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Marcel Proust fait partie de cette famille d'écrivains convaincus que l'on écrit toujours et invariablement le même livre. «Ce livre essentiel – déclare-t-il dans «Contre Sainte-Beuve» - que l'écrivain n'a pas, dans le sens courant, à inventer, puisqu'il existe déjà en chacun de nous».

Et nous, en tant que lecteurs, lirions-nous, malgré leur apparente diversité, toujours un même livre préexistant en chacun de nous et que nous aurions néanmoins omis d'écrire? Et puis, dans quelle mesure, après les avoir parcourus, n'en écririons-nous peut-être toujours une seule et même chronique de lecture? Personnellement, j'aime penser que cette hypothèse serait plausible.

Ce drôle de sentiment, qu'on aura par intermittence (ah, ces intermittences du coeur...!) éprouvé ou pas dans nos vies de lecteurs et/ou chroniqueurs, qu'il peut en revanche sembler évident quand il s'agit de «À la Recherche du Temps Perdu» et des impressions de lecture qu'on se proposerait éventuellement d'écrire à la fin de chaque volume parcouru! (Si bien que je me demande si finalement je n'aurais mieux fait d'avoir terminé le cycle romanesque complet avant de me mettre à rédiger ma [seule, unique et même] chronique!!)

D'emblée déjà, à mon avis, se pose à tout chroniqueur téméraire s'aventurant à vouloir «saucissonner» l'oeuvre, le défi herculéen de pouvoir trancher dans le tas d'un tel enchevêtrement d'instants qui ont chacun l'air de s'étirer indéfiniment, formant une suite de tableaux à la temporalité gigogne qu'on n'arrête pas de remboîter les uns dans les autres, habillés en même temps dans un luxe de détails parmi lesquels il arrive assez régulièrement qu'on égare momentanément son stylet aiguisé de lecteur : comment dès lors procéder à une «coupe» quelconque, «transversale» (ou même longitudinale, d'ailleurs…) analytique et critique, à la fin de chaque volume du cycle, sans avoir l'impression que cette dernière se révélerait non seulement arbitraire, réductrice, mais fondamentalement partielle et artificielle?

D'autre part - en tout cas au point où j'en suis de ma lecture, à la fin de ce troisième «volume»-, je me demande comment positionner le curseur des réminiscences du Narrateur sans revenir sur celui des précédents tomes, dans lesquels, certains souvenirs fondateurs qu'il revisite en ce moment, il se les remémorait plus jeune, mais aussi sur celui des réminiscences encore à venir dont la couleur est d'ores et déjà annoncée, suffisamment en filigrane en tout cas pour que le lecteur finisse à un moment ou un autre par soupçonner que ce temps de l'imparfait du subjonctif qui règne en apparence dans « La Recherche » servirait en réalité à dissimuler un futur du passé, insaisissable et furtif, mais néanmoins souverain, seul véritable ciment grammatical soutenant son édification.

Avec la publication et la renommée mondiale acquise par l'oeuvre, Proust aura en quelque sorte préparé le terrain à l'éclosion de ce fantasme souvent caressé par la littérature contemporaine (voire «expérimenté» parfois, avec plus ou moins de succès, par certains auteurs post-modernes), celui d'écrire une roman composé d'une seule et unique phrase!
Un roman dans lequel, en somme, les heures fugitives de notre existence, qui sont la plupart du temps affadies, déjà éparpillées au moment même où elles sonnent à nos sens accaparés par une foule de stimuli à décrypter, par le travail immatériel d'orchestration de l'écriture, par la beauté de la langue susceptible de les rassembler enfin en une harmonie tant rêvée, deviendraient les notes de cette partition unique, en un seul acte, qu'on souhaiterait tous pouvoir jouer devant nous au moins une fois avant de quitter définitivement la scène.

«Est-ce parce que nous ne revivons pas nos années dans leur suite continue, jour par jour, mais dans le souvenir figé dans la fraîcheur ou l'insolation d'une matinée ou d'un soir, recevant l'ombre de tel site isolé, enclos, immobile, arrêté et perdu, loin de tout le reste (…) [que] si nous revivons un autre souvenir prélevé sur une année différente, nous trouvons entre eux, dues à des lacunes, à d'immenses pans d'oubli, comme l'abîme d'une différence d'altitude, comme l'incompatibilité de deux qualités incomparables d'atmosphère respirée et de colorations ambiantes?»

