Deux femmes dans un café parlent d'une amie commune.
"Comment l'as-tu trouvée?
- Pas bien du tout.
- La pauvre!
- Que veux-tu, elle ne sait pas gérer son deuil."
Le deuil, la mort de l'homme que cette femme aimait, objet d'une bonne ou mauvaise gestion! Gérer son budget, gérer son temps, gérer son énergie, gérer son angoisse et même, un comble! gérer ses passions... Voici que le vocabulaire marchand gagne ce qu'il y a en nous de plus intime, de plus obscur.
J'ai honte pour ces deux femmes qui ignorent qu'on peut être fou de douleur et qui "gèrent" à petites gorgées leur apéritif du soir.
Le rêve rend visible l’invisible, fait voir de tout prêt le lointain, l’oublié. Les grandes « lois » de l’inconscient ont été découvertes par l’analyse microscopique du rêve. Le rêve : ce télescope de nos nuits.
UN GROS CHAGRIN
Un mot désuet. Je crois bien ne l'avoir jamais entendu sortir de la bouche de mes patients. Trop imprégné du temps de l'enfance? On ne l'avouait pas alors, son chagrin, et même on pouvait le nier quand notre mère, croyant nous deviner - elle se trompait parfois et nous ne voulions pas être consolés de ce qui nous appartenait en propre - , se penchait vers nous avec sollicitude: " Oh, le gros chagrin!"
Qui ose aujourd'hui parler de chagrin d'amour? Plutôt dire, pour atténuer le choc, "déception amoureuse", quand ce n'est pas, chez ceux qui croient que les mots de la psychanalyse vont plus profond, "angoisse de la séparation", "travail de deuil", "perte d'objet".
Si, pourtant, je l'ai entendu prononcer une fois, ce mot "chagrin", par un homme qui venait d'être chassé sans ménagement par sa compagne. Un vieil homme. C'est peut-être pourquoi il n'avait pas honte de dire ce mot venu de l'enfance. Quand je lui demandai ce qui l'amenait à venir me voir, sa réponse fut: "J'ai du chagrin, je suis dans la peine."
Je n'ai pas oublié ce "dans". En prison, avec pour unique compagnon de cellule son chagrin. Son chagrin d'enfant abandonné - qu'on ne compte pas sur lui pour gémir! -, son chagrin de vieil homme qui redoute de voir sa vie se réduire comme une peau de chagrin et de mourir seul au monde.
Le peuple n'existe comme peuple que lorsque toutes ses composantes ensemble ne se reconnaissent plus dans ceux à qui il a confié - comment faire autrement ? - le soin de le représenter; alors, il proteste, il manifeste;
Le rêve : un rébus, une écriture en images.
D'où vient que nous élisions certains mots ? Qu'il y en ait à nos yeux d'aimables ou de détestables alors que d'autres ne nous disent rien, et qu'il en existe de si lourds qu'il nous paraisse urgent de nous en délivrer ?
L'oubli est nécessaire pour donner de l'épaisseur au temps, pour accéder au temps sensible.
« Le rêve est notre mémoire vive: temps perdu, temps retrouvé . »
« Être emporté hors de soi, certes , peut rendre fou, de colère, de dépit, mais nous permet aussi d’être traversés par un désir insensé , de connaître l’amour fou ——ou sage s’il en existe » ...
Douceur des larmes qui consolent et parviennent à émouvoir ceux qui en sont témoins et pour un peu les partageraient.