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4,11

sur 4114 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
ISBN : 978253059097


"Je ne lirai jamais Proust," me disait un jour quelqu'un, "c'est bien trop long : jamais je n'en verrai la fin." Avec cette ampleur emblématique, les imparfaits du subjonctif qui s'égrènent avec une aristocratique distinction tout au long des pages de la "Recherche ..." constituent, en général, le second épouvantail qui, dans Proust, fait peur au lecteur honnête mais moyen et, en tant que tel, fort peu curieux de tout ce qui n'est pas son train-train. Certains, qui ont tout de même tenté d'aller un peu plus loin, vous avancent, avec une naïveté effarouchée, que, assurément, ils ne sauraient se risquer à lire un écrivain qui, à l'instar d'un autre monument de la littérature, le duc de Saint-Simon - ce mémorialiste de génie que Proust vénérait d'ailleurs comme se doit de le faire tout amoureux de la langue française - est capable d'étaler une phrase sur une seule page minimum - quand ce n'est pas deux. La chose leur apparaît marquée au coin d'un tempérament résolument insane et aussi, même s'ils ne se risquent pas à le préciser, sournoisement et redoutablement malveillant. Car enfin, qui s'y retrouverait dans une phrase de ce type à moins de n'avoir pour autre but que de faire sombrer le candide lecteur dans une incompréhension qui, s'il s'y entête, finira, c'est immanquable, par déboucher sur les sombres méandres de la folie ? Autre reproche souvent fait - et bien à tort là aussi - à Marcel Proust : son snobisme. "Les gens dont ils parlent", me disait un autre quelqu'un, "qui s'y intéresserait ? Ce ne sont que des mondains, nobles peut-être, grands bourgeois certainement, mais tous oubliés depuis belle lurette et qui, au contraire, je vous l'accorde, de certains de leurs ancêtres, n'ont pas marqué L Histoire. Des inutiles, des coquilles vides, et c'est tout."

Enfin, vous avez ceux - j'en ai tout de même rencontré un ou deux spécimens - qui se refusent à lire Proust parce qu'il était 1) homosexuel et 2) d'origine juive, et par sa mère, détail encore plus accablant. Ceux-là, mieux vaut vous enfuir tout de suite dès qu'ils vous exposent leurs raisons de vouloir continuer à ignorer l'un des plus grands représentants de la littérature française. Inutile de chercher à les convaincre : leur cerveau a la taille d'un pois-chiche et leur coeur est en plus piteux état encore.

Maintenant, reprenons les arguments des détracteurs de l'oeuvre proustienne - à l'exception des deux derniers exemples parce que c'est lundi et que, de toutes façons, les chacals ont beau aboyer dans le désert de leur sottise, rien n'empêchera la caravane de poursuivre son chemin.

1) La longueur du texte, tout d'abord. C'est un argument qui s'effondre de lui-même. Des oeuvres bien plus longues, il en existe bien d'autres, à commencer par celle d'un certain Honoré de Balzac - peut-être le champion toutes catégories en la matière. Certes, les personnes qui ont lu "tout" Balzac sont elles-mêmes assez rares mais cela ne tiendrait-il pas avant tout au fait que beaucoup de romans de ce géant, notamment parmi ses premières oeuvres, si étroitement liées à la politique commerciale du roman-feuilleton, avec les horreurs stylistiques et les monstruosités techniques qu'entraîne cette gênante parenté, se révèlent absolument imbuvables, et ceci quoi que nous puissions penser par ailleurs du "Père Goriot", de "La Rabouilleuse" ou d'"Eugénie Grandet" ?

Chez Proust, cette disparité excessive n'existe pas. Tout est fluide, continu et le fleuve ainsi créé coule majestueusement, dans la certitude d'atteindre tôt ou tard et avec la même sérénité au vaste océan de la Littérature universelle.

2) Les imparfaits du subjonctif. C'est vrai, ils sont là, pratiquement tous au grand complet. C'est-à-dire que Proust ne se contente pas de la troisième et somme toute bien placide personne du singulier : les autres aussi se manifestent, çà et là, nous adressant ce salut légèrement hautain mais non teinté de bienveillance qui vient rappeler aux plus anciens d'entre nous et révéler aux plus jeunes que la langue de Rabelais, la langue de Voltaire, la langue de Zola - notre si belle et si délicate langue française - non seulement descend en droite ligne du Latin et de ses conjugaisons si complexes mais que, de surcroît, elle a tout lieu (et j'ajouterai surtout en notre époque sinistre et vulgaire) d'en être fière.

De là à s'imaginer que "La Recherche ..." ne s'exprime qu'à l'imparfait du subjonctif, il y a un abîme d'ignorance grammaticale rigoltourne : Proust l'eût-il voulu que la chose eût été impossible, n'importe qui ayant un minimum de connaissances en grammaire française vous le dira. Pour Proust, ce mode et ce temps sont des outils précis, qu'il utilise ainsi que nous devrions continuer à les utiliser de nos jours au lieu de, comme par exemple les Editions Hachette, troquer le passé simple au bénéfice du passé composé afin que les chères têtes blondes ne soient pas "traumatisées" ... et fassent par la suite de bons, de doux et de stupides moutons de Panurge - en d'autres termes, d'excellents chômeurs qui, ne sachant ni lire, ni écrire correctement, ne songeront jamais à la révolte.

Mais ceci est un autre débat.

3) Une page pour une seule phrase. Bon, d'accord, c'est vrai : comme Saint-Simon, Proust en est capable. Mais il n'abuse pas du procédé. Et puis, après tout, c'est très bon pour la mémoire. Vous retrouver dans les phrases labyrinthiques de ce type et vous réciter des listes et des listes de vocabulaire (français, anglais, tout ce que vous voudrez ...), faites-le le plus longtemps possible, jusque sur votre lit de mort si vous le pouvez, et vous verrez que la maladie d'Alzheimer vous oubliera.

Et puis d'abord, une phrase entière sur toute une page - ou une page et demie - c'est beau, c'est sublime. Je suis de parti pris, peut-être, mais je suis une littéraire pur-sang et je me dois, sur cette question, d'être de parti pris.

4) le snobisme. Peut-on accuser de snobisme un homme qui, en dépeignant les membres d'une certaine société, les montre tels qu'ils sont, et surtout avec leurs propres petitesses ? Les hasards de la naissance et de la Fortune ont permis à Proust de fréquenter certains milieux à la beauté superficielle desquels il a certainement été sensible - ne l'aurions-nous pas été, nous aussi, à sa place, en tous cas un temps ? - mais dont il n'a pas manqué de repérer les laideurs. Puisque, en écrivain et en créateur-né, il n'a pas tu celles-ci, on ne saurait lui reprocher un quelconque snobisme.

