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Critique de michfred


Une pochade crayonnée par Jérôme Bosch?
Une fable racontée par un Rabelais qui aurait le vin sombre?
Un conte à la fois drôlatique et inquiétant , cruel comme ceux de Villiers de l'Isle Adam, amer comme ceux de Nodier,  ironique comme ceux de Barbey d'Aurevilly?
 Ou alors une version romanesque des poèmes en prose d'Aloysius Bertrand avec Scarbo qui mène le sabbat?..

Je m'aperçois que face à cet inclassable, cet hallucinant, cet étonnant bouquin, je convoque le 16e ou le 19eme alors que ce livre culte, écrit avec une plume ciselée, limpide, presque classique,  a à peine 55 ans d'existence.

Une fable, certainement, car derrière le réalisme magique de la trame,  se devinent de troublants , et de troubles apologues.

Un étranger arrive dans un petit village de montagne, noyé sous une pluie diluvienne et permanente. On le reçoit mal, on l'estropie même en lui jetant sur l'orteil un crâne  de mouton.
Siméon - c'est son nom- est la patience, la douceur, la résignation personnifiées. La laideur aussi, hélas.  Un bouc émissaire - expression qu'une de mes élèves , qui en ignorait le sens biblique, orthographiait  joliment: "un bouquet de misères", on ne peut mieux dire, en effet, du pauvre Siméon - "un bouc- émissaire -bouquet -de- misères" donc,  destiné à  la vindicte et à la frustration  des habitants  de ce village voué au déluge, à l'ordure et à  la pourriture.

 Toutes les brimades, les cruautés,  Siméon veut les voir comme des rituels d'intégration un peu rudes. Et sur le beau papier de luxe qui est son seul bagage, il consigne religieusement, comme autant de bonheurs,  toutes les vexations dont il est l'objet.

Du "positive thinking" avant la lettre. Le positif, c'est la beauté,  c'est l'art qui comme chacun sait, depuis Baudelaire, maquille l'affreuse nature, l'horrible réalité et les transforme en idéal. Il écrira, c'est son destin, car si Simeon n'a rien écrit jusqu'ici , à part son journal,  il se sait écrivain. Le beau papier de son havresac,  c'est à son grand oeuvre qu'il le réserve.

Ce messie de l'écriture croit que les mots peuvent sauver des maux.

Transformer en beau temps les pluies désespérantes,  combattre le gel bleu puis les tomberaux de neige qui , après la saison des pluies,  apportent la deuxième saison: un hiver rigoureux et assassin où les corps putrescents gèlent , craquent et tombent en poussière de grésil. Obtenir l'amour d'une femme. Trouver sa place parmi les hommes.

Vaste programme! Haute ambition conférée à la plume!

 Autour du futur écrivain qui l'observe grouille un petit monde qui semble tout droit échappé d'un cauchemar : Louana, un petit chaperon rouge vicelard et malicieux, au verbe  ordurier et à la curiosité en éveil, Clara, une jeune épouse fragile mais aux défenses secrètes redoutables,  Ham, la grosse aubergiste,  corsetée et bardée de fourchettes,  et surtout le  Croll,  sorte de mage guérisseur aux méthodes barbares, malicieux inventeur du pendule à desserrer le coïtus canis le plus tenace, amputeur radical de moignons infectés, grand perceur d'ulcères et videur de bubons..

Vous criez grâce ?  Mais c'était juste un petit aperçu!

Il y a ausssi la bêtise jumelle des deux pandores locaux, qui apporte sa petite touche de réalisme rassurant.

Face à cette misère machinale et sans horizon, à tous les sens du mot,  Siméon, qu'on devine échappé d'un monde pire encore , dresse le fragile discours d'une espérance utopique, confortée par l'arrivée sensationnelle de deux anges blonds, bottés et douillettement vêtus qui disent venir d'une terre -et d'un climat-de félicité et d'abondance...

Il faut partir vers ce pays de lait et de miel, ou plutôt de riz et de soleil...

Messie sans pied, sans bras, sans sexe, et bientôt sans voix, Siméon va  les y emmener pour leur perte,   non sans croiser, en sens inverse, d'autres marcheurs , leurs doubles, qui prennent  le village qu'ils fuient  pour une terre promise..

Le déluge, les anges exterminateurs, le messie, l'exode  ...la parodie est évidente.

Comme se lit aussi la parabole amère d'une histoire de l'humanité,  aussi saccageuse que misérable, prisonnière de ses rites et victime de ses rêves, douce à ceux qui commandent et dure à ceux qui n'ont rien.  Dupe des apparences et du cruel espoir.

J'ai plus d'une fois pensé au poème À chacun sa Chimère de Baudelaire...Et pas seulement par image...dans l'âpre saison du gel, chacun, s'il ne veut pas mourir de froid, porte contre lui, sous ses hardes et  contre son ventre, un animal à sang chaud...

Vous dire que c'est une lecture revigorante, qui donne la pêche....vraiment pas.

La stupéfaction, le dégoût parfois, malgré la très haute tenue de la phrase, vous met le coeur au bord des lèvres..

Mais ce mélange d'un univers baroque et d'une langue cristalline et pure, cette cruauté et soudain  cette ironie joyeuse qui claque comme un éclat de rire au milieu d'un enterrement,  cette flexibilité générique qui fait que l'oeuvre relève tour à tour du poème, de la fable, du conte, de la parabole, sans vouloir cantonner cet étrange roman à un genre précis, tout cela fait des Saisons un ovni littéraire - une Chimère, c'est vrai, tête de lion, corps de chèvre, pattes de griffon, - un objet insolite, attachant, unique.

Un livre-culte.
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