Sophie Pons est journaliste à l'AFP. Nommée à Johannesburg en 1995, elle y a suivi, les travaux de la Commission Vérité et Réconciliation instituée au lendemain de l'accession à la présidence de
Nelson Mandela pour contribuer à la reconstruction nationale sud-africaine.
La TRC (Truth and Reconciliation commission) a, aux termes de la loi du 29 avril 1995, une triple mission. Elle doit d'abord donner une image «aussi exacte que possible» de la nature, des causes et de l'ampleur des atteintes aux droits de l'homme commises entre mars 1960 et mai 1994. Elle doit ensuite accorder une amnistie à ceux qui révèlent des faits commis pour des mobiles politiques. Elle doit enfin formuler des recommandations pour que soient mises en place des mesures de réparation. Sa fonction n'est donc pas de sanctionner les auteurs des crimes de
l'apartheid. A rebours d'une justice punitive, la Commission incarne une justice réparative, capable, au prix d'une immense «psychothérapie collective» (p. 16), de donner à tous les Sud-Africains une mémoire commune.
La personnalité de Mgr
Desmond Tutu, prix Nobel 1984, influa significativement les travaux de la Commission. Avec lui, les notions d'aveu, de confession, de repentance, de réconciliation, de pardon, de rémission firent leur entrée dans la scène politique. Les victimes en témoignant des exactions dont elles avaient eu à subir, se libérèrent d'un trop long silence. Les criminels voyaient subordonner l'amnistie de leurs fautes à la sincérité de leur repentir.
La tâche de la Commission était immense. Il s'agissait tout à la fois de vaincre les réticences des Noirs qui criaient vengeance et des Afrikaners qui refusaient d'admettre leur culpabilité. Pour convaincre de son impartialité, la Commission a enquêté sur les dérives des mouvements noirs anti-apartheid. Elle n'a pas ménagé ses critiques contre l'ANC dont elle n'a pas excusé les pratiques criminelles, quand bien même ses objectifs étaient jugés «justes et nobles» (p. 95). Cette position extrêmement morale lui valut les critiques les plus vives de Thabo Mbeki, alors vice-président qui, en 1999, succéda à
Nelson Mandela : «Nul au sein de l'ANC ne peut être d'accord avec les tentatives injurieuses de criminaliser la lutte contre la libération». Quelles auraient été les réactions des gaullistes si, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on avait dénoncé les méthodes terroristes de la Résistance !
Dans le même temps, la Commission échouait à mettre en cause les instances dirigeantes du régime blanc. Certes, grâce à elle, les crimes sinistres commis par la Sécurité sud-africaine ont été révélées au grand jour : empoisonnement au thallium, venin de serpent, supplice de l'hélicoptère ... Pour obtenir l'amnistie commise, les tortionnaires ont avoué leurs crimes. Mais, ils en ont renvoyé la responsabilité à leurs supérieurs sur les ordres desquels, ont-ils dit, ils avaient agi. Pour autant, les hauts responsables blancs ont refusé d'endosser une telle responsabilité. L'ancien président Pieter W. Botha, au pouvoir de 1978 à 1989 refuse de comparaître devant la Commission. Il n'a, soutient-il, aucun crime sur la conscience et, dès lors, aucune amnistie à demander. Tous ses actes étaient justifiés par la menace communiste qui pesait, à l'époque, sur le pays. Et les exactions dont s'est rendue coupable la police secrète seraient le fait de quelques «moutons noirs».
Rompant avec l'attitude pleine de morgue du président Botha - qui lui vaudra une condamnation mineure pour refus de comparution - le président de Klerk accepte, lui, de témoigner. Il reconnaît les vices idéologiques de
l'apartheid, mais lui aussi les justifie par le contexte de l'époque. Il affirme n'avoir pas été impliqué dans quelque action criminelle que ce soit, menée par des «éléments incontrôlables» des forces de sécurité. Tout au plus reconnaît-il un «manque de contrôle» sur ses subordonnées.
La tâche de la Commission était si grande qu'on ne peut déplorer qu'elle ne l'ait totalement remplie. Un défaut de l'ouvrage de
Sophie Pons, qui se borne trop souvent à collationner des articles écrits au jour le jour, est de ne pas prendre le recul nécessaire face à cette expérience audacieuse. Tout au plus, dans sa trop courte introduction, se borne-t-elle à évoquer les autres modalités de «réconciliation» : le procès-spectacle qui se résume trop souvent, comme à Nuremberg, à une justice de vainqueurs, ou l'amnésie qui permet à court terme, à un peuple divisé d'ouvrir une page blanche de son histoire, aux risques de tardives «remontées de mémoire».
Entre épuration et oubli, l'Afrique du Sud a fait le pari audacieux, dès 1995, de l'aveu et du pardon. Elle a choisi d'assumer son passé sanglant pour mieux s'en libérer. Comme le conclue
Desmond Tutu : «Nous avons regardé la Bête dans les yeux, nous avons demandé et reçu le pardon, nous nous sommes amendés, maintenant, il nous faut refermer la porte du passé - non pas pour oublier mais pour ne pas nous laisser emprisonner» (p. 12)