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EAN : 9782267049282
253 pages
Christian Bourgois Editeur (07/03/2024)
4.29/5   434 notes
Résumé :
1ère édition : 1965

Depuis près de trente ans, les lecteurs des Saisons forment une sorte de confrérie d'initiés. Ils partagent un même univers, "plaqué" sur le nôtre comme l'or - ou la suie ; ils utilisent le même langage, les mêmes images de référence ; ils se connaissent et se reconnaissent entre eux, un peu comme les lecteurs de Malcolm Lowry ou de Julio Cortazar. Nous avons pensé qu'il ne fallait pas abolir ce privilège, mais le partager, en le m... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (89) Voir plus Ajouter une critique
4,29

sur 434 notes
« Tout est vraiment pourri dans le royaume de Pourriture ! »… Mais, l'herbe est-elle vraiment plus verte ailleurs ?

Conte burlesque et fantasmagorique, fable monstrueuse et fellinienne, « Les saisons » de Maurice Pons a imprégné mon esprit et enlacé mon âme avec son ambiance totalement dantesque qui est de celles qui forgent une mémoire et l'habitent durablement.
Le grotesque côtoie le merveilleux, le burlesque se conjugue au vulgaire, l'imaginaire se pare de robes d'un noir éclatant, aux reflets gothiques, dont les bords s'effilochent en lambeaux noirissimes.
Tour à tour enchantée par la poésie du récit, puis aussitôt écoeurée tout autant que fascinée, littéralement, par des scènes d'une violence ou d'une laideur abjecte, par les odeurs et les visions de putréfaction, ahurie et amusée par son côté burlesque et drolatique, pour enfin être profondément attendrie par la pureté du personnage dans ce monde brutal et injuste, ce récit ne peut laisser insensible tant il sait, avec une réelle virtuosité, convoquer une large palette de sentiments et de sensations.

Maurice Pons par le biais de son « héros » Siméon, si tant est que nous pouvons appeler ce pauvre bouc émissaire un héros, nous convie dans un pays imaginaire dans lequel seules deux saisons coexistent, deux saisons rudes, celle des pluies et celle du gel, en dehors de nos repères habituels d'une année à douze mois. Lors de la saison du gel, le pays est bleu de glace, pétrifiant les éléments, et dure quarante mois, quarante mois sans une goutte d'eau et où « le gel est la pire des sécheresse ».
Lors de la saison des pluies, dite la saison pourrie, de quarante mois également, les pluies sont incessantes, drues, abondantes, les gouttes tombent sans discontinuer, fines le matin pour devenir grosses et grasses au fur et à mesure de la journée, transformant le territoire en un pays de boue et de moisissures. Durant la saison des pluies, les habitants n'ont pas le droit d'avoir un animal chez eux alors que durant la saison du gel les animaux constituent leur chauffage, portés à même leurs corps, quitte, même, à se les mettre dans leur culotte. Chacun se trouve une bête où il peut et comme il peut.

Nous sommes loin, très loin, de ce que le titre, bucolique, peut laisser penser, à savoir un livre sur la diversité et l'alternance des saisons et leurs beautés et plaisirs respectifs. Point de boléro, pas de printemps ici, pas d'herbe tendre, pas de petites fleurs, pas de soleil et de végétaux luxuriants…Maurice Pons nous plonge la tête dans un endroit qui ressemblerait aux pires de nos cauchemars, à l'enfer, ou disons, pour reprendre l'idée excellente de Paul le Caméléon avec j'ai lu ce livre en lecture commune, au purgatoire.

« L'hiver était venu dans la nuit. En quelques heures, comme à l'accoutumée, le pays tout entier se trouva pétrifié par le gel, balayé par un vent sec et violent qui descendait des montagnes. Entre les maisons, le chemin détrempé se trouva changé en une rivière de glace bleue vive et des glaçons, gros comme des pieux, arrachés par le vent, s'y brisaient dans un éclat de métal ».