Enfin, last but not least, après en avoir parcouru plus de deux mille pages comme moi, le lecteur pourra éventuellement, comme c'est mon cas aussi, garder toujours cette sensation diffuse que, paradoxalement, depuis l'enfance du narrateur à Combray, jusqu'aux salons les plus prestigieux du «faubourg St Germain» dont la mécanique sera, comme pour le reste, encore une fois minutieusement disséquée dans le présent volume, rien ne s'est passé en définitive, très peu en tout cas, dans un cycle romanesque qui serait comme dépourvu «d'intrigue romanesque» dans le sens premier du mot ; dans lequel, extérieurement, aucun fait, en dehors d'évènements banals et contingents, aucune action ou péripétie exceptionnelles ne peuvent être véritablement mises en avant, et intérieurement, en revanche, comme si aucun «abîme» ou «différence d'altitude» n'avait séparé une époque de l'autre…

L'histoire n'existe en tant que telle, a-t-on alors le sentiment, que parce que le Narrateur se souvient de lui-même devant cette «old same story» qui, indépendamment des époques et des milieux, est la même pour tous, l'apanage de tous les humains, qu'ils soient nobles ou bourgeois, paysans ou ouvriers.

La réminiscence en soi, sans aucune hiérarchie narrative classique ou prédéterminée, avec les pensées et les sensations qu'elle fait émerger, serait le vrai objet du récit, plutôt que des faits vécus dans une succession chronologique raisonnée, ou dans une rapport d'importance ou de grandeur purement rationnels (c'est ainsi par exemple, qu'à cette époque «du côté de Guermantes» on ne saura pas grand-chose sur les véritables motivations ou difficultés à écrire que rencontrait alors notre jeune Narrateur basculant dans l'âge adulte, thème occupant, concrètement, une place infinitésimale à côté de celle, immense, de deux réunions mondaines dont la description détaillée remplit plus d'un tiers du roman !!)

(Et en relisant ce que je viens d'écrire, je me sens de mon côté de plus en plus incapable d'en extraire et déterminer avec certitude ce qui y serait fondamental par rapport au provisoire, subsidiaire et accessoire par rapport à l'essentiel, ou simple surface par rapport au fond !!)

«Nous ne profitons guère de notre vie, nous laissons inachevées dans les crépuscules d'été ou les nuits précoces de l'hiver les heures où il nous avait semblé qu'eût pu pourtant être enfermé un peu de paix ou de plaisir.»

Et n'entendons-nous pas, nous aussi, nous exclamer quelquefois : «Le temps est passé et je n'ai rien vu arriver»... !

Aussi, quand par moments nous revient-il, ce n'est pas parfois sans un certain étonnement qu'au gré de nos associations, tombant, par exemple, sur l'image des chaussettes dépareillées d'un des pianistes les plus virtuoses de son temps que, des années auparavant, l'on avait entraperçues sous son instrument lorsque nous avions eu la chance d'assister à l'un des derniers concerts qu'il avait donnés de son vivant, image remontant soudain dans notre esprit avec une netteté parfaite, nous devrons ensuite faire un effort considérable, avec plus au moins de succès, pour ne retrouver en fin de compte que quelques titres des sublimes morceaux choisis qu'il avait exécutés ce soir-là…

