la jeune Marguerite élevée en Île-de-France depuis dix ans et que Charles a encore promis l'an passé, les deux mains sur la Bible, d'épouser. Des promesses, toujours des promesses.
Voilà, c'est fait. Anne se donne le meilleur parti qui soit. Plus puissant que Rohan, moins laid que d'Albret, plus énergique que Maximilien, plus riche qu'Henri VII, elle épouse le roi de France. Les fiançailles d'Anne et de Charles ont lieu à Rennes à la fin de l'année 1491 et le mariage en Touraine au château de Langeais. Par contrat, Anne se dessaisit de tous ses droits en Bretagne. Si elle devient veuve, elle devra épouser le successeur de Charles.
Depuis Florence,
Laurent de Médicis admire le coup de force de la couronne de France.
À Londres, Henri VII s'inquiète de cet accroissement de puissance ; et à Innsbruck, Maximilien, qui ne bouge toujours pas le petit doigt, enrage. Tout le monde lui répond que son mariage par procuration même pas consommé de toute façon ne valait rien.
À Saint-Denis, le 8 février 1492, Anne, impératrice putative, convoitée par l'Europe entière, est la première reine de France à recevoir les sacrements.
Bon allez, match nul. La France s'est bien battue quand même.