Siméon est un exilé qui a vécu certaines atrocités dont il est fait furtivement allusion, et qui se cherche une nouvelle terre d'accueil. Bon de coeur et d'âme, patient, pur, optimiste, il est également terriblement laid avec son «teint basané, mais sale sous la barbe vieille. Il avait plus d'une paume de distance entre ses gros yeux et un nez proéminent qui lui donnait l'air triste d'un vieux bélier. Les sourcils lui mangeaient le front et le visage ».
Il arrive un matin dans ce pays sous des trombes d'eau, c'est en effet la saison des pluies.
Le peuple rencontré est rustre, alcoolique - dès la première enfance les petits suçotent des chiffons imprégnés d'alcool de lentilles - vulgaire, grossier, illettré, et chacun, plus ou moins, souffrent de tares, à en juger par la présence de boiteux, de bossus, d'unijambistes, de mongols, de manchots et de culs-de-jatte. Il faut dire que le « médecin » du coin, le mage guérisseur plutôt, dénommé le Croll, ne lésine pas sur les moyens expéditifs pour soigner ses patients. Ses méthodes barbares pour amputer, percer les ulcères, vider les poches de pus, désassembler des corps enchevêtrés et coincés l'un dans l'autre en position post-coïtus, m'ont parfois donné des haut-le-coeur, les scènes de soin s'apparentant davantage à des scènes de boucherie que de médecine.

« le Croll ronflait puissamment sur sa couche de fagots, le ventre à l'air, énorme, indifférent au manège de l'âne qu'il avait installé chez lui pour l'hiver et qui lui broutait des branchages jusque sous les pieds. La bête avait répandu des crottins dans toute la demeure ; certains fumaient encore et l'atmosphère était douillette ».

L'activité préférée de ces étranges habitants est de boire tout en se pressant et se crevant les points noirs du nez…c'est aussi d'assister publiquement à tout ce qui a trait à l'intimité des femmes, et si c'est scabreux et inhumain, c'est mieux : fécondations, dépucelages, avortements, césariennes…
Autant vous dire que l'accueil qu'ils vont réserver à Siméon, différent et plus intellectuel, sera des plus impitoyables, l'estropiant dès son arrivée, le forçant à se nourrir exclusivement de lentilles noires, le reléguant dans une pièce exigüe et sale faisant office de chambre, puis finissant par l'accepter, bon an mal an, en lui confiant notamment une tâche absurde. Siméon vit toutes ces brimades comme des rituels d'intégration un peu durs qu'ils couchent sur papier avec amour et recul, sagesse et résignation, car notre homme veut devenir écrivain. Il veut faire de toute cette boue, de l'or. Au point de se sacrifier physiquement me faisant penser au Christ. Au point de devenir comme eux.

« Je ne suis pas venu vers vous pour prendre mais pour donner et si démuni que je sois, vous ayant laissé déjà plusieurs orteils, un pied presque entier et bientôt, je le crains, une main (une nouvelle fois, sur ces mots, Siméon tendit vers ceux qui l'écoutaient la plaie sanglante de sa paume), je voudrais vous laisser, à défaut d'un livre, une sorte de monument exhaustif, qui perpétuerait mon passage parmi vous… ».

L'art comme moyen de transformer la laideur en beauté, la réalité en idéal, c'est en effet par les mots et leur agencement, mais pas seulement on le devine par la citation précédente, que Siméon veut procéder à cette transformation. Il faut dire qu'il est servi tant les situations sont ubuesques et tant les personnages sont marqués d‘un réalisme magique rendant le récit captivant : la petite Louana, mongole, est une sorte de chaperon remplie de malice et d'audace qui saura le guider et même lui sauver la vie, Clara, dont il tombe amoureux, est une maigre et frêle femme, toujours attifée d'une toute petite robe rose mais dont la fragilité cache une fine connaissance de la biologie reproductive, le Croll est une force de la nature, un guérisseur, un rebouteux aux méthodes d'une inventivité folle et terrifiante semblables à des méthodes de torture, L'aubergiste, la veuve Ham, est une femme énorme souffrant d'éléphantiasis aux moeurs douteuses, la doyenne du village une sorte de monstre fantomatique…A travers l'horreur de ses aventures, l'horreur de ses rencontres, Siméon veut atteindre la beauté, celle qui va purifier le monde. Il veut l'offrir à ce peuple qui l'a pourtant brimé…la référence biblique est évidente, d'autant plus que le Croll l'appelle « mon petit agneau » qui n'est pas sans rappeler la figure de l'agneau sacrificiel. le déluge et l'exode sont également convoqués comme une réinterprétation des grands moments bibliques.
Nombreuses références bibliques donc mais également références mythologiques ponctuent le récit telle cette Vénus sortie des eaux lorsque Clara est découverte en secret par Siméon, sortant des eaux après son bain, celui-ci en tombant alors profondément amoureux.


