Une histoire de braquage. Quelques centaines de milliers de dollars, un convoi de fonds, cinq braqueurs dont un cerveau et une taupe. Tous les éléments de la tragédie contemporaine sont en place et, dès le clap de départ, les mitraillettes sifflent et le sang coule. le coup a été préparé soigneusement par Malito, dont le nom (qui signifie méchant) sera aussi bien de pseudonyme : logistique de la fusillade, points de chute où fuir en attendant le retour du calme … Mais le casse est si sanglant que toute la police de Buenos Aires est sur les dents. Il se murmure cependant dans les journaux que la police est à cran car, complice, elle n'a pas été rémunérée par ces tueurs qui se passent décidément de loi, et surtout de foi, c'est-à-dire du code d'honneur des malfaiteurs.
Acculés dans leur fuite, les braqueurs passent de l'autre côté du Rio de la Plata, à Montevideo, en Uruguay. Là, pris au piège dans une souricière peut-être aménagée par la police, les trois survivants vont livrer une résistance qu'on qualifierait d'héroïque, si l'on oubliait la nature des actes commis par ces trois hommes.
Voilà un fait divers : un braquage qui tourne mal et qui finit, comme il a commencé, en bain de sang. Voilà une anecdote personnelle : l'auteur,
Ricardo Piglia, fait la connaissance dans les années 1960, dans un train en partance vers La Paz, d'une jeune femme qui se dit être la compagne de l'un de ces hommes. Elle lui raconte son histoire et lui, jeune écrivain, prend des notes. Des notes qu'il retravaillera à partir de 1995, publiant le roman en 1997, un roman sous forme de chronique judiciaire et journalistique dans lequel
Piglia refuse presque le rôle de romancier. Il écrit, dit-il, en respectant ce que lui disent les archives de l'époque et ne consent qu'à peine à combler les vides. de là émerge un récit qu'on dirait troué, flou par moment, où la rumeur, les on-dit, les peut-être sont, à l'égal des certitudes, les trames solides de ce récit.
Au-delà du fait divers, il y a des hommes et des femmes qui, aussi détestables puissent-ils être par leurs actes, méritent que la plume de l'écrivain gratte leurs vies à l'encre noire. Malito, Mereles le Corbeau, Bazan le Bancal, et surtout Bébé Brignone et Dorda le Gaucho Blond. Des hommes, donc, un brin fêlés, fêlés voire brisés par la vie, par des jeunesses rudes passées entre les camps de redressement, la prison et les quartiers mal famés de la capitale argentine. Des hommes à la gâchette facile, certes, qui se piquent et sniffent de la cocaïne, mais des hommes qui aiment aussi. Des hommes, des voyous, c'est certain, qui ne sont pas seulement animés par l'appât du gain : preuve en est la scène qui donne son titre au livre, ultime bras d'honneur de ces marginaux à une société qui prend en horreur la violence visiblement illégale mais s'accommode très bien de celle, tout autant illégale, ou du moins amorale, qui est invisible.
Car
Piglia campe son roman dans l'Argentine des années 1960. La police, largement corrompue, use de méthodes barbares, dignes de la guerre sale sud-américaine, pour obtenir des aveux tandis qu'au somment de l'État s'agitent les péronistes pourtant interdits et les conservateurs. Tout cela crée naturellement une ambiance lourde et les journalistes du roman s'interrogent sur les liens entre le braquage, la police et les péronistes, sans jamais pouvoir avancer de preuve.
Objet littéraire étrange,
Argent brûlé serait un fait divers étiré, ausculté et pourtant respecté par
Ricardo Piglia. Prétexte à une analyse en surface de l'Argentine des années 1960, c'est aussi un roman noir dont le rythme, parfois soutenu, sait s'adoucir pour établir quelques repères. Sans doute y avait-il prétexte à creuser plus encore. Mais cela, puisque les archives ne le disaient pas,
Piglia ne l'a pas écrit.