Au demeurant - mais il faut l'avoir lu et bien lu pour le savoir - il a aussi décrit les plus humbles, en usant du même oeil impartial et vif. Et c'est toujours le même régal.

Ajoutons deux qualités qu'on évoque rarement quand on parle de "La Recherche ..." : le naturel inouï des dialogues - et croyez-moi, c'est loin d'être à la portée de tout le monde, fût-ce les plus grands - et ... l'humour. Marcel Proust, qu'on représente trop souvent soit comme un dandy intégral, soit comme un asthmatique éternellement enfoui sous ses couvertures dans sa chambre tapissée de liège, Marcel Proust avait un sens de l'humour qui ne dédaignait ni la férocité, ni l'humour carrément noir.

Avec tout cela, comment encore vous recommander de lire "A La Recherche du Temps Perdu" ?

1) Déjà, ne le prenez pas pour un pensum ou "parce qu'il faut l'avoir lu" : abordez-le sans a priori ridicule mais aussi sans nécessité absolue, soit par curiosité, soit par plaisir.

2) Ne baissez pas les bras à la première phrase un peu plus longue, au premier verbe un peu choisi, au premier imparfait du subjonctif qui passe. Proust est mort l'année même (soit en 1922) où paraissait pour la première fois dans son intégralité - et d'ailleurs à Paris - l'"Ulysse" de Joyce. "La Chambre de Jacob" et la célébrissime "Mrs Dalloway", de Virginia Woolf, datent respectivement de 1922 et de 1925. D'autre part, bien qu'il ait commencé à publier dès 1919, William Faulkner, qui fera lui aussi tellement pour la "déconstruction" du roman et une nouvelle façon de le vivre et de l'écrire, ne publiera son premier roman qu'en 1926 et "Sartoris" en 1929. Remettez donc Proust dans le contexte de son époque, en n'oubliant pas qu'il naquit ... l'année de la Commune, c'est-à-dire en 1871.

3) Et si, contre toute attente, eh ! bien, vous n'accrochez pas : tant pis, ne soyez pas déçu. Rangez soigneusement votre exemplaire - surtout si vous êtes jeune. Et patientez. Recommencez de temps à autre, quand vous vous sentez en phase. Qu'importe que vous ne parveniez à lire "A La Recherche ..." que le jour de vos soixante-dix ans ! Seuls les snobs véritables - les cousins des Verdurin proustiens - affirment d'un ton docte que, si vous n'avez pas lu Proust pour vos vingt ans, vous ne méritez pas le titre de lecteur. Il faut de tout pour faire un monde et chaque livre, chaque oeuvre attend son heure.

Non, ne baissez pas les bras, ne vous découragez pas, attendez votre heure vous aussi : et n'oubliez jamais que, si Proust est digne de vous, vous êtes digne de lui. ;o)
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Imaginez que le paradis existe et que la liste de mes péchés ait été supprimée suite à un problème informatique indépendant de leur volonté. Au terme d'une vie trop courte, des proches quittés trop tôt et une PAL toujours pas achevée, j'arrive à l'accueil du paradis. Une hôtesse en tailleur sombre me remet un dossier et un bic mordillé et me dit : « remplissez le en caractères bien lisibles et SURTOUT, rendez moi le stylo ». Dans la partie 7.3, je dois indiquer les noms des trois personnes que je souhaite revoir. J'inscris : 1/ ma mémé qui était bien gentille, 2/ mon chien Snoopy qui était bien gentil, il ne mordait jamais que les inconnus, et 3/ par curiosité et un peu par hasard, Marcel Proust.

Je remets mon dossier et j'entre dans le saint du saint, un peu surpris par le nombre de barrières couvertes de barbelés qui donnent à l'endroit un aspect de centre pénitentiaire. J'apprendrai peu après que la luxure, l'alcool et les Smartphones sont interdits dans l'enceinte de l'établissement. Ils sont donc nombreux à vouloir s'enfuir.

Mémé n'est pas dispo, elle écosse des haricots. Elle a le sourire Mémé, elle pense à tous ceux qui lui ont fait des misères et qui vont finir comme ses haricots, bouillis dans une marmite. Elle repense à la tête qu'a fait Pépé quand il a appris qu'il serait privé de vin rouge pour l'ETERNITE ! Ptdr. Snoopy, fidèle à moi-même et à lui-même, après une démonstration de joie toute en bonds, reste mutique, la langue pendante. Il n'a visiblement pas grand-chose à me raconter, bravo. Je pars donc à la rencontre de notre écrivain national. Il se tient au fond d'un salon de thé, le visage blême, la gorge cachée par un foulard couleur crème, et manifestement, il me fait la gueule.

Ayant fréquenté de nombreux auteurs grâce aux "soirées rencontres" Babelio, je ne suis pas impressionné. Je lui lance un « coucou Marcel » histoire de rompre la glace en douceur. Il pose sur moi son regard noir et me lance, essoufflé : « je n'étais même pas dans ton top 6 Babelio, livres pour une île déserte ». C'est mal parti. Je m'assois à ses côté, penaud et je lui rétorque « mais Marcel, c'est pas ce que tu crois et en plus ta note moyenne sur Babelio est de 4.27, t'es un caïd Marcel, t'as fumé Guillaume Musso».

Les plus malins d'entre ceux qui auront eu le courage de lire ce texte jusqu'ici (ça doit plus faire beaucoup de monde) auront deviné que je noie le poisson, que je vous parle de tout sauf du roman. Mais j'ai du mal à parler des belles choses. Et je trouve qu'il serait grossier de disséquer un tel chef d'œuvre, de poser à nu sur une table en plastique ses tripes stylistiques. Je ne prendrai pas de faux airs de prof de français. J'avoue n'avoir saisi qu'une partie des intentions de l'auteur mais par contre, à mon modeste niveau, j'ai grave kiffé le flow de Marcel !

J'ai connu deux échecs avant de venir à bout de ce premier tome de « la Recherche ». J'ai quinze ans, je suis fougueux (plus pour longtemps), je débute le livre et m'arrête dix pages plus tard. En clair, je me suis endormi avant le narrateur… Dix ans plus tard, nouvel essai. J'ai lu cent pages, un long voyage au bout de l'ennui, j'abandonne une nouvelle fois. Dix ans plus tard - bis repetita -, je reprends le roman et je découvre qu'avec un peu d'efforts, je parviens à rentrer la tête la première (c'est une image) dans ces longues phrases et cette ponctuation alambiquée.