C'est en fin de compte dans cette puissance mystérieusement aléatoire d'évocation, servie par la divine beauté suspensive dont la langue de Proust sait se parer, que résiderait essentiellement, à mon avis, la fascination intense que l'oeuvre peut exercer sur nous, mais qui, cependant, chez d'autres lecteurs, l'ayant recherchée au contraire, et à tort me semble-t-il, dans une intrigue quelconque, quasiment inexistante en l'occurrence, se sera vu muée en rejet pur et simple.
C'est elle, par exemple, qui permet au Narrateur la possibilité de revivre enfin pleinement les sensations qui, à une autre époque, cette autre langue, la sienne propre, effleurant alors concrètement pour la première fois la joue d'une Albertine enfin consentante, n'avait pu y goûter aucune saveur particulière, obstruée sur le champ, et privée qu'elle était en même temps d'une aide supplémentaire de l'odorat, par un nez écrasé contre l'épiderme, ainsi que de ses yeux obnubilés de leur côté par la vision trop rapprochée de son grain ; ou encore de faire remonter depuis ses émotions engourdies et dans l'absence de larmes au moment de l'agonie et du décès de sa grand-mère, cette image sublime, inaltérable face à la mort, (et en même temps peut-être curieusement familière et proche pour un certain nombre d'entre nous, ses lecteurs), celle d'un «visage redevenu jeune, d'où avait disparu les rides, les contractions, les empâtements, les tensions, les fléchissements que depuis tant d'années, lui avait ajoutés la souffrance (…) les traits délicatement tracés par la pureté et la soumission, les joues brillantes d'une chaste espérance, d'un rêve de bonheur, même d'une innocente gaité, que les années avaient peu à peu détruits. La vie se retirant venait d'emporter les désillusions de la vie. Un sourire semblait posé sur les lèvres de ma grand-mère. Sur ce lit funèbre, la mort comme le sculpteur du Moyen-Âge, l'avait couchée sous l'apparence d'une jeune fille.»

À partir d'une temporalité toujours relative, décomposée en une infinitude de particules éparses dans l'esprit de son créateur, à partir de son histoire et de son expérience propre, de l'observation de la société de son époque, d'une quantité incalculable de notes de lecture, embrassant de très nombreux sujets sociétaux, domaines de connaissance et disciplines artistiques, l'auteur bâtit à coup d'une infinité de cahiers et de «paperoles» disséminées un peu partout dans ses brouillons (et qui feraient apparemment toujours tirer les cheveux à ses éditeurs posthumes !), de chapitres composés dans le désordre, de révisions interminables du contenu et de l'ordonnancement de ses manuscrits, un univers littéraire unique, extrêmement complexe à cerner, un hybride entre mémoire et imagination, monde fictionnel et réel, entre personnages de roman et figures historiques, entre fiction et autobiographie. Univers dont la reconstitution par le lecteur, au gré des réminiscences de son Narrateur, déclinées sur plusieurs milliers de pages et en sept volumes, pourrait à la limite se faire aussi dans le désordre, et sa lecture être entamée par n'importe laquelle de ses subdivisions ou chapitres, car l'artiste fragile et immense ne nous inviterait-il justement à abattre les cloisons entre ces mondes parallèles qui coexistent en chacun de nous, à effacer la distance entre ce qui fut et ce qui est, entre ce qui aurait dû être marquant et ce qui le fût vraiment, entre celui qu'on a oublié et celui qui s'en souvient ?

Si la «Recherche» ne fut pas écrite d'une seule et stratosphérique phrase, cette «vocation invisible» semble la traverser entièrement, aussi bien dans ses grands motifs narratifs parcourant en surface ses successifs tomes, que dans les moindres détours de ses innombrables digressions à l'intérieur de chacun : une seul et unique bloc temporel, ouvragé comme un sculpture de soi où l'artiste, travaillant la matière brute du souvenir, au fur à mesure de ses coups plus ou moins guidés, mais surtout au hasard des affleurements qu'il y provoquerait accidentellement, découvre ce qui ayant été toujours en lui et préexistant à son apprentissage du monde et à son intelligence des choses, il méconnaissait cependant jusque lors ...

Je me rends compte qu'au vu du format conseillé, je m'étends trop ici, et que je m'y égare (Proust, sortez de ce corps!)… Et que je n'ai même pas réussi à aborder l'univers de ce faubourg St-Germain qui pourtant semble accaparer quasi exclusivement l'intérêt de notre Narrateur dans ce volume, jeune adulte désormais, ni à évoquer les motifs de sa passion pour ce dernier, déclenchée au départ et incarnée longtemps par celle vouée à la Duchesse de Guermantes, ni surtout cet éternel renouvellement de sa fascination pour les noms de son enfance, la seule qui, en toutes circonstances, continue à faire fidèlement battre son coeur.

