"Tell me what thy lordly name is on the Night's Plutonian shore!"
Quoth the Raven...
... Nevermore. Jamais plus.
Nous sommes presque tous en mesure de compléter la ligne, même ceux qui n'ont jamais lu "
Le Corbeau".
L'un des
poèmes les plus célèbres de la littérature américaine, il fait désormais partie de la "mémoire culturelle", de la culture populaire, presque au même titre que Dracula ou Frankenstein. Il serait inutile de compter le nombre de ses reprises et parodies depuis sa première publication dans le New York Evening Mirror en 1845.
On pourrait se demander d'où vient cette notoriété, mais il suffit de le lire pour comprendre. C'est terriblement économe, efficace et troublant. En quelques strophes,
Poe arrive à créer une authentique atmosphère d'horreur, et sa métrique ciselée et répétitive est vicieusement hypnotisante. Jetez juste un oeil sur la première strophe, et vous n'arrêterez plus de lire... et de relire... jamais plus !
Malgré l'aura mystérieuse qui l'entoure, il ne reste pas beaucoup de place pour spéculer sur la genèse du poème, car
Poe s'en charge lui même et l'explique en détail dans sa "Philosophy of Composition". L'histoire en soi est simplissime,
Poe n'utilise presque pas de métaphores poétiques, et c'est à vous de chercher un peu entre les lignes quant à son interprétation. Selon la règle tacite, il ne faut pas confondre l'auteur avec son oeuvre, mais l'année 1845 était rude, pour
Poe. Sa femme Virginia était mourante, sa situation financière catastrophique, et son penchant pour l'alcool se faisait sentir de plus en plus. On peut donc au moins imaginer quelques inspirations d'ordre privé.
Peut-on se fier complètement au narrateur du poème ? Accablé par la mort récente de sa bien-aimée Lénore, il se trouve dans un curieux état entre le rêve et la réalité, plongé dans la lecture de livres ésotériques, quand il entend toquer à sa porte.
C'est minuit, et le temps de ce glacial décembre est affreux à souhait... qui cela pourrait-il être, par une nuit pareille ?
Un corbeau noir, qui viendra se percher sur le buste de Pallas Athéna.
La situation est presque comique : le jeune homme est loin de voir son visiteur comme un véritable émissaire des Enfers, et il lui demande par dérision son prénom.
Mais tout va basculer au premier croassement sinistre du volatile : "Nevermore". Tel est son prénom, et le seul mot qu'il sait dire.
La descente est inévitable. le jeune homme se tourmente lui même en posant au corbeau des questions qui le préoccupent et dont il connaît d'avance la réponse définitive, qui tombe comme un couperet avec chaque nouveau "jamais plus".
Et le tempo s'intensifie encore quand le malheureux au bord de la folie ordonne à son visiteur de partir. La réponse ne se laisse pas attendre...
Poe nous parle de "l'effet de gradation", et il ne reste qu'à admettre que c'est parfaitement réussi.
Qui ou qu'est donc ce corbeau nommé Nevermore ?
On peut prendre le poème au premier degré et voir en lui un simple oiseau apprivoisé qui a appris à parler et qui poussera le jeune homme à la folie par son refrain répétitif. Il n'est pas sans intérêt que
Poe a d'abord sérieusement pensé à un perroquet, et l'idée que la célèbre réplique pourrait être "Polly wants a cracker" est assez pittoresque...
Certains voient
le corbeau comme le Diable en personne, mais cela ne me paraît pas convaincant. En général, le Diable vous propose un marché : votre âme contre quelque chose, mais ici cela ne fonctionne pas.
Reste la troisième possibilité :
le corbeau de
Poe aurait représenté la dépression. le mois de décembre est hautement symbolique; les journées raccourcissent, c'est la période de la mort de la nature et des forces obscures. L'oiseau de mauvais augure va se poser sur le buste de Pallas, symbole de la raison et de la sagesse, et Lénore (prénom qui signifie "lumière" ou "torche") est éteinte à tout jamais. Tout comme la dépression,
le corbeau s'installe sans y être invité, fait ce qu'il veut de sa victime et ne partira pas à la demande.
Les traductions de Mallarmé ou de
Baudelaire sont très belles, mais elles restent des traductions en prose, ce qui enlève presque tout l'effet dramatique à la lecture.
Poe a composé son poème comme un horloger minutieux, en optant pour le rythme trochaïque : un rythme en deux temps, dont la première syllabe est accentuée et la deuxième atone (à l'inverse du iambe, bien plus naturel pour la langue anglaise).
Il ne sort jamais de son schéma statique (ce qui lui est parfois reproché), mais il crée exactement ce qu'il avait en tête : une sensation d'urgence, de quelque chose qui monte crescendo vers l'inévitable mauvaise fin. le tempo du "Corbeau" est le même que celui des musiques qui accompagnent les scènes tendues dans les films d'horreur.
Les fans de métal peuvent vérifier cette théorie dans un hommage épique fait au "The Raven" de
Poe par un groupe au nom inspirant de Rotting Christ; ces chevelus grecs ont tout compris sur les possibilités du vers trochaïque !
Vous pouvez le lire, l'écouter (l'interprétation de
Christopher Lee en vaut le coup), ou même regarder le mémorable épisode qui lui est consacré dans la série Les Simpson... Il y a du choix.
5/5, car je ne trouve aucune raison pour baisser ma note. Mille excuses pour la longueur de la critique, mais il y a beaucoup à dire et l'occasion ne se présentera JAMAIS PLUS.