Et maintenant ? Ce livre fait toujours partie de moi. J'en conserve des images au fond de ma mémoire, notamment les clochers de Martinville et les haies d'Aubépine. Des personnages la Recherche ont laissé une trace dans mon esprit : Françoise, la Duchesse de Guermantes, Swann, M. Vinteuil et bien d'autres encore. J'ai parfois l'impression de les avoir rencontrés. Et puis il y a cette géographie qui me parle encore : Méséglise, Combray, la Vivonne, et déjà Paris et Balbec.

Si vous n'avez pas lu ce roman, attendez le bon moment et lancez vous. Si vous en aviez abandonné la lecture, offrez vous une nouvelle chance. C'est plus qu'un roman, c'est un univers parallèle dont l'accès demande de petits efforts de lecture. Vous en sortirez marqué et grandi (déclaration non contractuelle).

P.S.: J'ai été un peu long, Marcel aussi : la Recherche détient le record du plus long roman dans le Livre Guinness des records.
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De l'art de la réminiscence sensitive…

Grâce à « A la recherche du temps perdu » j'ai retrouvé le temps lent de la lecture, celui qui permet de revenir en arrière, de lire puis de relire plusieurs fois une même phrase pour en retirer la substantifique moelle, de la noter, de la savourer, de la lire à voix haute, de poser le livre en songeant à la structure entière de l'oeuvre qui se dessine peu à peu sous nos yeux. Un temps retrouvé pour soi, salvateur, permettant de suspendre la frénésie livresque qui ne manque pas de nous menacer ici et de nous ensevelir tant nous sommes passionnés. Ce livre n'autorise pas une lecture rapide au risque de passer totalement à côté.

« J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l'oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance ».

Ce qui s'est peu à peu imposé à moi, dessiné devant mes yeux, fut une construction étrange en trois éléments assez distincts, quoique liés. Il me plait d'évoquer une figure géométrique, voire, pourquoi pas, un animal chimérique.
Il y aurait tout d'abord une tête, porte par excellence des sens, multiples dans notre cas, un ensemble vaporeux et onirique, d'une beauté renversante, doté d'un regard qui vient vous vriller le coeur, vous sonder, explorer vos propres sens ; puis un ensemble plus carré, plus descriptif représentant une sorte de corps où bat un coeur envouté, soutenant l'oeuvre, la contextualisant, et enfin une petite queue en panache tel un bouquet final permettant de donner du sens à l'ensemble. le tout recouvert d'une toison liant ces trois parties, un fil conducteur, celui du sentiment amoureux et de la crainte de la perte de l'amour, et des souvenirs associés. Voilà comment je me représente ce premier tome de la recherche, naïvement et instinctivement.

La première partie, « Combray », se déroule quinze ans après sa deuxième partie « Un amour de Swann ». Nous y découvrons le narrateur, Proust lui-même, qui évoque ses souvenirs d'enfance en Province, à Combray notamment, dans une dilatation, une confusion, une rétractation, parfois une ronde donnant le tournis, de l'écoulement de la temporalité.
La chronologie linéaire est éclatée, seules les sensations, décortiquées de façon étonnante, sont des repères dans ce passé, sensations ayant le don de ralentir ou d'accélérer le temps subjectif et psychologique. Les sensations sont d'une précision à la fois chirurgicale, décortiquées au scalpel, tout en étant étonnement poétique tandis que la temporalité est, elle, confuse et imprécise, aucune date n'étant donnée. L'âge du narrateur qui attend avec douleur le baiser maternel le soir et qui trempe sa madeleine dans la tasse de thé donnée par la tante Léonie, est juste supposé, une dizaine d'années peut-être mais ayant gardé cette habitude enfantine du baiser du soir, habitude qui a le don d'agacer profondément son père…Quel âge a-t-il d'ailleurs lorsqu'il se souvient ensuite de ces scènes ?
Entremêlement vaporeux du temps, loin de la linéarité du temps calendaire, et étincellement des sensations comme seuls points fixes et brillants telles des pépites dans ce temps proustien, voilà comment se caractérise cette première partie qui m'a totalement subjuguée et captivée. Sans oublier les repères géographiques qui eux aussi sont particuliers comme ils peuvent l'être à hauteur d'enfant pour qui les distances sont déformées, l'espace ayant lui aussi une action sur le temps et les sensations…
Il y a tout d'abord cette confusion des chambres à son réveil, le temps de se réveiller, de se glisser de nouveau dans la temporalité, de reconstituer l'intégralité de son corps, de remettre les meubles à leur place, les fenêtres aux bons endroits, trouble merveilleusement dépeint par Proust. Est-il dans sa propre chambre, dans celle de la maison de tante Léonie, dans une autre encore ?
Alors que la nuit abolit le temps et donc les lieux, le réveil nous remet progressivement sur les rails du temps linéaire et restitue par là même le lieu de notre présence.
« Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes ».
A cela s'ajoute les frontières du domaine de l'enfant, autour de sa maison à Combray, il n'y a que deux chemins de balade ayant chacun des durées différentes, l'un étant plus long que l'autre, le plus court étant du côté de chez Swann et le plus long, du côté de Guermantes. le premier permet des rencontres dans le village, le second autorise la famille à aller s'aventurer en pleine campagne. le premier est idéal en cas de temps incertain, le second est toujours rempli de soleil.

Dans cette première partie, très nostalgique, nous découvrons un enfant particulièrement sensible et d'une belle et incroyable imagination. Nous faisons la connaissance par ailleurs de Swann, ami de la famille dont on évite les abords de la propriété de peur d'y rencontrer sa femme, nous faisons également connaissance de sa tante Léonie, malade gardant toujours la chambre mais qui occupe une grande place dans la vie de la famille, de sa grand-mère qui aime se promener sous la pluie, de Françoise la fidèle cuisinière, de certains habitants du village. Sont évoquées également les longues promenades avec ses parents, mais aussi son goût très important pour la lecture et l'écriture. le baiser du soir tant attendu et la fameuse Madeleine y sont des moments forts et très connus de cette partie, nous pourrions y ajouter la description absolument magnifique des nymphéas le long de la Vivonne, lors d'une balade du côté de Guermantes, ou encore la découverte par hasard de l'homosexualité féminine lors d'une promenade solitaire. Dans toutes ces scènes, c'est à partir d'un goût, d'une odeur, ou d'une silhouette, par les cinq sens et le corps enfin, que le narrateur se souvient, qu'une foule d'éléments du passé revient à son esprit.