La force de ce livre réside dans la vision du monde proposée qui est tout simplement inoubliable, inclassable, décalée. Les thèmes soulevés, rejet de l'étranger, opprimé et bouc émissaire, rejet de la beauté dans un monde trop pragmatique et fermé à tout changement, attirance pour un ailleurs fantasmé, sont certes classiques mais cette manière de les relater avec autant de burlesque et de poésie d'une noirceur à vous couper le souffle, avec ces nombreuses références bibliques et mythologiques, rend le livre complètement unique, hypnotique, culte ! Un chef d'oeuvre !

« Je suis écrivain [...] je travaille à mains nues. Je façonne mes mots, avec des voyelles et des consonnes que j'accroche les unes aux autres, un peu à la façon du vannier. Mais avec mes petits paniers, mes corbeilles, j'essaye d'attraper la beauté ».

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Une pochade crayonnée par Jérôme Bosch?
Une fable racontée par un Rabelais qui aurait le vin sombre?
Un conte à la fois drôlatique et inquiétant , cruel comme ceux de Villiers de l'Isle Adam, amer comme ceux de Nodier,  ironique comme ceux de Barbey d'Aurevilly?
 Ou alors une version romanesque des poèmes en prose d'Aloysius Bertrand avec Scarbo qui mène le sabbat?..

Je m'aperçois que face à cet inclassable, cet hallucinant, cet étonnant bouquin, je convoque le 16e ou le 19eme alors que ce livre culte, écrit avec une plume ciselée, limpide, presque classique,  a à peine 55 ans d'existence.

Une fable, certainement, car derrière le réalisme magique de la trame,  se devinent de troublants , et de troubles apologues.

Un étranger arrive dans un petit village de montagne, noyé sous une pluie diluvienne et permanente. On le reçoit mal, on l'estropie même en lui jetant sur l'orteil un crâne  de mouton.
Siméon - c'est son nom- est la patience, la douceur, la résignation personnifiées. La laideur aussi, hélas.  Un bouc émissaire - expression qu'une de mes élèves , qui en ignorait le sens biblique, orthographiait  joliment: "un bouquet de misères", on ne peut mieux dire, en effet, du pauvre Siméon - "un bouc- émissaire -bouquet -de- misères" donc,  destiné à  la vindicte et à la frustration  des habitants  de ce village voué au déluge, à l'ordure et à  la pourriture.

 Toutes les brimades, les cruautés,  Siméon veut les voir comme des rituels d'intégration un peu rudes. Et sur le beau papier de luxe qui est son seul bagage, il consigne religieusement, comme autant de bonheurs,  toutes les vexations dont il est l'objet.

Du "positive thinking" avant la lettre. Le positif, c'est la beauté,  c'est l'art qui comme chacun sait, depuis Baudelaire, maquille l'affreuse nature, l'horrible réalité et les transforme en idéal. Il écrira, c'est son destin, car si Simeon n'a rien écrit jusqu'ici , à part son journal,  il se sait écrivain. Le beau papier de son havresac,  c'est à son grand oeuvre qu'il le réserve.

Ce messie de l'écriture croit que les mots peuvent sauver des maux.

Transformer en beau temps les pluies désespérantes,  combattre le gel bleu puis les tomberaux de neige qui , après la saison des pluies,  apportent la deuxième saison: un hiver rigoureux et assassin où les corps putrescents gèlent , craquent et tombent en poussière de grésil. Obtenir l'amour d'une femme. Trouver sa place parmi les hommes.

Vaste programme! Haute ambition conférée à la plume!

 Autour du futur écrivain qui l'observe grouille un petit monde qui semble tout droit échappé d'un cauchemar : Louana, un petit chaperon rouge vicelard et malicieux, au verbe  ordurier et à la curiosité en éveil, Clara, une jeune épouse fragile mais aux défenses secrètes redoutables,  Ham, la grosse aubergiste,  corsetée et bardée de fourchettes,  et surtout le  Croll,  sorte de mage guérisseur aux méthodes barbares, malicieux inventeur du pendule à desserrer le coïtus canis le plus tenace, amputeur radical de moignons infectés, grand perceur d'ulcères et videur de bubons..