D'Oriane de Guermantes non plus, dont «l'esprit» plus que l'intelligence règne ici au coeur d'une aristocratie parisienne «fin de siècle» vivant sans le savoir encore ses derniers jours de gloire, et dont les portes des salons s'ouvrent et se referment sur des sésames distribués essentiellement à partir du rang de naissance, donnés exceptionnellement, sous certaines conditions, à quelques personnalités "sans naissance", souvent interchangeables, autorisées à intégrer provisoirement les différentes «coteries» qui la constituent. Je n'ai pas pu, enfin et enfin, évoquer toute la complexité et l'ambiguïté des sentiments du Narrateur (en parfaite symétrie, d'ailleurs, avec ceux de Proust, lui-même féru chroniqueur mondain dans Le Figaro à cette époque ), à la fois séduit par tout ce qui recèlerait potentiellement un monde dont (et peut-être aussi parce que) il se sent au départ exclu, et déçu par l'impression de médiocrité et de vacuité dégagée par les êtres en chair et en os qui l'habitent, et qu'il comparera entre autres à celle «de plate vulgarité que peut donner l'entrée dans le port danois d'Elseneur à tout lecteur enfiévré de Hamlet».

Mais qu'importe, n'est-ce pas ? J'aurais après tout probablement écrit dans le fond exactement la même chronique.

À suivre..?




