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Critique de AMR_La_Pirate


Je découvre cette biographie fictionnelle, Et soudain, la liberté, grâce aux 68 premières fois… un roman écrit « à quatre mains, à deux âmes », sur une idée et un manuscrit d'Évelyne Pisier et une écriture finale de Caroline Laurent.
Nous sommes devant un cas de figure assez exceptionnel : une histoire originale et intéressante mais qui mérite d'être remaniée, la rencontre entre une vieille dame et une jeune éditrice pour un travail de relecture et de réécriture… Quand la vieille dame meurt à peine le chantier littéraire mis en oeuvre, la jeune éditrice termine et publie le roman.
J'ai eu le privilège de rencontrer Caroline Laurent et de l'écouter parler de ce livre ; c'est une jeune femme passionnée et passionnante. Ce roman est devenu l'histoire et le reflet d'une belle rencontre, d'une belle amitié et il porte en lui cette force étrange et intimiste. Il y a du partage, de la transmission, une polyphonie empreinte de « confiance »…

La petite Lucie pose un regard de gamine attentive sur le monde qui l'entoure, sur cette ambiance coloniale dans laquelle elle est venue au monde, là où les « gens de couleur » sont les domestiques des blancs, là où les nounous n'ont pas de prénom mais une fonction, où elles sont malmenées et si peu considérées, sauf par l'enfant, dans « une société naturellement hiérarchique ». Il y a beaucoup de moments forts autour des nounous dans ce livre, notamment « la scène du crouton »… Nous voyons grandir Lucie à Saigon, lors de l'emprisonnement avec sa mère dans le camp de concentration japonais… Nous l'accompagnons dans sa construction de l'Indochine à la Nouvelle Calédonie puis en France, dans son parcours d'adolescente, d'étudiante, de femme, d'amante, d'épouse, de mère, de fille surtout.
Mona voulait être médecin, mais elle a interrompu ses études pour devenir l'épouse d'un haut fonctionnaire et obéir ainsi aux codes de la bourgeoisie du milieu du XXème siècle. Ce livre est l'histoire de sa quête de « libération » ; l'objet du livre tourne autour de l'affranchissement, de la rupture d'avec une éducation raciste, coloniale, antisémite, intolérante, homophobe… dans laquelle un homme vaut toujours mieux qu'une femme.
Ce livre est « un grand portrait de femmes dont le courage doit nous inspirer et, qui sait, nous guider dans nos propres vies » pour reprendre ici les termes de la dédicace de Caroline Laurent.

Ce roman est riche d'une intertextualité particulière, fruit à la fois des souvenirs et des notes d'Évelyne Pisier et du parcours universitaire de Caroline Laurent.
Je n'ai pas tout relevé mais particulièrement apprécié, entre autres, l'Antigone d'Anouilh pour faire le lien entre les nounous de Lucie et celles qui, des années plus tard, s'occuperont des enfants d'Évelyne. La littérature va souvent servir de ponts entre les époques et entre la fiction et la réalité. Nietzsche éclaire le rapport au passé, « l'attitude antiquaire » de la jeune éditrice qui ne peut rien jeter.
L'allusion à La petite Chèvre de Monsieur Séguin de Daudet pour illustrer deux points de vue antagonistes sur le courage et la défaite est assez savoureuse ; pour les deux auteures, « on ne perd rien à essayer ».
La lente décolonisation et ses limites, ses séquelles, est admirablement mise en lumière par la lecture de Peau noire, Masques blancs de Frantz Fanon…
Le deuxième Sexe de Simone de Beauvoir est remis à sa juste place ; en effet, pour nous aujourd'hui, c'est une haute référence féministe, mais pas forcément lue en entier. Le beau personnage de Marthe, la bibliothécaire, est entièrement inventé, figure emblématique et synthétique de « littéraire engagée ».

Caroline Laurent nous propose aussi une plongée dans la mise en abyme de l'écriture, dans ses nuits blanches, dans ses doutes, dans l'urgence de terminer le livre et de le faire exister… dans l'inévitable confrontation de la vie d'Évelyne Pisier avec sa propre vie de fille et de femme.
Se mettre en scène dans le roman donne une dimension autre, une ouverture ; c'est une réponse aux remarques et aux questions, une défense contre « la peur du jugement, du mépris, des mauvaises interprétations » et surtout contre « la peur de blesser, de tomber à côté de la plaque », la peur de trahir Évelyne…
L'écriture est claire et fluide bien que scandée par un chapitrage court. Cela traduit l'urgence, l'impossibilité de fignoler, de donner un cadre trop strict… Malgré la complexité entre les différents niveaux de narration, la lecture est facile… trop, peut-être.

Qui dit biographie fictionnelle, dit contexte historique, personnages référentiels et informations sur une réalité extérieure au récit. Et soudain, la liberté répond à ces critères définis par les théories littéraires, qui autorisent la liberté de l'imaginaire, mais pas seulement : il y a une dimension supplémentaire qui en fait un roman atypique et original mais qui me gêne un peu.
En effet, si Lucie et Mona sont les miroirs d'Évelyne Pisier et de sa mère, si Victor est le double de Bernard Kouchner, si Fidel Castro participe à la fiction et procure un effet de réel… la vraie Évelyne, souvent convoquée par Caroline Laurent, peut-être dans un souci de légitimité de son écriture posthume, brouille les codes du genre. C'est un ajout que j'aurais mieux accepté si le livre était axé sur Lucie, mais Et soudain, la liberté s'achève avec la mort de Mona ce qui prouve bien que le noeud thématique du roman s'inscrit autour du rapport avec cette mère, autour de son parcours exceptionnel, de son évolution d'épouse soumise et dépendante à son rôle de femme militante et libérée, jusque dans le choix de sa fin.
Ainsi, j'ai pu être perturbée par des passages ou des phrases qui mêlaient Mona et Évelyne, la mère de fiction et la véritable instigatrice du roman…

Je salue le travail de recherche, de mise en forme, d'interprétation respectueuse, la part de danger acceptés et assumés par Caroline Laurent.
Un étrange roman qui me laisse une impression d'inachevé, comme si moi, lectrice, j'avais aussi un rôle à jouer.
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