L'annee nue? Comment ca, nue? Sans ses oripeaux populaires? Sans ses accoutrements socialistes? Sans ses uniformes guerriers? Mais non, elle les porte tous, et il n'y a qu'un ecrivain pueril a voir a travers ses affublements, ses parures, a la saisir dans toute sa nudite. Pueril parce qu'il ne peut s'imaginer qu'il paiera de sa vie pour avoir transcrit toute la grandeur, toute la misere et tout le malheur, meles intrinsequement, toute la brutalite sauvage de ce grand cataclysme, la revolution.
C'est l'annee 1919. Aux confins de la Russie europeenne et de la Siberie asiatique. Dans la ville d'Ordynine. Une ville “située au-delà de la Kama. Aux confins du ciel, tout au sud, la steppe ; tout au nord, les forêts et les marais ; à l'est, les montagnes. La ville d'Ordynine, ville de pierre en pleine forêt, est située sur une colline dominant la rivière Vologa. On ne sait d'où vient son nom : si la ville l'a donné à ses princes, ou si les princes Ordynine l'ont donné à la ville”. Et cette annee voit la fin des Ordynine, qui ne sont plus tellement princes mais plutot bourgeois decadents, degeneres, qui mourront en cette annee de maladie, de syphilis, de folie. Seuls une candide jeune fille et un parent eloigne echapperont a la malediction familiale ou a la vindicte populaire, choisissez ce qui vous semble le plus appropprie, en integrant une commune campagnarde. Pour peu de temps, helas, car ce genre de commune, ou on partage tout et on discute de tout ne peut etre bien vue ni des koulaks de la region ni des nouveaux bolcheviks en vestes de cuir qui viennent y mettre de l'ordre et poursuivre a mort ses membres, arrogants dissidents qui veulent tout decider par eux memes, en commune deliberation.
En cette annee de combats ce qui regne dans la ville d'Ordynine, comme dans sa proche region, c'est une penurie de tout. Fleurissent en cette annee les fonctionnaires desoeuvres dans des bureaux de fortune et les speculateurs remplissant les trains qui peuvent encore rouler pour chercher du ble dans les lointaines contrees turkmenes.
Mais c'est une annee ou on respire un vent de liberte inespere. Une annee ou l'amour peut fleurir, incontrole, en ville. “Ah, Olenka Kountz ! Olenka Kountz ! Deux poètes, Sémione Matvéïev Zilotov et le camarade Laïtiss, rêvaient à sa pureté, à sa virginité, chacun à sa manière, chacun avec sa passion douloureuse. Pourquoi, oui, pourquoi ces deux poètes ne savaient-ils pas ce que la ville savait, ce qu'Olenka Kountz elle-même ne cherchait presque pas à dissimuler — qu'il y avait eu à Ordynine, un adjudant, Tchérep-Tchérepas ? Au moment de partir pour le front rejoindre Koltchak aux environs de Kazan, Tchérep-Tchérepas avait promené Olenka Kountz en troïka ; puis, il l'avait fait monter dans sa chambre d'hôtel, l'avait régalée de liqueurs douces, et Olenka Kountz s'était donnée à lui aussi simplement que se donnaient toutes ses amies. Et cela lui était arrivé déjà plus d'une fois, et non pas seulement avec Tchérep-Tchérepas, qui, lui, fut tué quelque part près de la ville de Kazan par ses soldats mutinés. Après tout…”. L'amour fleurit aussi, plus moule aux traditions, a la campagne, si l'on en croit les prieres des amants, Alexis et Oulianka: “Alexei: — Moi, Lexis, je resterai, l'échine tournée vers le couchant, la face tournée vers le levant, à guetter, à regarder... Une flèche de feu traversera le ciel clair. Moi, je prierai cette flèche, moi, je me soumettrai à cette flèche et lui demanderai bien bas : « Où t'envoie-t-on, ô flèche de feu ?» — « Dans les forêts obscures, dans les marais mouvants, dans les racines humides. » — « Salut à toi, flèche de feu, vole là où je t'envoie, vole vers Oulianka, vole vers Kononov, vole et atteins-la en son coeur ardent, en sa bile noire, en son sang brûlant, en sa veine spinale, en ses lèvres sucrées, pour qu'elle se désespère, pour qu'elle s'afflige, pour qu'elle se languisse de moi sous l'astre solaire, à la pointe du jour, à la lune nouvelle, à la bise aigre, aux jours croissants et aux jours décroissants, pour qu'elle m'embrasse moi, Lexis Siémiénov, pour qu'elle m'étreigne, moi, pour qu'elle s'accouple à moi ! Mes mots sont puissants et envoûtants comme la mer océane, mes mots sont forts et collants, plus forts et collants que colle colleuse collante, plus fermes et résistants que taillant et diamant tranchants et meurtrissants. Pour les siècles des siècles. Amen.
Oulianka: — Notre très sainte Mère, recouvre la terre de neige et moi d'un fiancé !”.
C'est l'annee de toutes les possibilites. L'annee de tous les espoirs. L'annee de tous les desenchantements. L'annee de tous les exces. Une annee orgiaque. L'annee ou la vie petille. L'annee ou la mort se dechaine. Une annee cruelle qui donne naissance a une epoque nouvelle dans un vieux pays. Une annee ou Pilniak mele allegrement le vieux et le nouveau, dediant autant de belles pages aux nouvelles vestes de cuir des bolcheviks qu'aux antiques sarafanes des campagnardes. Une annee qu'il resume dans un dernier chapitre, le chapitre 7: “Russie. Révolution. Tourmente”. Un chapitre de trois mots seulement. Mais Pilniak est optimiste, et ce chapitre sera suivi d'une conclusion ou regneront, a cote du travail et de la misere des isbas, a cote de rites ancestraux empreints de sorcellerie, la beaute de la nature, des forets, des hommes et des femmes, de leurs fiancailles et de leurs fetes.
Optimiste, Pilniak? Oui, decrivant la vie telle qu'elle est, toute nue. Il paiera plus tard pour cet optimiste, pour sa naivete, de croire qu'on peut impunement denuder une annee revolutionnaire. L'exposer nue, dans toute sa complexite, dans toute sa verite, aux yeux des lecteurs, a l'insu d'un pouvoir, nouveau ou ancien, qui l'aurait prefere habillee, et surtout maquillee.
Mais nous sommes au debut de 2024, et celle-ci je vous la souhaite habillee selon vos gouts et vos espoirs, mezamis.