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S'il fut parfois dit que Proust écrivit invariablement le même livre, il eût été peut-être porté à votre connaissance qu'un certain lecteur ordinaire, amateur d'écritures facétieuses, rédigea peut-être huit cents fois la même chronique en comptant celle-ci.
La même chronique parlant d'humanité, de vie, d'amour, de blessures forcément, un peu de soi aussi en espérant ne jamais oublier les autres...
Faut-il saucissonner l'oeuvre d'À la recherche du temps perdu qui est censé se poser d'un seul tenant ? La question a été souvent exprimée, notamment lorsque Proust reçut le prix Goncourt en 1919 pour À l'ombre des jeunes filles en fleurs, précisément le second volume.
Cette question a été maintes fois posée, aussi vous délivrer comme cela un billet dédié sur ce troisième volume pourrait paraître incongru.
Mais je garde une image proustienne d'un voyage donnant une description de la vision de clochers au fur et à mesure que le narrateur s'en rapprochait dans le véhicule où il se trouvait, tandis que la perspective du point de vue s'en trouvait modifiée alors que le véhicule avançait.
Voir des clochers se déplacer selon le point de vue du narrateur, alors que c'est le narrateur qui se déplace dans un véhicule, cette approche m'a parue originale pour dire mon ressenti sur cet immense texte. Dans ce changement de perspective c'est le paysage qui bouge, c'est une inversion de la relativité des mouvements, le monde entier ressemble brusquement au théâtre d'une lanterne magique.
C'est tout simple pourtant, nous pouvons l'éprouver chaque jour, chaque fois que nous voyageons dans un mode de transport qui nous déplace. Nous voyons les perspectives se modifier lorsque nous voyageons dans un train, ou une voiture... J'ai ressenti cela, voyageant, me déplaçant dans l'univers d'À la recherche du temps perdu...
Voilà ce que nous montre Proust. Voilà ce que j'ai ressenti à l'approche de ces textes qu'on dira découpés...
Je mesure la difficulté pour ne pas dire l'aberration d'un tel exercice, mais me saisissant de cette image très riche qu'il m'est arrivé de vivre moi-même, je me demande, ne pourrait-on pas dire que nous voyageons dans cette oeuvre toujours autour du même sujet, ce fameux temps, mais en nous déplaçant chaque fois d'un texte à l'autre, peut-être que l'angle d'approche s'en trouve modifié. Nous changeons légèrement de point de vue à chaque fois comme un voyageur qui se déplace d'un endroit à un autre.
Et puis le chemin d'À la recherche du temps perdu est long, deux mille quatre cents pages dans la version Quarto de chez Gallimard que je possède. On ne sait jamais ce qui peut arriver de malheur à un lecteur parvenu à l'âge sage... Aussi voulant donner mon ressenti sans attendre, fragmenter me semble le mode opératoire idéal.
Le côté de Guermantes, c'est donc le troisième volet d'À la recherche du temps perdu, marqué par l'installation du narrateur et de sa famille dans un nouveau foyer, près de la demeure des Guermantes.
Le quotidien de notre héros se trouve rythmé par la vie de ses prestigieux voisins, qu'il ne tarde pas à côtoyer grâce à la bienveillance d'un certain Saint-Loup.
Je retrouve avec plaisir ce narrateur omniscient que je commence à connaître, -à force nous allons finir par devenir amis je le sais mais il faut encore être patient nous apprivoiser.
Mais ici j'avance forcément aux premières pages avec une forme de méfiance, le monde aristocratique, la vie mondaine, tout ceci n'étant pas du tout mon genre.
Je découvre que l'entrée dans le jeu de la vie mondaine s'accompagne chez le narrateur d'un éveil à la sensualité. Alors forcément c'est pour moi aussi un éveil, un rapprochement vers l'auteur.
Comme son titre l'indique, cet opus est centré sur la famille Guermantes. Les choses sont facilitées par le fait que la famille du narrateur emménage dans un appartement dépendant de l'hôtel où le duc et la duchesse de Guermantes résident une bonne partie de l'année. Fort du prestige que la duchesse de Guermantes revêt aux yeux du narrateur, celle-ci va nourrir une forme d'idéalisation et de fantasme chez celui-ci, dont tout le récit va se nourrir et s'enrichir. Il éprouve le désir de pénétrer dans cet univers pour mieux en saisir l'essence exceptionnelle.
Ici la femme, dans l'image de la duchesse de Guermantes devient source d'attirance, de mystère et d'admiration.
Il la voit, la croise, donnant une nouvelle matière à sa rêverie. À force de rêver sur le nom de Guermantes, le narrateur en vient à devenir amoureux de la duchesse. Il organise ses promenades, pour se trouver toujours sur son chemin. Mais tout ne se passe jamais tout à fait comme prévu, le narrateur ne se privant pas lors de multiples passages d'égratigner ce monde vain, sa futilité...
Dire que ce volume parle d'aristocratie n'est pas faux, mais n'est pas non plus tout à fait exact. Disons que l'essentiel n'est pas à cet endroit.
Amour de tête sans doute, il n'en demeure pas moins que le narrateur est vraiment épris de la duchesse. Il va solliciter son nouvel ami Sant-Loup pour lui demander d'intervenir en sa faveur, étant donné qu'il est neveu du duc.
Le prétexte est trouvé : la volonté de voir les tableaux d'Elstir que possèdent les Guermantes. Chouette !
Ici, peut-être plus que jamais j'ai senti qu'entrer dans l'univers de Proust, c'était entrer dans un espace-temps. Bien sûr chez Proust, comme dans nos vies, il y a toujours une distance, reste à voir à quel endroit on la pose. Distance dans l'espace ? Dans le temps ?
