Moi aussi je vivais dans un monde transparent et, attiré par une certaine cathexis monacale, essayais de suivre une routine fixe, même si je me sentais de plus en plus perturbé. Je souffrais de petits troubles qui produisaient en moi d’étranges effets. Je ne parvenais pas à dormir et, au cours de ces nuits d’insomnie, je sortais marcher. La ville avait l’air inhabitée et je m’enfonçais dans les quartiers sombres, comme un spectre. Je voyais les maisons dans les ténèbres de la nuit, les jardins ouverts ; j’écoutais la rumeur du vent entre les arbres et parfois j’entendais des voix et des bruits obscurs. Je pensais même que ces nuits blanches et mes déambulations dans les rues désertes étaient en réalité des rêves et, de fait, je me réveillais le matin, épuisé, sans être certain de ne pas avoir passé la nuit à me retourner dans mon lit, sans quitter la chambre.
Les souvenirs restent fixes, comme des gravures.
Nous revînmes en marchant dans le parc et je lui racontai mon entrevue avec Parker. Elle ne pensait pas que je devais m’en faire. Tous les habitants de New York (sauf les Noirs) reçoivent ce genre de visite du FBI. Les Noirs, ils ne leur rendent pas visite, ils les descendent directement, ou les foutent en prison, dit-elle… Si le FBI menait des enquêtes sur eux, les Noirs, ils se sentiraient plus en sécurité.
N'est-ce pas remarquable qu'une série d'événements et que le caractère d'un individu concret puissent se décrire en transcrivant le fragment d'une oeuvre littéraire ? Ce n’était pas la réalité qui permettait de comprendre un roman, c’était le roman qui faisait saisir une réalité qui pendant des années avait été incompréhensible.
Ceux qui servent à boire dans les bars sont capables d’avoir une conversation soutenue avec un muet.
Dans l’île déserte, on rumine, on murmure, on parle entre ses dents, on pense. Personne ne peut savoir ce que nous tramons, les pensées ne peuvent pas se voir. Voilà en quoi consiste la clandestinité aujourd’hui, il faut se replier et reprendre de zéro. Nous vivons une époque de reflux et de défaite ; il faut être capable de rester seul pour recommencer. La nature a pris la précaution de faire invisibles les pensées. C’est le dernier refuge de la rébellion.
Les Psaumes sont pour la plupart des cantiques de mendiants qui faisaient entendre leurs litanies. Et dans l’Odyssée, Ulysse — déguisé en vagabond pour ne pas être reconnu — est obligé de se battre avec Iros, un mendiant qui traîne devant les portes du palais, à Ithaque.
Les vagabonds et les mendiants ont vu passer, assis sur le bord du chemin, des siècles d’histoire devant eux : les empires s’effondrent, les guerres se succèdent, les formes politiques et les systèmes économiques changent, mais il y a toujours quelqu’un qui mendie et erre dans les rues enveloppé dans des haillons.
La jouissance ne peut pas se socialiser et ne respecte pas l’équivalenceI. Elle échappe à la logique économique. C’est pourquoi les utopies tendent à nier directement la sexualité, parce qu’elles ne peuvent pas la réglementer démocratiquement. Il y avait bien sûr des utopies sexuelles, mais elles étaient toujours arrogantes et despotiques. Les tirages au sort manipulés pour réglementer le choix des partenaires sexuels et améliorer la race dans La République de Platon ; l’esclavage philosophique désiré de Justine dans le roman de Sade ; les maisons closes dans la vie de Bataille ; les corps comme monnaie vivante dans les échanges aristocratiques de Klossowski.
Les femmes de mon âge ne vieillissent pas, mon cher, elles perdent seulement la boule!
C'est pourquoi les utopies tendent à nier directement la sexualité parce qu'elles ne peuvent pas la règlementer démocratiquement.