Swann est le fil conducteur qui va relier la première et la seconde partie. Ami de la famille à la fois aimé et un peu méprisé du fait de sa condition sociale que la famille pense, à tort, modeste et de son mauvais mariage, sa présence dans les souvenirs du narrateur est associée à l'obstacle, celui par qui, du fait de sa présence auprès des parents en soirée, bouscule le sacro-saint baiser maternel du soir qui est alors retardé, voire refusé, écourté au mieux au grand dam de l'enfant qui attend ce moment, inlassablement, toute la journée.

La deuxième partie se focalise ainsi sur Swann faisant disparaitre le narrateur, ce qui n'a pas manqué de m'étonner. C'est une partie indépendante, qui a même fait l'objet d'un livre à part. Même si j'imagine que nous pouvons le lire de façon indépendante, certains personnages seront ensuite présents dans la Recherche comme, par exemple, la fameuse Odette.
Charles Swann, jeune homme, vit alors dans la capitale. Riche collectionneur d'objets d'art, il fréquente les cercles bien fermés bourgeois. Au sein de celui des Verdurin, riches bourgeois mécènes qui aiment réunir tous les soirs chez eux des artistes, fidèle parmi les fidèles, nous le voyons tomber fou amoureux d'une cocotte, d'une mondaine, Odette de Crécy, véritable passion le consumant à petit feu lorsque cette femme va peu à peu, après avoir su habilement l'embraser, se servir de lui, de son argent notamment. Elle va beaucoup faire souffrir Swann avec ses infidélités, lui, se consumant de jalousie de façon passive de peur de la perdre. Puis enfin, lassé par les nombreuses infidélités d'Odette, Swann va recouvrer sa liberté, s'étonnant d'avoir été ainsi amoureux de façon obsessionnelle d'une femme qu'il n'a jamais vraiment aimée constate-t-il avec le recul et qui ne lui plaisait même pas.

Cette partie, au-delà d'observer avec une minutie incroyable le processus de construction puis de déconstruction amoureux, est riche d'enseignement sur le milieu bourgeois parisien du début du XXème siècle. Marcel Proust dresse le portrait des salons mondains de son époque tout en se moquant, à travers notamment le personnage de Madame Verdurin qui est pathétique et absurde. Etude vivante à la fois sociologique et anthropologique, les sens ne seront pas écartés de l'analyse, même s'ils ne sont pas aussi centraux, comme le prouve l'effet lancinant et hypnotique de la musique dans la construction du sentiment amoureux, la sonate de Vinteuil revenant tel un leitmotiv, cimentant la complicité du couple qui l'a écouté pour la première fois ensemble.
Alors que la première partie est extrêmement sensorielle et ne porte que sur les souvenirs du narrateur enfant, souvenirs guidés par tous les sens, dans cette partie, les mondanités le disputent aux réflexions philosophiques, l'analyse sociologique à l'histoire d'amour, le tragique à l'humour, la gravité à la légèreté.

Dans la troisième et dernière partie, Nom de Pays, nous retrouvons le narrateur alors âgé d'une douzaine d'années. Malade car de constitution très fragile, il a dû renoncer à un voyage à Venise auquel il rêvait depuis longtemps. Au cours de ses promenades aux Champs-Elysées avec Françoise, il rencontre Gilberte , la fille de Charles et d'Odette Swann (Charles et Odette ont fini par se marier en effet), qu'il revoit régulièrement, nouant un amour qui ne semble pas vraiment partagé. Là encore, indirectement, Swann est présent en filigrane dans cette troisième partie. C'est en effet ici au narrateur de vivre à son tour un amour compliqué, impossible, ce qui fait de cet enfant un double de Swann, un alter ego. Nous comprenons alors pourquoi Swann occupe une place si importante dans ce premier tome de la recherche.

« On n'aime plus personne dès qu'on aime ».

L'écriture, constituée de longues phrases, comportant le plus souvent une imbrication de propositions, est certes exigeante et nécessite parfois plusieurs lectures, soit pour bien comprendre soit pour déguster le style de Proust, mais permet, de par sa précision, ses étonnantes métaphores, ses circonvolutions, de faire surgir des images tout bonnement stupéfiantes et marquantes.

« Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l'avait heurté, suivi d'une ample chute légère comme de grains de sable qu'on eût laissés tomber d'une fenêtre au-dessus, puis la chute s'étendant, se réglant, adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle : c'était la pluie »

« Comme dans ce petit jeu japonais où l'on trempe de ténus bouts de papiers qui, aussitôt plongés dans le bol, s'étirent, se contournent, deviennent des fleurs, des personnages, toutes les fleurs de son jardin, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église, et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardin, de sa tasse de thé ».


Du côté de chez Swann, publié en 1913, est donc le premier roman du cycle A la recherche du temps perdu. Ensemble autobiographique dans lequel Marcel Proust se met en scène, les milieux mondains de la Belle Epoque sont mis à l'honneur et moqués, prétexte pour, en réalité, mettre en lumière la mémoire et la manière de retrouver son passé, notamment grâce aux sens. Si la première et la troisième partie, les deux ensembles dans lesquels le narrateur se met en scène, m'ont épatée tant par leur écriture que par leur manière de convoquer les sens, la seconde partie, de nature plus sociologique et anthropologique, m'a un peu moins séduite du fait de quelques longueurs, même si l'analyse de la passion amoureuse, de sa naissance, en passant par son acmé et sa fin, est fascinante.
Ce livre est la recherche d'un temps perdu, celui d'un temps non linéaire, pas assassin et éternellement présent. Celui des souvenirs resurgissant sans cesse grâce à l'activation des sens au point de constituer un présent éternel, quasi mythologique. Celui de l'amour que l'on voudrait éternel, qu'il soit maternel ou amoureux.

Un roman nostalgique, à l'image de Swann, rempli de loisir, parfumé par l'odeur du grand marronnier, des paniers de framboises et d'un brin d'estragon…Un roman inoubliable.