Vous criez grâce ?  Mais c'était juste un petit aperçu!

Il y a ausssi la bêtise jumelle des deux pandores locaux, qui apporte sa petite touche de réalisme rassurant.

Face à cette misère machinale et sans horizon, à tous les sens du mot,  Siméon, qu'on devine échappé d'un monde pire encore , dresse le fragile discours d'une espérance utopique, confortée par l'arrivée sensationnelle de deux anges blonds, bottés et douillettement vêtus qui disent venir d'une terre -et d'un climat-de félicité et d'abondance...

Il faut partir vers ce pays de lait et de miel, ou plutôt de riz et de soleil...

Messie sans pied, sans bras, sans sexe, et bientôt sans voix, Siméon va  les y emmener pour leur perte,   non sans croiser, en sens inverse, d'autres marcheurs , leurs doubles, qui prennent  le village qu'ils fuient  pour une terre promise..

Le déluge, les anges exterminateurs, le messie, l'exode  ...la parodie est évidente.

Comme se lit aussi la parabole amère d'une histoire de l'humanité,  aussi saccageuse que misérable, prisonnière de ses rites et victime de ses rêves, douce à ceux qui commandent et dure à ceux qui n'ont rien.  Dupe des apparences et du cruel espoir.

J'ai plus d'une fois pensé au poème À chacun sa Chimère de Baudelaire...Et pas seulement par image...dans l'âpre saison du gel, chacun, s'il ne veut pas mourir de froid, porte contre lui, sous ses hardes et  contre son ventre, un animal à sang chaud...

Vous dire que c'est une lecture revigorante, qui donne la pêche....vraiment pas.

La stupéfaction, le dégoût parfois, malgré la très haute tenue de la phrase, vous met le coeur au bord des lèvres..

Mais ce mélange d'un univers baroque et d'une langue cristalline et pure, cette cruauté et soudain  cette ironie joyeuse qui claque comme un éclat de rire au milieu d'un enterrement,  cette flexibilité générique qui fait que l'oeuvre relève tour à tour du poème, de la fable, du conte, de la parabole, sans vouloir cantonner cet étrange roman à un genre précis, tout cela fait des Saisons un ovni littéraire - une Chimère, c'est vrai, tête de lion, corps de chèvre, pattes de griffon, - un objet insolite, attachant, unique.

Un livre-culte.
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L'ambition est grande : à travers l'horreur de son récit Siméon veut atteindre la beauté, « une beauté qui purifiera le monde ». Et pour ce faire l'apprenti écrivain a échoué dans une vallée perdue, tantôt rincée d'une pluie diluvienne tantôt gelée d'une incommensurable froidure. Choisis par Siméon comme premiers témoins de son livre à venir les habitants pour le moins frustres de ce lieu pourri vont lui réserver un accueil plutôt hostile, dont ils savourent les raffinements tordus. Mais Siméon ne se décourage pas et à la vindicte populaire il oppose un discours intellectuel, beaucoup de hauteur d'âme, et une bien curieuse proposition...

