Un jour dans un cadre professionnel , je lisais un recueil sur les cas chroniques , véritablement récurrents de dissuasions violentes , mortelles et très scénarisées contre des personnes sociologiquement variées pour le panel , tentant de vivre leur identité gays dans le Wyoming , ceci après avoir examiné les modes de vie clandestins de minorités plus ou moins clandestines, au travers des âges , mais également celle de communautés très contemporaines, ceci , dans le cadre d'une formation professionnelle. Je tombe ensuite sur ce bouquin après avoir vu le film et ce fut pour moi, une émouvante leçon sur l'identité et la mémoire.
C'est avant tout un récit de qualité ( qui se passe au début des années 70) avec de bons exemples variés et de toutes natures . Un récit assez bref mais définitivement émouvant et éloquent , sur les affects des personnages et sur leur univers aussi splendide que potentiellement tragique. le lecteur est sans cesse balloté et il va sans arrêt de la beauté des paysages à de celle des sentiments avec la beauté émouvante de certains souvenirs , à quelque chose de mortifère et de pathétique du passé ou du présent situé dans la vie de ces mêmes personnages .Une vie de naufrage nuancée et marquée par un souvenir de persécution redoutable et traumatique mais fondateur qui s'égrène et génère du réel au fil du temps qui passe , sur une base de souvenirs éblouissants et flamboyants ,aussi nourrissants que les haricots en sauce sur les feux des camp en forêt bivouac de bergers ou de campeurs nostalgiques.
Le malheur prend sa source dans le passé comme le présent et le passé alimentent le futur . C'est selon moi le sujet universel sous-jacent de ce court roman flamboyant d'affects scintillants au soleil du printemps et du dégel du ciel immense du Wyoming , un cycle saisonnier cyclique où s'enracine une mémoire où le temps est linéaire tourné vers le futur et où le passé est donc perdu ou révolu , du moins le croit-on , par erreur et illusion d'optique !
Ce texte est dans la thématique de la clandestinité et de la survivance de l'être , de même que sur la vie dans isolement absolu et sclérosant, du replis total et impérieux sur soi ,de même que sur la force de la mémoire et des souvenirs , qui sont aussi une nourriture créatrice inépuisable.
Ne rien laisser paraitre et la rigidité rigoureuse exigeante avec la rigueur ontologique qui l'anime , est un ressort principale qui bande l'être clandestin . Il y a une réplique dans le livre où dans le film je ne sais plus , un souvenir d'une phrase forte pour moi mais indéterminée , qui perdure entre le livre et le film , que je citerais ici comme je le fais régulièrement ailleurs : « quand t-y peut rien ,faut-y faire « , se dit un des deux personnages principaux devant les concrètes reliques / tangibles de sa mémoire encore ,vive , vivace et à vif . Malgré tout le temps qui passe , celui-ci n'apaise rien , mais il régule néanmoins et fait donc une oeuvre élaboratrice de mémoire incarnée dans le tangible .
Peut-on contrarier l'amour sans brimer et déformer profondément l'être qui l'anime ? Pour moi la réponse est non et elle se tient dans la nature qui nous environne , regardez les arbres tordus par le vent , dans l'observation de leurs formes variées se tient la réponse . En même temps c'est un processus naturel et nos expériences sont le souffle qui nous façonnent et qui génèrent aussi de l'identité individuelle et culturelle ainsi que des lois secrètes qui perdurent en héritage, au travers de la clandestinité codée , ritualisée souvent et de processus initiatiques variés et structurés enracinés dans une mémoire aussi inviolable que agissante . Ce court roman est au coeur de tous ces processus et de toutes ces problématiques des identités contrariées et minoritaires façonnées par le danger et les ruses. Il est également, aussi riche que émouvant , percutant et éloquent tout en dressant les codes qui autorisent la perpétuation de l'identité homosexuelle, dans l'ouest américain impitoyable et pour ceux qui existent sans être visibles. .