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Longtemps je m'étais dit que le bonheur ressemblait à cela.
Je ne savais pas que lire du côté de chez Swann me ferait cet effet-là. Je ne savais pas qu'une phrase comme celle-là, innocente et déliée comme une vague, entrerait en moi pour ne plus me quitter.
Mais quelle phrase ? Toutes, elles sont toutes aussi belles l'une que l'autre.
Tout d'abord, je m'étais préparé comme on se prépare à rencontrer quelqu'un qui s'appelle Marcel Proust. C'est étrange les représentations qu'on a, je m'étais dit si un jour je devais rencontrer Marcel Proust, ce serait dans un jardin public. Je m'étais dit qu'il préfèrerait me rejoindre au jardin du Luxembourg, alors que moi je l'aurais plutôt invité au parc Montsouris. Vous voyez la différence ?
En abordant cette lecture, je me suis demandé : comment pourrais-je passer ici après Louis-Ferdinand Céline, après Victor Hugo, après les P'tites poules ? Quelle crédibilité avais-je finalement de produire ce qui serait la deux-cent soixante-deuxième critique... ? Amateur d'ésotérisme, je suis allé voir un peu à droite et à gauche, - plutôt à gauche vous commencez à me connaître, ce que ce chiffre représentait, est-ce que ce chiffre était un rendez-vous ? Était-ce LE bon moment ? Pour moi ? Pour vous ? Pour la postérité ? Bon, il y avait plein de calculs à faire et cela m'a barbé, quoique les mathématiques ne me barbent jamais, nullement. Au contraire d'ailleurs... Un jour j'y reviendrai, mais seulement par amour, par amour des mathématiques, mais voilà que je digresse...
L'avantage est qu'ici je ne risque pas de divulgâcher quoique ce soit, ce roman ne raconte rien et c'est ça qui est génial. Je fais le malin bien sûr, ce roman raconte des choses, évoque des situations, des personnages, les met en scène. Ne serait-ce que le narrateur...
Mais le bonheur qui vient après cette lecture est à un autre endroit.
Longtemps j'ai presque eu honte d'avoir aimé ce livre. Et je me demandais pourquoi...
Longtemps je m'étais dit que je ne lirai pas cet auteur.
Puis vint le temps où je l'ai lu. Il y a longtemps. Je l'avais tenté par trois fois et comme un surfeur, la troisième vague fut la bonne. L'écriture de Proust est une vague et c'est à force de regarder la mer presque tous les jours que j'ai compris cela. Je ne surfe pas, mais je les observe depuis le bord du rivage.
Et donc, je l'ai relu. Mais quel plaisir !
Aïe ! Je pense à la fameuse vague et aux pauvres terriens, les vrais terriens retirés au fin fond des villes et des campagnes, mais ce n'est pas grave, il suffit de fermer les yeux et d'entendre la phrase de Marcel Proust, lu par quelqu'un d'autre. Pour moi cette phrase fut celle lue par Daniel Mesguich.
J'ai aimé ce que j'ai lu, ce que j'ai entendu, ce que j'ai ressenti. Profondément. Éperdument.
Je reviens au livre. J'ai tout d'abord regardé cette manière de dire le texte. Je me suis demandé si cela se limitait à la façon de dire les mots. Et peu à peu, la phrase s'enroule, emporte et délivre ce qu'elle porte en elle. Porte autre chose forcément, mais quoi ?
J'ai aimé ici toucher du doigt l'enfance, le désir, les relations amoureuses, la jalousie, la tristesse, puis le temps si fragile à nos yeux et que nous voyons s'effriter aussi parfois entre nos doigts et à cause de nous.
Ce temps qui file, est-il inutile ?
J'ai une petite idée sur la question...
Aussi, je ressens une difficulté infinie à vous parler de mon ressenti. Cette lecture reste en moi, voilà je fais un temps d'introspection, je respire longuement, je pense au livre, j'y reviens mentalement, c'est comme un voyage intérieur...
Ce livre va forcément m'aider à grandir et ne me demandez pas comment, pourquoi, ni quand... Je n'en sais strictement rien. Je sais seulement que je vais grandir et rien que pour cela, cette chronique m'est indispensable, comme une consolation... Sans doute aussi parce que ce livre ne parle de rien d'autre que de nous et de notre immense et inconsolable besoin d'amour...
Je pense brusquement que la forme du texte m'a entraîné de manière sublime vers son vertige, mais à vrai dire je n'en sais rien...
Ce livre est un très grand roman.
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Demain, cela fera 100 ans que Marcel Proust est mort.
Je voudrais par mes quelques lignes rendre un hommage vibrant à son oeuvre: A la recherche du temps perdu, source inépuisable des sentiments humains, une écriture fascinante, empreinte de poésie et de cette nostalgie du temps qui passe.
Cela fait bien des années que j'ai commencé à arpenter "les lieux proustiens", de la rue d'Auteuil à la rue Hamelin sans oublier le Grand hôtel de Cabourg et naturellement : Illiers-Combray avec la maison de la tante Léonie.
Que d'émotions j'ai ressenti en 'faisant tinter la petite cloche qui annonçait les visiteurs tant redoutés par Marcel Proust, puisque ces " étrangers" à son cocon familial lui volaient le baiser du soir donné par sa mère et sans lequel, il ne pouvait s' endormir.
La première partie de la Recherche se situe à Combray, le pays des vacances, le paradis de l'enfance.
Que de magnifiques pages pour nous faire découvrir ces après-midi de lecture ou ces promenades du côté de Méséglisse ou du côté de Guermantes, nom enchanteur pour le narrateur qui tombe amoureux de ce nom, de cette duchesse jamais vue.
Quelle analogie subtile est faite entre le baiser volé du narrateur et celui si difficile à obtenir pour Swann, ce voisin qui vient le rendre régulièrement visite d'Odette de Crécy.
Marcel Proust, avec une plume très sensible va nous décrire les tourments amoureux qu'il s'agisse de l'amour filial du narrateur pour sa mère ou celui de Swannn " qui a gâché des années de sa vie pour une femme qui n'était pas son genre".
La passion, la jalousie, la peur de ne plus être aimé sont admirablement traités et dépeints.
La première partie de la Recherche porte en germe tous les personnages et les passions qui se développeront tout au long de ces 15 tomes, chez Gallimard.
Quel plaisir de relire cette oeuvre dans ce papier jauni par le temps car il y a bien longtemps que ces volumes vivent avec moi.
Marcel Proust est mon meilleur ami littéraire, j'y ai tout trouvé, c'est un bonheur de relire aujourd'hui son oeuvre.
J'espère que beaucoup de lecteurs auront à coeur de découvrir cette Recherche. .
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Critiquer : désolée mais pas cette fois !

" A La Recherche du Temps Perdu " , c'est cent vingt six billets sur notre site préféré .
Le net , les bibliothèques , les librairies regorgent d'études, de thèses , de biographies, d'analyses etc...
Je me sens petite fourmi , minuscule face à ce monument.
Alors, mon billet sera un témoignage car je veux juste partager quelques miettes de ...bonheur !

" du Côté de chez Swann " , premier tome .
Je l'ai lu et étudié pendant mes études mais par morceaux choisis .
Proust depuis ce moment , je dirais quelques décennies , est toujours resté dans un petit coin de ma tête , jusqu'à devenir un rêve : celui de lire toute " La Recherche ...".
Et puis, le tourbillon de la vie , les rares moments à soi , l'actualité littéraire etc... toujours est-il que j'ai dû attendre de nombreuses années avant de trouver LE moment propice pour m'isoler avec Marcel .