Une fable burlesque et monstrueuse, de celles qui fascinent et dégoûtent, où pourriture et laideur du monde ont raison de toute tentative d'élévation de l'esprit. Mais pas seulement. Les saisons c'est aussi une référence au bouc émissaire biblique, au rejet de l'étranger, à la difficile place des idées et de la beauté dans un monde trop terre à terre. Par son irrésistible ironie et sa sombre poésie, c'est une vision du monde désespérée assez inoubliable.
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Je vous emmène ce soir à la lisière de l'humanité, à l'endroit où un homme Siméon est entré dans le paysage de ce livre et où nous avons fait sa connaissance.
Ne vous attendez pas à une promenade de plaisir. Ici, c'est sombre, c'est glauque, c'est humide, ça pue, il fait froid. Je parle ici autant de cette vallée perdue, que du peuple égaré, confiné, sorte de damnés de la terre, que s'apprête à rencontrer Siméon.
Siméon est un homme simple, bienveillant, sans doute naïf. Il vient d'un autre pays, il est blessé au pied, harassé par le souvenir douloureux d'avoir perdu sa soeur Enina, nous le devinons, nous devinons que ce fut brutal. Il est pauvre, sa disgrâce physique est à l'inverse d'un coeur que l'on devine aimant, épris d'un espoir fou, d'un désir farouche de comprendre les êtres qu'ils s'apprêtent à rencontrer, celui de venir à eux. Il aborde cet endroit comme un éden et cela en dit long sur la nature du pays dont il vient et sur son attente aussi...
Cela en dit long aussi sur la beauté de son coeur.
Il veut écrire...
Ici les gens de ce village sont soumis aux contraintes des saisons, deux saisons seulement, seize mois d'automne pluvieux pour l'une auxquels succèdent les quarante mois de la saison d'hiver couverte du gel bleu.
Ça fait long, non ?
Siméon est poète, il arrive avec ses seules mains nues, des mains faites pour écrire, sans doute faites pour aimer aussi, je le devine.
Il veut transformer de la boue en rêve. Il veut traverser la pourriture et le froid, atteindre avec le chemin des mots la beauté ultime qui pourra sauver le monde. Il arrive avec des pages blanches, un grand bloc, des crayons, il veut écrire... Il nous donne déjà un aperçu au travers d'un journal, son récit de voyage, je l'ai parcouru, il est beau, prometteur...
Le comité d'accueil va rapidement lui donner le ton. Il va ainsi se heurter à une forme d'hostilité des habitants sans pour autant que cela le décourage le moins du monde dans son dessein.
Et nous voyons ici se dessiner toute une ribambelle de personnages aussi affreux, laids que méchants, à commencer par ces deux douaniers, faisant aussi office de gendarmes, qui exercent dans le village une parodie de l'ordre.
Un coup de pied d'un des douaniers, - le plus méchant nommé Esclados, dans la ramette des jolies feuilles encore vierges d'écrits, symbolise pour moi déjà terriblement cette furie contre les mots.
Les autres personnages sont tout aussi détestables et immondes qu'attachants, à commencer par la veuve Ham, mesquine, antipathique, obèse, qui gère le seul café - hôtel du village où échoue Siméon. « Un jambon de cinq tonnes au corset monstrueux ».
Il y a la petite Louana, lubrique et fouineuse comme un limier, impertinente et trop mûre pour son âge.
Il y aussi l'impudique Clara Dogde, dont Siméon tombe amoureux en l'admirant depuis la rue derrière sa fenêtre, elle nue, faisant sa toilette. C'est à croire qu'elle laisse les volets ouverts exprès. J'ai adoré le délire de l'écrivain sur ce hasard heureux pour lui et la manière dont il entend se servir de ce hasard : fait-t-elle sa toilette nue ainsi tous les jours ? Une fois par semaine ? Une fois par mois ? Une fois par an ?