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"Bon", fit Jack, et ils se serrèrent la main, se tapèrent sur l'épaule, puis il y eut dix mètres de distance entre eux et rien d'autre à faire que de rouler chacun dans des directions opposées. Au bout d'un mile, Ennis eut l'impression que quelqu'un lui extirpait les boyaux avec la main, mètre par mètre. Il s'arrêta sur le bas-côté de la route et , dans les soudains tourbillons de neige, essaya de vomir mais rien ne vint. Il ne s'était jamais senti aussi mal et dut attendre longtemps avant que la sensation ne se dissipât.
La chemise lui parut lourde et il découvrit qu'il y en avait une autre à l'intérieur, les manches soigneusement enfilée dans celles de Jack. C'était sa propre chemise à carreaux, perdue depuis longtemps, avait-il cru, dans une putain de blanchisserie, sa chemise sale, la poche arrachée, les boutons en moins, volée et dissimulée par Jack à l'intérieur de sa propre chemise, comme deux peaux, l'une à l'intérieur de l'autre, deux en une.
Ennis se réveilla dans le rougeoiement de l’aube, avec son pantalon aux genoux, une migraine carabinée, et Jack coincé contre lui ; sans rien dire, ils savaient tous les deux comment se déroulerait le reste de l’été, et que les moutons aillent se faire foutre.
Et il en fut ainsi. Ils ne parlaient jamais de sexe, le laissaient s’accomplir, d’abord seulement sous la tente la nuit, puis en plein jour quand le soleil tapait dur, et le soir à la lueur du feu, rapide, brutal, avec des rires et des grognements, une abondance de bruits, mais sans jamais prononcer un mot, sauf une fois où Ennis dit : « Suis pas pédé », et Jack enchaîna : « Moi non plus. C’est parti comme un boulet. Regarde personne que nous. » Il n’y avait qu’eux deux dans la montagne, à planer dans l’air mordant et euphorique, contemplant d’en haut le dos du faucon et les lumières des voitures qui rampaient au fond de la plaine, flottant au-dessus des affaires courantes, loin des chiens de ferme et de leurs aboiements nocturnes. Ils se croyaient invisibles, ignoraient que Jœ Aguirre les avait observés un jour pendant dix minutes à travers ses jumelles, attendant qu’ils aient reboutonné leurs jeans, attendant qu’Ennis soit remonté près des moutons, avant d’apporter un message de la famille de Jack le prévenant que son oncle Harold était à l’hôpital avec une pneumonie et avait peu de chances de s’en tirer. Il s’en tira pourtant, et Aguirre revint l’annoncer, regarda Jack droit dans les yeux, sans prendre la peine de descendre de cheval.
La chemise lui parut lourde et il découvrit qu'il y en avait une autre à l'intérieur, les manches soigneusement enfilées dans celles de Jack. C'était sa propre chemise à carreaux, perdue depuis longtemps, avait-il cru, dans une putain de blanchisserie, sa chemise sale, la poche arrachée, les boutons en moins, volée, dissimulée par Jack à l'intérieur de sa propre chemise, comme deux peaux, l'une à l'intérieur de l'autre, deux en une. Il enfouit son visage dans l'étoffe et respira lentement par le nez et la bouche, espérant y trouver la légère odeur de fumée et de sauge, le goût salé de la sueur de Jack, mais il n'y avait rien à sentir, seulement son souvenir, le pouvoir imaginaire de Brokeback Mountain dont il ne demeurait rien sinon ce qu'il tenait dans ses mains.
Ils ne parlaient jamais de sexe, le laissaient s'accomplir, d'abord seulement sous la tente la nuit, puis en plein jour quand le soleil tapait dur, et le soir à la lueur du feu, rapide, brutal, avec des rires et des grognements, une abondance de bruits, mais sans jamais prononcer un mot, sauf une fois où Ennis dit : "Suis pas pédé" et Jack enchaîna : "Moi non plus."
Annie Proulx "Entrevista en Colectivo Imaginario - TN"