Kevin Powers est un jeune vétéran: engagé dans l'armée américaine en 1997, il a combattu en Irak de 2004 à 2005. Je n'ai pas encore lu les romans qu'il consacre à ce sujet et je suis tombée sur ce recueil de poésie que j'ai emprunté surtout par curiosité: je ne connaissais l'auteur que de nom, donc très vaguement.
On peut dire que j'ai tout de suite été happée par les premiers poèmes du recueil, les poèmes d'un soldat sur le front. Il s'adresse parfois à, sans doute, sa petite amie, dans une lettre qui puera la poudre. Il pense au thé que se prépare sa mère, pensive, absente, tandis qu'il est couché dans une cour, sous les tirs, à des milliers de kilomètres de là. Il repense à certaines filles, à son pays. Au plus fort de la peur et peut-être de la honte, il écrit ses poèmes comme des remèdes, des modes d'emploi à la survie auxquels il se raccroche pour ne pas souffrir mais aussi pour garder un pied dans la réalité. Il nous fait toucher, à nous lecteurs, l'intensité de la guerre par les mots, mais ce ne sont que des mots.
Puis, sa guerre est finie, il rentre. Il n'a plus d'armes sur lui pour se protéger. Comment vivre normalement sans cette arme qui assurait sa sécurité, comment vivre normalement tout simplement, auprès des jeunes de son âge qui n'ont rien connu de ce qu'il a vécu?
La poésie est ici un vrai moyen de vivre avec ce traumatisme et c'est ce qui la rend si profonde, si bouleversante, si vraie.
Un poème m'a particulièrement touchée, "Engin explosif improvisé", montrant l'impossibilité de dire ce qu'est VRAIMENT la guerre qu'il a vécue. En voici le dernier strophe:
Si des fils sortaient de ce poème,
vous ne le liriez pas.
Si ces mots étaient façonnés dans le métal
ils nous tueraient tous. Mais ce ne sont
que des mots. Allez,
ils ne sont pas dangereux, vous pouvez les plier et les
glisser dans votre poche.
Mieux, vous pouvez même
les oublier.
Poésie.
De la poésie écrite par un soldat… Cela peut sembler paradoxal.
Ces petits textes sans rime, écrits à son retour à la vie « normale », si tant est qu'il puisse mener désormais une vie « normale », sont un vrai coup de coeur. Ecrits avec les tripes, écrits avec le coeur, l'auteur nous fait partager ses doutes, sa souffrance, cette réalité loin des informations même imagées, et cette culpabilité à laquelle bien peu échappent. Peut-être un bon moyen d'évacuer un « stress post traumatique », terme enfin à la mode, mais qui a pourri la vie de bien des hommes et des femmes.
Entre vers libres et ton conversationnel, nous sommes plongés dans des instantanés de vie, instants fugaces et permanents, visions et pensées, absurdité et gravité de la guerre, les paradoxes nous poursuivent. "amen" signifie commencer ("Frontière"), le beau est dans l'inutile ("Héritage"), l'horreur surgit et repart aussi simplement qu'elle est venue. Les frontières sont abolies et chaos et douceur se croisent ("Une lampe à la place du soleil") . Les poèmes sont vus du point de vue du soldat, Powers étant vétéran de ces deux conflits, avec un parcours similaire à Phil Klay, puisque de retour au pays, l'un et l'autre se sont lancés dans l'écriture et ont repris également des études spécialisées. Powers étudie donc la littérature, plus particulièrement la poésie, à laquelle il se livre avec un touchant bonheur. En effet, il est aussi question de rendre hommage à des disparus, à des victimes civiles ou militaires (Grande plaine), au milieu d'un ordre nouveau fait de fer, d'acier, de poudre et de poussière. le fer, l'acier tordu, symbole de ses vies altérées à jamais, morts ou vivants, qui débordent la réalité ("Engin explosif improvisé").
Si ce poème vous a rendu sourd,
si les mots qu'ils contient fument,
si certains vous ont transpercé le corps
ou celui de ceux que vous aimez, ceci expliquera
un peu pourquoi, des années plus tard,
vous préférez dormir sur le canapé. Si ces mots ont
fait des victimes, ce poème comprendra alors
que souvent, être au lit
signifie baisser
la garde.
Je lui dis que je l'aime comme j'aime ne pas tuer
comme j'aime dormir dix minutes
derrière le parapet du toit-terrasse
contre lequel repose mon fusil.
Je lui dis dans une lettre qui puera,
lorsqu'elle l'ouvrira,
l'huile de culasse et la poudre brûlée
et les mots qu'elle contient.
Je lui dis que le soldat Bartle lance en passant:
la guerre c'est juste nous
qui déchirons nos corps et ceux des autres
avec de petits morceaux de métal.
Si des fils
sortaient de ce poème
vous ne le liriez pas.
Si les mots de ce poème étaient façonnés
dans le métal, si vous pouviez voir
la mécanique de leur courbure
vous espéreriez
qu'ils restent dissimulés
sous les papiers
dans le tas d'ordures où ils étaient cachés
Mais les mots ou les fils vous mèneraient
dans des terrains vagues entre des bâtiments blancs.
Si ce poème étaient façonné dans le métal et vous le
lisiez, si vous
décidiez de lire ou d'entendre les mots, vous verriez
des fils
là où il n'y en a pas,
Dans quelle ville Verlaine tira-t-il sur Rimbaud, le blessant légèrement au poignet ?