Et puis il y a le Croll, ce personnage grandiloquent, alcoolique, attachant aussi à sa façon, pas forcément dans celle de soigner, il est autant ingénieux que généreux, ce médecin tout à la fois vétérinaire, guérisseur, aidé dans sa discipline d'un âne à la langue qu'on soupçonne autant râpeuse que vertueuse. Il tente de soigner Siméon...
Siméon, c'est l'étranger, le passeur possible, l'invisible visiteur, la douceur d'un homme qui entre dans un paysage inconnu et hostile.
Des rites de passage lui sont imposés pour qu'il soit accepté au village, conduisant à des scènes inouïes autant grotesques qu'insoutenables.
Tout au long du récit, une étrangeté nous invite, nous étreint, nous envoûte presque, nous assaille, nous écoeure, nous fascine tant qu'à faire.
Ici surgit l'étonnement à chaque page.
J'ai accompagné Siméon dans ce texte, dont le corps se gangrène au fur et à mesure que le récit avance...
J'ai aimé la noirceur, les intempéries, les étranges relations qui peuvent se lier entre les personnages.
Fable sidérante, conte baroque et horrifique, plaidoyer contre le grotesque des foules parfois abjectes, vertige à la lumière des mots... Ce texte dit tout cela.
Ode à la littérature.
Aussi.
Et surtout.
Pour tout cela, ce roman est fabuleux...
Comme il est jubilatoire de lire ce texte avec toutes les portes qu'il nous livre cinquante-sept ans après sa parution !
L'écriture de Maurice Pons est magnifique, poétique, convie à l'étrange en entrelaçant horreur et beauté avec quelque chose qui relève du don, ou de l'art de nous élever dans un texte hors du commun.
Il ne faut surtout pas voir Les Saisons comme un précepte sur l'usage insolite que l'on peut faire des grenouilles... Cependant, j'y ai appris des choses...
À la bonté innocente et vaine de Siméon, répond quelque chose qui n'est pas la barbarie mais se situe quand même à quelques encablures proches.
Siméon, venant écrire dans ce terrible paysage, tentant d'écrire, toujours empêché à chaque instant dans son geste de poser des mots, d'inventer des saisons nouvelles, de transmettre, comment faut-il s'approprier cet élan épris d'espérance et totalement désespéré ?
Je pose ces mots ce soir tranquillement, absorbant en moi les pluies et le gel qui viennent dans les pages.
Je ne regarderai plus jamais une grenouille de la même manière, ni peut-être même un chat ou une vache... J'aurai comme un arrière-goût étrange qui me remontera de la glotte devant un plat de lentilles...
« Chez nous, les grenouilles, elles servent à autre chose. C'est pour les femmes… À cause des enfants, tu comprends. Les maris ne le savent jamais ! Et pourtant, ça les chatouille, là-dedans ! »
Bon, je vous laisse, je vais à la pêche à la grenouille, je connais des endroits où les trouver...
Merci Chrystèle, Sandrine, Paul pour m'avoir guidé vers ce roman qui est un véritable coup de coeur.
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Je ne connaissais rien de cet auteur. Rien. Je suis tombé dans cette histoire comme on tombe sur un rêve glauque, au matin, entre la fin du sommeil et l'appel de l'aube. Une vallée borgne, encaissée de roches et morte de soleil. Des habitants terrés dans des taudis de pierres, à moitié écroulés, la haine aux lèvres. Puis Siméon...l'étranger, l'empêcheur de pourrir en rond qui s'avance au milieu de ce non-lieu, de cette cicatrice purrulente.