Alors voilà , j'ai enfin pu goûter aux délices de Combray , revoir les Swann et me laisser porter par la magnificence de style proustien .
Je serais quand même de mauvaise foi en oubliant de mentionner l'effort qu'il faut parfois fournir face à la densité de certains passages , mais ça , tout le monde le sait .
En revanche , que dire de l'émotion suscitée par l'intensité poétique et je m'en voudrais d'oublier de parler de la finesse d'un humour pince sans rire ponctuant le récit . Que d'esprit !

D'autre part , j'ai eu la curiosité de lire quelques articles biographiques sur l'auteur ; le texte étant écrit à la première personne j'ai eu besoin d'éclaircissements pour mieux situer les personnages , le cadre familial ou social , ou encore les noms de lieux .
Fiction et réalité étant mêlées , ça donne en quelque sorte une biographie tronquée et c'est parfois déroutant.
Ainsi , le narrateur , jeune , se place en fils unique au coeur de sa famille or, Marcel Proust avait un frère de deux ans son cadet . Il l'a complètement occulté il n'apparaît nulle part . En revanche , de ce fait , il nous livre peut-être là , en filigrane , une des clefs de sa construction mentale liée à une certaine souffrance . Troublant .
Emouvante aussi cette relation mère-enfant illustrée ici par le si célèbre " baiser du soir " ...

J'ai choisi de lire " La Recherche ..." dans l'ordre , pourtant , certains proustiens émérites n'en font pas une nécessité .
Jusqu'à présent , arrivée au milieu du deuxième volume, je reste persuadée que c'est plus aisé pour appréhender l'évolution de l'oeuvre et surtout l'impressionnante et foisonnante galerie des personnages de cette gigantesque comédie humaine .

Ainsi , je suis en immersion dans un autre siècle , dans une oeuvre étonnante de modernité , goûtant une pensée philosophique profonde , tellement percutante , qu'il est aussi bien doux de se laisser bercer par une prose qui parfois tutoie les étoiles .
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Un challenge organisé par le forum de lecture que je fréquente a été pour moi l'occasion de m'attaquer à un monument de la littérature: A la recherche du temps perdu de Marcel PROUST. Ou du moins à son premier tome: du côté de chez Swann. Mes premiers pas dans l'oeuvre ont été difficiles, je l'avoue. Les phrases longues, très très longues, partent dans tous les sens et souvent j'ai dû m'y reprendre à plusieurs fois pour en comprendre le sens. Mais PROUST est ainsi. Il faut savoir prendre son temps pour savourer son écriture subtile et sublime. Oui, il a su me conquérir. Sa prose sensible et délicate croque à merveille la société qui l'entoure, les petits travers de ses contemporains et les rapports sociaux si strictement réglementés. On lit PROUST tous les sens en éveil. Avec lui, on sent les douces fragrances des jasmins du jardin de Swann, on découvre Combray, son églises, ses ruelles, ses prés comme si on y était, on entend les conversations de salon et bien sûr, on a sur la langue le goût de la fameuse madeleine trempée dans le thé de tante Léonie. Quand au détour d'une page, on tombe sur cette anecdote cultissime, on sait que l'on touche à l'essence même de cet écrivain incomparable.
Il faut lire PROUST! Une fois dans sa vie de lecteur, il faut se promener tranquillement avec lui, à Combray ou sur les Champs-Elysées, et tout doucement se laisser bercer par ses petites histoires sur le temps, l'amour, les gens.
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Un amour de Swann

Dans la 1 · partie du « De coté de chez Swann, qui se déroule 15 ans avant sa deuxième partie «  un amour de Swann » on apprend que Swann est «  mal marié », dommage qu'il soit si mal marié. La famille du narrateur le prend pour un bourgeois comme eux, en occultant qu'il fréquente la haute aristocratie. Et quand ils découvrent son appartenance à un milieu plus élevé que le leur, il baisse dans leur estime.
Commentaire de Proust : « L'ignorance où nous étions de cette brillante vie mondaine que menait Swann tenait évidemment en partie à la réserve et à la discrétion de son caractère, mais aussi à ce que les bourgeois d'alors se faisaient de la société une idée un peu hindoue , et la considéraient comme composée de castes fermées où chacun, dès sa naissance, se trouvait placé dans le rang qu'occupaient ses parents, et d'où rien , à moins des hasards d'une carrière exceptionnelle ou d'un mariage inespéré, ne pouvait vous tirer pour vous faire pénétrer dans une caste supérieure. « 
De même, Madame Verdurin, sorte de gourou d'une secte assez fermée, dont Proust se délecte à énumérer le ridicule : Un jour, Swann pourtant très discret, a le tort de déclarer qu'il fréquente des gens haut placés. Extrêmement possessive et jalouse, Mme Verdurin voit là une infidélité et même une trahison, et c'est alors le début de la disgrâce. »Colère d'un grand inquisiteur qui ne parvient pas à extirper l'hérésie »
Pour Swann, qui s'encanaille avec des soubrettes et des ouvrières «  l'habitude qu'il avait eue longtemps du monde, du luxe, lui en avait donné en même temps que le dédain, le besoin. Et pourtant, par aveuglement, pour Odette, il accepte de côtoyer des gens beaucoup plus simples.
Ironie de l'histoire : c'est au moment où Swann choisit le clan Verdurin, en fabulant sur sa magnanimité (alors qu''on sait sa malfaisance), qu'il tombe en disgrâce.
2· ironie de l'histoire : non seulement Swann va s'encanailler, descendre de son statut social par son mariage avec Odette, se mettre à aimer des choses très triviales mais Mme Verdurin se mariera par la suite avec le prince de Guermantes.
Il y a beaucoup d'ironie chez Proust dans sa description des classes sociales, hindoues certes, mais cependant malléables.
Swann n'est pas attiré par Odette, elle ne lui plait pas spécialement et ne lui inspire pas de désir. Il finira par reconnaître que toutes ses souffrances, sa jalousie, son désir de mourir, il les a endurées pour une femme qui n'était même pas son genre. L'amour, pour Proust, est une projection de notre moi, une affabulation par laquelle nous définissons l'être aimé, mais qui en réalité est nous mêmes. Et se cristallise quand l'autre nous échappe, parce que comme ça, il prend consistance. Il se transforme d'être rêvé en être réel. Tant que l'autre fuit, il garde une aura de mystère, et la relation se poursuit. » L'amour est un idéal inaccessible. .. L'idéal est inaccessible et le bonheur, médiocre ».
Derrière l'amour  il y a un intense besoin de justification de l'amour et aussi le néant, le désert habité par la jalousie. Et c'est cet effort d'aimer malgré le peu d'amour qui rend l'autre indispensable.
Swann invente donc des raisons d'aimer cette Odette qui le rend jaloux, parce qu'elle lui rappelle la Zephora de Boticelli. Il aime à se rappeler leur union quand ils écoutaient la petite phrase de VInteuil .Peinture et musique tissent son amour pour Odette qui arbore l'air languissant et grave qu'ont les maitres de l'art florentin.
Proust a lu Schopenhauer et Nietzsche. Profond pessimisme, balancé par le bonheur donné par l'absolu quasi mystique, donné par certains moments où la mémoire vous rappelle les paradis primordiaux de votre enfance.
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"L'extase de son identité, placée sous le microscope de la réalité, révèle un système complexe de ces passerelles subtiles que traversent les sens, riants, enlacés, jetant des fleurs en l'air, entre l'âme et la chair lamellée, et qui a toujours été une forme du souvenir même à l'instant de sa perception." (V. Nabokov)


