J’avais l’impression de m’enfoncer dans la tempête, de plonger en son sein alors que ce n’étaient que les cieux qui passaient au-dessus de moi en balayant toute la Belle Province. Les phares de la Honda Civic creusaient un tunnel dans le blanc des tourbillons de cristaux. Ce n’était plus le véhicule qui avançait mais les éléments qui se précipitaient vers moi. J’étais comme Han Solo quand il fait passer le Faucon Millenium en hyper-espace et que des milliards de points lumineux semblent bombarder le cockpit : étoiles, super nova, naines blanches, soleils, galaxies… Mon retour devenait l’errance d’un naufragé solitaire.
On s'est fait un dernier signe de la main et ils ont disparu derrière la haie de cèdres des voisins à mesure que nous prenions de la vitesse. Je ne savais pas encore ce que mon père savait depuis longtemps : même si j'allais parfois revenir, c'était fini. En quittant cette maison, je quittais définitivement mon enfance, mon père, sa blonde. Je reviendrais, mais ce ne serait plus pareil. C'était la fin d'un monde. Je comprendrais bientôt ce que signifie être seul, assumer ses choix, décider d'avancer ou de reculer, n'avoir personne à appeler au milieu de la nuit réveillé par un cauchemar où l'on tombe en tourbillon vers la gueule ouverte d'une baleine aux yeux injectés de sang mélange d'Icare et de Jonas, humains punis de leur orgueil et de leurs blasphèmes. C'était la fin de quelque chose. Je me dirigeais tout droit vers les responsabilités, les histoires d'amour compliquées, les haines partagées, les collègues insignifiants, le mariage, le divorce, avoir un enfant, vieillir, changer d'idée, douter, chercher des réponses, sombrer, se relever, tenter, recommencer et, souvent me souvenir de la fois où mon père m'avait dit : "On dirait que t'es allé aux fraises."
« On dirait que t’es allé aux fraises. »
Mon père a fini par s’approcher et m’a pris dans ses bras. Il m’a serré très fort contre lui, comme il ne l’avait jamais fait. Et j’ai senti les sanglots qui montaient à travers les soubresauts de son corps. Des larmes se sont formées au coin de nos yeux. Il a reculé d’un pas en me tenant par les épaules et il m’a dit « Je t’aime, mon fils. »
(Le Quartanier, p.39)
Je me dirigeais tout droit vers les responsabilités, les histoires d'amour compliquées, les haines partagées, les collègues insignifiants, le mariage, le divorce, avoir un enfant, voir ses parents, vieillir, changer d'idée, douter, chercher des réponses, sombrer, se relever, tenter, recommencer et, souvent, me souvenir de la fois où mon père m'avait dit : "On dirait que t'es allé aux fraises."
Mon père et sa blonde étaient rentrés de Vancouver un jour plus tôt que prévu à une heure du matin. On venait de faire l’amour sur le divan dans le salon avec Isa. Ça nous avait ouvert l’appétit. On s’était fait des toasts au beurre de peanuts et un verre de Quick. Tout nus au milieu de la cuisine, on avait mis quelques secondes à réaliser que le bruit de moteur et l’éclat des phares dans la cour annonçaient la fin de notre solitude à deux. On était vite allé se mettre en robe de chambre tout en essayant de faire comme si de rien n’était. Comme on dit, on s’était vraiment fait pogner les culottes à terre. Mon père et ma belle-mère avaient fait un ben beau voyage.
A l'époque de Cesar, on confectionnait des nappes de banquets en fibre de chrysotile et, pour les nettoyer,on les jetait dans les flammes d'où elles ressortaient d'un blanc immaculé.
On savait déjà chez les romains que les esclaves qui filaient le tissu avec les fibres d'amiante développaient des problèmes respiratoires parfois mortels.
On avait mal aux cheveux. On se racontait tout ce qu’on avait vu et entendu.
L'épaisseur des dimanches, leur lourdeur monotone, leurs heures à rallonge .
mais j'en voulais encore plus au mutisme de mon père. Il boudait comme un enfant de cinq ans. Il était peut être un beau calvaire après moi.