Ce livre est une "curiosité", comme celles que l'on exposait aux 17ème et 18ème siècles dans des cabinets, derrière des vitrines, entre deux crânes hydrocéphales. A mi-chemin entre monstruosité du genre humain et farce bouffonne, ce récit écorche, déprime, dégoûte, intrigue ; comme une croûte que l'on ne se lasse pas d'arracher pour la voir à nouveau se reconstituer en une palette de formes et de couleurs inédites.

Derrière ces crachats, ces liquides séreux, ces gangrènes, c'est d'Espoir, de Différence, d'Humanité dont il est question.

Une "question", comme une "torture"...

Ne vous-y méprenez pas, c'est une oeuvre unique.
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Citations et extraits (60) Voir plus Ajouter une citation
Tout autre que lui, poussant la porte vitrée, alourdie par un insolite et arrogant entrelacs de ferronnerie, eût été saisi par l’odeur fétide qui régnait dans la salle : était-elle due aux vomissures qui souillaient le plancher de bois sous les tables ? aux écuelles immondes qui traînaient sur le sol auprès de la cuisinière et au-dessus desquelles bourdonnaient des essaims de grosses mouches ? aux chaussures, aux bandes molletières d’uniforme que les deux douaniers du pays, seuls clients du café à cette heure, avaient retirées pour les faire sécher dans le four de la cuisinière ? Ou bien était-ce l’odeur personnelle et familière de l’énorme paysanne emmitouflée de laine noire qui régnait sur les lieux, visiblement atteinte d’éléphantiasis et que Siméon, en entrant, surprit dans une bien étrange opération : assise à califourchon sur les genoux de l’un des douaniers, – le douanier en second à ce qui devait apparaître bientôt – qui la maintenait contre lui en lui plaquant les deux mains ouvertes sur les fesses, elle lui pressait entre deux doigts les ailes du nez, et la séborrhée sale dont elles étaient gorgées jaillissait des pores en petits vermisseaux à têtes noires. À chaque éclosion ils éclataient de rire entraînant dans leur hilarité le Chef des Douanes qui arbitrait le jeu et comptait les coups avec intérêt.
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Il arriva par le sentier de la cluse, vers le seizième mois de l'automne, qu'on appelait là-bas : la saison pourrie.
C'est Louana qui l'aperçut la première, et plus tard, lorsque le Conseil se réunit pour statuer sur le cas de l'étranger, elle intervint pour revendiquer ce premier regard. Elle avait ce visage d'enfant mongole, hilare, écarlate, qui n'était pas du pays ; elle avait ces intonations étranges qui faisaient qu'on l'écoutait toujours avec stupeur.
– C'est moi qui l'ai vu la première ! devait-elle crier ce jour-là au Conseil. Et elle avait ajouté en éclatant de rire : A travers le cul de ma mère !
Avec sa cousine Cherline, la pâle, la malingre Cherline, aux bras si blancs qu'ils attiraient les pinçons, Louana avait suivi la Brigde, sa mère, là-bas, vers les replats de San-Creps, tout en bordure de la faille rocheuse. Il avait plu la semaine entière, à verse, comme toutes les semaines précédentes depuis bientôt seize mois. Courbée en deux, les reins cassés, jambes nues dans ses bottines et par-dessus sa lourde jupe noire enduite de boue jusqu'aux cuisses, la Brigde n'avait cessé d'arracher, presque au ras du sol, les maigres plants de lentilles qu'elle enfouissait dans un bourras. Elle ruisselait d'eau, elle avait les doigts en sang et son postérieur barrait le ciel comme une montagne mouvante. De temps a autre, et sans même se redresser, elle se retournait pour houspiller les fillettes, les deux bougresses qui marchaient derrière elle dans le sillon pour ramasser la glane, et qui, dans son dos, se chuchotaient des immondices, en pouffant à chaque instant. Le visage de Louana brillait de rire et de pluie.

(Incipit)
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Il arriva par le sentier de la cluse, vers le seizième mois de l’automne, qu’on appelait là-bas : la saison pourrie.
C’est Louana qui l’aperçut la première, et plus tard, lorsque le Conseil se réunit pour statuer sur le cas de l’étranger, elle intervint pour revendiquer ce premier regard. Elle avait ce visage d’enfant mongole, hilare, écarlate, qui n’était pas du pays ; elle avait ces intonations étranges qui faisaient qu’on l’écoutait toujours avec stupeur. — C’est moi qui l’ai vu la première ! devait-elle crier ce jour-là au Conseil.
Et elle avait ajouté en éclatant de rire : À travers le cul de ma mère !
(Incipit)
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Siméon, sous la pluie, parcourut un village aveugle.
Il marchait à pas très lent, tenant son bâton à main nue, le dos courbé sous le havresac et la tête basse. Il portait un manteau de gabardine noir, dont il avait relevé le col. Mais la forte pluie lui glissait entre le col et la nuque, le faisant par instant frissonner.
Il était jeune encore, mais si laid, et d'une laideur si pathétique, qu'on ne lui donnait plus d'âge. Il avait le teint basané, mais sale sous la barbe vieille. Il avait plus d'une paume de distance entre ses gros yeux et un nez proéminent qui lui donnait l'air triste d'un vieux bélier. Les sourcils lui mangeaient le front et le visage.
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C'est que je pense sincèrement que les hommes s'y sont mal pris pour faire leur monde. Ils ont gâché le monde, ils se sont rendus indignes de le posséder. Alors celui qui veut essayer de reconstruire quelque chose, il faut qu'il reparte de rien, ou de presque rien. Pardonnez-moi de vous le dire : vous êtes ce presque rien dont j'avais besoin pour faire mes premiers pas, pour commencer à vivre. Encore un avertissement : ne vous méprenez pas sur mes desseins qui sont périlleux. Ce que je dois écrire n'est pas beau en soi. Je puis bien vous l'avouer, ce sont des horreurs que je dois décrire, des horreurs et des souffrances surhumaines – comme par exemple la mort de ma sœur Enina – et c'est à travers cette horreur que je dois atteindre la beauté, une beauté qui purifiera le monde, qui en fera sortir tout le pus, mot à mot, goutte à goutte, comme d'une burette à huile. Après quoi le monde sera meilleur, et vous-mêmes vous serez meilleurs dans un monde plus heureux. Voilà quelle est ma science.
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Vidéo de Maurice Pons
Les Mistons (1957) film réalisé par François Truffaut , bande-annonce
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