...«Mais toutes ces pensées ne durèrent que l'espace d'une seconde, le temps qu'il portât la main à son coeur, reprît sa respiration et parvînt à sourire pour dissimuler sa torture...»

Ces pensées-là, éveillées une seconde par les sentiments irrépressibles de jalousie qui assaillaient alors Swann, s'étaient toutefois déployées profusément dans l'esprit incurvé de ce dernier, traduites par la plume de l'auteur en longues phrases serpentines occupant l'espace de plusieurs paragraphes d'affilée..!

Depuis la parution discrète de "Du Côté de Chez Swann" -publié en 1913, dans une édition à compte d'auteur farcie de coquilles- cette relativité spatio-temporelle inaugurée alors par Proust, équation esthétique et philosophique à la base de l'édifice monumental qu'il allait bâtir par la suite -et que ce passage de « Un amour de Swann » pourrait à mon sens illustrer à merveille-, aura déclenché une véritable révolution copernicienne dans l'espace littéraire du XXe siècle. Plus d'un siècle après, «À la recherche du temps perdu» continue d'être l'une des oeuvres les plus étudiées et citées dans le monde entier.

Cette dilatation, et parfois rétraction de l'écoulement de la temporalité psychologique, n'auront cessé depuis de nourrir et d'inspirer (et continuent de nos jours), non seulement la littérature, mais aussi, indirectement, la création artistique en général, sans que l'on ait cependant jamais réussi à égaler l'original, ni sur le fond, ni sur la forme.
(Ceci tant et si bien, que, comme pour Freud dont il serait absurde de nier complètement toute influence dans la culture de notre époque, l'on peut parfaitement s'avérer «proustien» sans pour autant avoir jamais ouvert un seul de ses livres!)

L'on constate dans ce premier tome, tout comme dans la suite de la Recherche, une absence voyante de chronologie linéaire. Quasiment aucune date précise n'y est explicitement évoquée. Quel âge a le narrateur lorsqu'il trempe sa madeleine dans la tasse de thé de sa tante Léonie ? Ou bien lorsqu'il s'en souvient pour la première fois ? Ou quand il l'écrit enfin..?

Les âges et les dates n'ont en effet pas grand ‘chose à y faire, dans ce temps proustien dont on ne sait jamais au juste où il commence, ni quand il se termine tout à fait, et qui en dernier ressort aspirerait à durer tout simplement... La «recherche d'un temps perdu» y ressemblerait plutôt à la quête d'un «présent mythologique», circulaire, libéré enfin de son carcan calendaire. Quête d'une faille possible dans l'éternité divine par un travail de réminiscence humaine qui, plus qu'un effort conscient, serait un état à rechercher plutôt en descendant en soi-même qu'en remontant dans un passé qu'on visiterait comme un album d'images, et par lequel il serait momentanément permis d'accéder à la joie d'échapper à l'emprise tyrannique de cette temporalité linéaire dans laquelle le monde physique nous enferme, ce monde tragique où tout ce qui a un début doit forcément connaître un terme. «Le temps est assassin», dit la chanson.

Le narrateur commence à creuser cette brèche dans le mur de Planck par l'un des plus célèbres incipits de toute l'histoire de la littérature occidentale, le magnifique et suspensif : «Longtemps, je me suis couché de bonne heure...». Suspension temporelle qui se poursuit dans la résurrection du Combray de son enfance, grâce à un mouvement de cette «mémoire involontaire » (émergence de l'inconscient?) – vraie «madeleine de Proust», la seule susceptible de nous soustraire au temps en pure perte - ainsi que les images, déterminantes pour l'avenir du jeune narrateur, de ses premières incursions du côté de chez Swann et du coté de Guermantes (Première partie : «Combray»).

Doté par la suite d'un don d'omniscience nouvelle, dans la deuxième partie («Un amour de Swann» - souvent éditée également en volume séparé, ce qui pourrait éventuellement constituer une bonne entrée en matière pour ceux qui hésiteraient à approcher de face l'impressionnant monument !), le narrateur revient sur les débuts de l'histoire de l'amour entre Swann et Odette de Crécy, qui avaient eu lieu quelque temps avant sa naissance (une dizaine d'années ? plus ?). Malgré le point initial où il se situe alors par rapport à la totalité de « La Recherche », le lecteur ne pourra peut-être pas s'empêcher d'imaginer à ce stade qu'il se retrouve face à l'un des plus extraordinaires et sublimes passages que Proust aura consacrés à l'observation minutieuse de la passion amoureuse.

Une troisième et dernière partie, au titre énigmatique de «Nom de pays : le nom», nous plonge enfin au coeur de cette matrice sur laquelle l'hypersensibilité manifeste du narrateur greffera à l'avenir aussi bien ses rêves les plus exquis, que ses déceptions les plus cruelles : cette fracture originaire entre les noms et la réalité qu'ils désignent, entre « l'âme et la chair lamellée par les sens », entre le rêve, par exemple, de visiter Venise et un voyage à Venise (qui heureusement pour lui finalement ne se fera pas à ce moment-là !), entre le Balbec imaginé et le Balbec réel où il se rendra plus tard avec sa grand-mère, ou encore entre la jeune fille qu'il aperçoit de loin du côté de chez Swann et dont il est tombé amoureux, et la Gilberte en chair et en os dont il fait ensuite la connaissance à Paris...

