Le Prophète
Tourmenté d’une soif spirituelle,
j’allais errant dans un sombre désert,
et un séraphin à six ailes m’apparut
à la croisée d’un sentier.
De ses doigts légers comme un songe,
il toucha mes prunelles.
Mes prunelles s’ouvrirent voyantes
Comme celles d’un aiglon effarouché.
Il toucha mes oreilles,
elles se remplirent
de bruits et de rumeurs.
Et je compris l’architecture des cieux
et le vol des anges au-dessus des monts,
et la voie des essaims
d’animaux marins sous les ondes,
le travail souterrain
de la plante qui germe.
Et l’ange, se penchant vers ma bouche,
m’arracha ma langue pécheresse,
la diseuse de frivolités et de mensonges,
et entre mes lèvres glacées
sa main sanglante
il mit le dard du sage serpent.
D’un glaive il fendit ma poitrine
et en arracha mon cœur palpitant,
et dans ma poitrine entrouverte
il enfonça une braise ardente.
Tel un cadavre,
j’étais gisant dans le désert,
Et la voix de Dieu m’appela :
Lève-toi, prophète,
vois, écoute et parcourant
et les mers et les terres,
Brûle par la Parole
les cœurs des humains.
L’Antchar
Dans un désert avare et stérile,
Sur un sol calciné par le soleil,
L’antchar, tel une vedette menaçante,
Se dresse unique dans la création.
La nature, dans ces plaines altérées,
Le planta au jour de sa colère,
Abreuvant de poison ses racines
Et la pâle verdure de ses rameaux.
Le poison filtre à travers son écorce,
En gouttes fondues par l’ardeur du midi ;
Le soir, il se fige en gomme
Epaisse et transparente.
L’oiseau se détourne à son aspect,
Le tigre l’évite ;
Un souffle de vent courbe son feuillage ;
Le vent passe, il est empesté.
Une ondée arrose un instant
Ses feuilles endormies,
Et de ses branches tombe
Une pluie mortelle sur le sol brûlant.
Mais un homme a fait un signe,
Un homme obéit ; on l’envoie à l’antchar,
Il part sans hésiter,
Et le lendemain il rapporte le poison.
Il rapporte la gomme mortelle,
Des rameaux et des feuilles fanées,
Et de son front pâle,
La sueur découle en ruisseaux glacés.
Il l’apporte, chancelle,
Tombe sur les nattes de la tente,
Et le misérable esclave expire
Aux pieds de son prince invincible.
Et le prince, de ce poison,
Abreuve ses flèches obéissantes.
Elles vont porter la destruction
A ses voisins, sur la frontière.
Mon portrait
Vous me demandez mon portrait,
Mais peint d’après nature ;
Mon cher, il sera bientôt fait,
Quoique en miniature.
Je suis un jeune polisson,
Encore dans les classes ;
Point sot, je le dis sans façon
Et sans fades grimaces.
Onc il ne fut de babillard,
Ni docteur en Sorbonne —
Plus ennuyeux et plus braillard.
Que moi-même en personne.
Ma taille à celles des plus longs
Ne peut être égalée ;
J’ai le teint frais, les cheveux blonds
Et le tête bouclée.
J’aime et le monde et son fracas,
Je hais la solitude ;
J’abhorre et noises, et débats,
Et tant soit peu l’étude.
Spectacles, bals me plaisent fort
Et d’après ma pensée,
Je dirais ce que j’aime encor…
Si n’étais au Lycée.
Après cela, mon cher ami,
L’on peut me reconnaître :
Oui ! tel que le bon dieu me fit,
Je veux toujours paraître.
Vrai démon pour l’espièglerie,
Vrai singe par sa mine,
Beaucoup et trop d’étourderie.
Ma foi, voila Pouchkine.
Stances
Avez-vous vu la tendre rose,
L’aimable fille d’un beau jour,
Quand au printemps à peine éclose,
Elle est l’image de l’amour ?
Telle à nos yeux, plus belle encore,
Parut Eudoxie aujourd’hui :
Plus d’un printemps la vit éclore,
Charmante et jeune comme lui.
Mais, hélas! Les vents, les tempêtes,
Ces fougueux enfants de l’hiver,
Bientôt vont gronder sur nos têtes,
Enchainer l’eau, la terre et l’air.
Et plus de fleurs, et plus de rose,
L’aimable fille des amours
Tombe fanée à peine éclose :
Il a fui, le temps des beaux jours !
Eudoxie, aimez! Le temps presse ;
Profitez de vos jours heureux !
Est-ce dans la froide vieillesse
Que de l’amour on sent les feux ?
La Chanson
L’oiselet du bon Dieu
ne connaît ni souci ni travail.
Pourquoi se fatiguerait-il
à tresser un lit solide et durable ?
La nuit est longue,
un rameau lui suffit pour dormir.
Vienne le soleil en sa gloire,
l’oiselet entend la voix de Dieu.
Il secoue ses plumes
et chante sa chanson.
Après le printemps,
splendeur de la nature,
vient l’été avec ses ardeurs ;
Puis arrive le tardif automne
amenant brouillards et froidure.
Pauvres humains, tristes humains !
Vers de lointaines contrées,
en de tièdes climats,
au delà de la mer bleue,
L’oiselet s’envole
jusqu’au printemps.
Je me souviens d'un instant merveilleux... - Alexandre PPOUCHKINE