Il est saisissant qu'au règne autoritaire d'Ivan IV le Terrible ait succédé justement une période de trouble telle que la Russie en connut au début du 17ème siècle. le personnage de
Boris Godounov, qui fut tsar entre 1598 et 1605, apparaît dans ce drame national comme un personnage clé, car il qui mit fin brutalement à la lignée de Rurik (bien que Vassili Chouïski, qui succéda au faux Dmitri et régna pendant un an, en fit partie) et il échoua à imposer son pouvoir dans la durée. Pire encore pour lui, il fut victime du même mécontentement général dont il avait su profiter, et son rival et successeur usa tout comme lui d'armes déloyales pour accéder au trône.
Boris Godounov est un jalon important dans l'histoire de la littérature russe. Écrite en 1825, l'oeuvre marque la naissance d'un théâtre proprement russe qui puise ses modèles dans l'histoire nationale. Si l'autre caractéristique de cette oeuvre marquante pour l'histoire littéraire russe nous est, à nous lecteurs, difficilement accessible - car on touche là aux limites de la traduction ;
Pouchkine use de sa langue maternelle d'une telle façon qu'il la fige presque -, il est remarquable que la pièce est animée d'une langue fluide, très agréablement lisible, ce qui accentue son réalisme.
Le sujet est simple : un homme se fait passer pour le tsarévitch Dmitri, fils du tsar Ivan IV le Terrible, pour prétendre à la couronne détenue par Boris Godonouv. Ce dernier est très probablement impliqué dans la mort violence du tsarévitch, intervenue quelques années auparavant. le faux Dmitri, quant à lui, est appuyé par des puissances étrangères (dont la Pologne), par des boyards mécontents du règne de Boris et par le peuple russe. Loin d'adopter l'unité de lieu exigée par le théâtre classique,
Pouchkine multiplie les lieux d'action, depuis les palais moscovites jusqu'aux champs de bataille à la frontière polonaise. Plus qu'une tragédie, Boris Godounouv est davantage un drame dont les ressorts apparaissent tant psychologiques que politiques. A travers deux personnages principaux complexes - Boris Godounouv et le faux Dmitri -,
Alexandre Pouchkine interroge les thèmes de la légitimité et de l'opportunisme politique.
Qui est légitime pour régner ? D'où provient la légitimité politique ? Délicate question en des temps troublés, lorsque les héritiers d'un tsar tel qu'Ivan IV trépassent (Dmitri) ou paraissent incapables (Fiodor). La légitimité politique semble provenir, pour
Boris Godounov, de la loi du plus fort. Il fait assassiner Dmitri, prince héritier. Ce meurtre originel - ou sa suspicion - entache tout le règne de Boris, le rendant responsable de tous les maux de l'empire. Ses propres malheurs familiaux - le veuvage de sa fille - sont imputés à ce crime affreux, car Boris n'a pas seulement fait tuer le tsarévitch : il a aussi fait tuer un enfant, et un saint, si l'on en croit les nombreux miracles qui ont lieu sur son lieu de sépulture. La légitimité de la force physique parait s'effacer peu à peu, malgré les apparences de légalité que Boris tente de donner à son règne. L'hommage formel rendu par les boyards à son fils, Féodor, sera balayé par le coup de force de Dmitri.
Celui-ci argue d'une autre forme de légitimité : la légitimité historique. Moine dans un couvent, celui dont le nom change constamment dans la pièce - Grigori, le faux Dmitri ou l'Usurpateur - passe en Pologne pour s'assurer des soutiens extérieurs : boyards mécontents de la politique de Godounov, roi de Pologne. A l'aide de mercenaires allemands, il remporte une première victoire militaire, est vaincu et, enfin, a la surprise de voir son rival terrassé par un mal étrange. La faveur divine semble avoir choisi son camp. Cette légitimité du faux Dmitri est fausse, naturellement, puisque nul n'est dupe de l'identité véritable de l'usurpateur.
Pouchkine montre ainsi les mécanismes de l'opportunisme politique dans le monde très restreint des dirigeants de Moscou. Les princes (dont Chouïski), apeurés par Godounov dont ils ont soutenu le règne - Chouïski a notamment diligenté l'enquête sur la mort de Dimitri -, sont excités par la perspective d'en être les continuateurs (ainsi Basmanov, qui entrevoit la possibilité de succéder à Boris sur le trône de Russie) ou les fossoyeurs. Ainsi que l'indique le faux Dmitri à sa promise, son propre parcours et sa propre usurpation ne sont que les prétextes qui servent aux ennemis de Godounov pour agir. L'opportunisme politique est illustré par la promise du faux Dmitri, Marina, laquelle admet n'avoir d'intérêt pour son futur époux qu'en sa qualité de tsarévitch. L'aveu surprenant fait par le faux Dmitri montre les contradictions de cet homme, dont la posture oscille entre chef militaire et amoureux transi.
La légitimité véritable - car le coup de force est à la longue inutile, car le mensonge historique sert de prétexte à qui veut se venger - provient alors, peut-être, de l'adhésion du peuple.
Boris Godounov est acclamé par le peuple, et c'est parce qu'il entend la voix de ce dernier qu'il accepte - l'acceptation est purement formelle, il est vrai, mais l'adhésion populaire est incontournable - la couronne. Les mesures prises par
Boris Godounov vexent le peuple, en particulier celles qui définissent la condition paysanne et servile. le faux Dmitri, battu lors de la seconde bataille, sait que le peuple est derrière lui, et à la force militaire vantée par Basmanov, le conseiller
Pouchkine oppose celle du soutien populaire. La dernière scène, à cet égard, est parlante, lorsque les soldats exigent du peuple qu'il acclame le nouveau tsar. le peuple parle, même quand il se tait.
La pièce de
Pouchkine semble mettre en scène deux hommes dans l'erreur. Les deux poursuivent une chimère nommée pouvoir. Si
Boris Godounov affirme, dans l'exercice de son pouvoir, ne pas goûter à la vie comme il l'espérait, le faux Dmitri se trouve dans l'ivresse de la conquête du pouvoir. L'exercice ou la conquête du pouvoir corrompt les hommes, qui guerroient à tout va (le faux Dmitri) ou promettent les châtiments les plus durs à qui les défient (
Boris Godounov). A l'inverse de ce comportement public, les deux hommes semblent éprouver les plus vifs sentiments pour leurs proches : Marina, sa promise, pour le faux Dmitri ; sa fille Xenia et son fils Féodor pour Boris. Autre point commun : les deux hommes, s'ils sont craints, ne sont pas respectés. le faux Dmitri est qualifié d'ancien valet par l'un de ses soutiens tandis les bruits de palais accusent et défient
Boris Godounov. La filiation avec
Shakespeare - que
Pouchkine admirait - paraît ici évidente, dans l'imbrication du drame humain et du questionnement politique.