J'avoue que plus je me sens attiré par cet univers littéraire unique, plus celui-ci m'apparaît aux antipodes de toute approche purement rationnelle, positive ; plus je succombe à sa logique interne, elle-même en constante évanescence, à la beauté hypnotique de cette construction dont l'achèvement est constamment suspendu, différé, plus difficile il me semble d'en parler sans avoir quelque peu le sentiment de trahir l'esprit de l'oeuvre, ou tout au moins de risquer de la réduire à l'une de ces multiples composantes, celles-là même que Proust donne le sentiment de vouloir garder dans un équilibre instable, paradoxal, improbable : entre candeur et cynisme, entre mondanité et profondeur philosophique, entre mélancolie et légèreté, entre absence de morale et volonté d'élévation, entre manifestations exaltées d'un désir d'appartenance, ou d'une interdépendance à laquelle nul ne peut échapper totalement –sociale, familiale, amoureuse - et des mises à nu féroces de l'hypocrisie et de la mesquinerie sous-jacentes au commerce entre les hommes, ou enfin, entre cette surhumaine beauté d'une langue qui les véhicule avec profusion de détails et de digressions, tout en les transcendant par l'immense pouvoir d'évocation des images qu'elle crée, et un usage laborieusement sacrilège d'une syntaxe emberlificotée, accumulant parenthèses, subordonnées et sub-subordonnées à tel point que ces dernières nous semblent par moment ne plus se rapporter à aucune principale (ce qui amènerait un certain nombre de ses détracteurs à affirmer qu'à lire Proust en bon grammairien, l'on ne peut que constater qu'il écrit mal !!).

J'en viens en tout cas à penser que lire, et surtout pouvoir apprécier Proust supposerait nécessairement de notre part une certaine symétrie avec le Narrateur et avec la temporalité particulière que l'oeuvre met en place. Un défi donc à nos propres «habitudes» de lecture.
Ainsi, lorsqu'on on lit un de ses longs paragraphes, on est assez souvent amenés à les relire, nécessairement, afin de pouvoir les saisir, à la fois dans leur plénitude et dans leurs détails, comme l'on prend le temps d'observer un vaste paysage depuis un tertre, puis on se surprend à les relire une troisième fois, juste pour la beauté, voire encore...Oui, c'est peut-être long ! Mais d'après quels critères exactement? Qu'importe! Car le temps de lecture se dilate aussi pour nous : la lecture d'un seul roman en vaut une infinité d'autres. «Proust est un prisme», disait -encore lui- Nabokov.

Quoi qu'on en pense en définitive, que l'on aime ou pas, le mystère de cette écriture enveloppante reste entier. Comme un miroir, elle ne nous décrit pas seulement une réalité extérieure à nous-même : elle nous inclut dans son reflet.

Il paraît d'ailleurs que Proust lui-même aurait aimé qu'on le lise ainsi.

Dont acte.



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L'Homme qui vivait dans sa tête
OU
L'ultime, le magnifique refuge.


Je m'étais dit, il y a quelques mois, qu'il fallait avoir lu quelque chose de Proust, mais j'avais retardé l'échéance, croyant trouver un auteur rébarbatif. Des monologues interminables, écrits dans un style baroque, remplissant un roman où il ne se passe rien. C'est vrai qu'on peut ressentir Proust comme cela. Les phrases de plus d'une page, les subjonctifs, les arbitrages évaluant le moindre petit événement. Mais en rester là, c'est comme admirer un monument en comptant le nombre de pierres dont il est constitué … il faut lire au-delà.

Revenons d'abord sur Proust, qui naît dans un milieu parisien très aisé, juste après la Commune, à la croisée de deux cultures : juive par sa mère, catholique par son père. Petit garçon chétif, qui a failli mourir d'une crise d'asthme sous les yeux de ses parents, et que sa mère appellera toujours “ mon petit serin” ou “mon pauvre loup”. Scolarisé normalement, mais souvent absent des cours. Il commence à lire très tôt prose et poésie …Les photos de l'époque montrent un petit bonhomme à l'air rêveur et aux yeux cernés, contrastant avec l'apparence sérieuse et décidée de Robert Proust, son frère cadet, qui deviendra chirurgien comme le fut leur père.

Sa curiosité, et sans doute l'oisiveté des maladies, lui ouvrent les portes de la littérature, comme la fortune et les connexions familiales lui permettront plus tard d'écarter celles des salons. Plus difficile était l'approche des filles de son âge, qui ne mènera pas à grand'chose. Peut-être Proust était-il bisexuel, et que l'absence de succès d'une part l'aura encouragé à le chercher de l'autre ? Une porte qu'il n'essaiera même pas d'ouvrir, en tous cas, est celle de l'emploi, dont il n'a pas besoin financièrement, et où il s'avère incapable de fixer un choix ou de s'y tenir. C'est sans doute sans grand enthousiasme qu'il passe une licence de lettres.

Sans grand enthousiasme, car il me semble que Proust se réfugie assez tôt dans l'imaginaire . A tel point que le réel, ou si vous préférez, le vécu extérieur, devient très vite une source de matière première destinée à alimenter l'imaginaire, un imaginaire qui finit par se métamorphoser en écriture. Métamorphose pénible, car Proust réécrivait de façon compulsive, et, comme Balzac, enrageait ses imprimeurs.

e vois donc du Côté de chez Swann comme un travail de réécriture du réel, qui d'ailleurs a une structure fractale: le thème de la réécriture se répète à l'intérieur de l'oeuvre. Mme. Verdurin construit autour d'elle une coterie, sorte de monde social miniaturisé, qui la dispense de fréquenter “les ennuyeux” laissés au-dehors. La chère tante Léonie, devenue veuve, choisit de ne plus fréquenter le monde même restreint de Combray, et se retire dans son lit de “malade”, où elle se fera soigner, écouter et consoler par une servante. Swann voit une vierge de Giotto en Odette, une courtisane plus ou moins fatiguée, et à ce titre emporte son image dans son musée mental, tombant follement amoureux d'elle, ignorant que si l'on peut s'emparer d'une image, la personne, elle réside dans ce monde extérieur dont on s'est désintéressé, et conserve son libre arbitre, que l'argent peut louer, mais jamais acheter. L'ami du jeune héros de Combray, enfin, affirmant que “ Je vis si résolument en dehors des contingences physiques que mes sens ne prennent pas la peine de me les notifier", et se couvrant de ridicule.

Ainsi La Recherche est-elle une invitation à parcourir quelques épisodes du vécu Proustien, tels qu'il les a revus, interprétés et sans doute profondément remaniés. C'est la visite d'un univers mental, à la fois création et demeure, où vous pourrez rencontrer un homme, sans doute masqué, qui a préféré faire sa vie … ailleurs.





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