Est-ce là la seule dichotomie d'ailleurs, ce désaccord entre nos impressions et nos expressions habituelles ?
La distance est la source de toute souffrance, distance entre l'enfant et la mère que ne cesse de raconter le narrateur, c'est une malédiction, une béance infinie, la compréhension de notre finitude, celle qui dit que nous sommes mortels, que le temps a beau être élastique, un jour l'élastique finit par casser... Forcément, j'ai pensé à mon enfance, j'ai pensé à ce temps où j'étais déjà un jeune adulte et où ma mère devint veuve lorsque mon père vint à mourir et lorsque ma mère me happa dans sa souffrance, m'invitant, me convoquant presque à redevenir l'enfant que je n'étais plus mais qu'elle voulait que je redevienne... Proust me dit cela, ma souffrance, celle de ma mère aussi. Il me dit cela lorsqu'il évoque sa grand-mère qui va mourir...
L'éclipse de la perspective fait que le lointain devient proche, mais l'inverse aussi et c'est douloureux car l'instant est déjà un futur en construction, un souvenir arrimé à la barque qui s'apprête à aller d'un rivage à un autre, d'un versant à un autre, le passé c'est peut-être déjà un oubli en partance pour qu'il ne revienne jamais....
La distance temporelle est un arrachement à soi-même.
La réponse pourrait être l'art, nous dit Proust, nous invitant ici à revenir vers l'atelier de chez Elstir.
L'art nous permet de goûter à l'éternité, ici et maintenant. L'ennui est lové à l'intérieur du temps, protégé du malheur.
L'espace, le temps, ici les deux lieux se rejoignent comme dans un kaléidoscope magique.
La joie, c'est d'accéder à l'éternité, mais il y a une autre joie qui consiste à se tenir à l'état pur dans l'immanence de l'instant.
Retenir le temps encore un peu dans nos doigts, c'est vouloir faire un seul noeud entre le passé et le présent, un seul lieu entre le lointain et le proche, c'est alors que l'artiste survient, l'écrivain, le peintre, le musicien, le lecteur par-dessus tout qui entre dans ce spectacle comme on entre dans un symphonie, c'est le triomphe, la joie consolatrice qui nous rassure de la séparation de l'enfant et de la mère tandis que le vide et la distance vont continuer à se creuser inexorablement...
Le temps serait-il plus docile que l'espace ? Proust s'en soucie guère ne voulant surtout pas dissocier l'un de l'autre et j'en ai pris conscience ici.
Proust renverse la table où gît le temps et l'espace, mélangeant l'un à l'autre dans ce désordre voulu.
Selon Proust, l'espace et le temps c'est la même chose, c'est une lumière qui varie dans un même prisme.
Il s'agit toujours d'un espace-temps, tout n'est qu'espace-temps, pour moi c'est une image qui me parle, très prégnante comme l'effet presque d'une hallucination, ne sachant pas ce que c'est vraiment une hallucination, mais l'imaginant quand même un peu.
L'art c'est le triomphe de la rencontre du temps et de l'espace dans cette béance, le triomphe sur cette béance angoissante.
À chaque instant, le temps retrouvé redevient réel, ce qui était distant devient proche.
Le texte semble venir en mouvement alors que c'est nous lecteur qui venons au texte en tournant les pages.
Tout tourne, toute est renversé. Tout revient.
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Le narrateur vit avec ses parents dans un appartement de l'hôtel particulier des Guermantes, dans le faubourg Saint Germain à Paris. Il tombe amoureux de la duchesse Oriane de Guermantes et recherche un moyen pour attirer son attention en la suivant tout comme il l'avait fait avec Gilberte dans « à l'ombre des jeunes filles en fleur ». Il rejoint son ami Robert de St Loup à Doncières où ce dernier est en poste dans une garnison. Il lui demande d'intervenir auprès de sa tante pour qu'il lui soit présenté. Il apprend que sa grand-mère est souffrante et rentre précipitamment à Paris où il retrouve Albertine qui cède à ses avances et s'offre à lui. St Loup qui l'avait accompagné, lui présente sa maîtresse qui n'est autre que Rachel, une cocotte qu'avait connu le narrateur. Il rencontre enfin la duchesse de Guermantes lors d'un salon que donne Mme de Villeparisis mais le charme n'opère plus. Sa grand-mère meurt d'une crises d'urémie. Il est invité par Palamède de Guermantes, baron de Charlus, frère du duc de Guermantes à passer le voir un soir. Il s'y rend après avoir passé la soirée chez les Guermantes. Charlus a une attitude déconcertante et ambigu envers le narrateur. de retour, il rencontre Swann dont il apprend qu'il est malade et condamné.
Des femmes, Proust à travers le narrateur les place haut dans la hiérarchie de ses personnages, de la plus humble à la plus noble, étrangère aperçue ou de sa propre famille. Elles ont le pouvoir de faire ou défaire les alliances, les réputations. Il leur voue un amour immatériel, désincarné en presque les divinisant. Il leur ôte tout aspect charnel pour en faire des êtres de lumière et d'ombre. Elles lui sont inaccessibles même quand elles finissent par s'offrir (Albertine) car il n'envisage pas d'avoir de relation sardanapalesque avec, et d'ailleurs, il entend la fréquentation d'un bordel comme un acte médical et non ludique. On ne peut imaginer l'auteur et son oeuvre sans elles.
Des salons, Proust en fait les lieux incontournables de la vie parisienne. C'est l'endroit où il faut être, où le paraître et le néant se propagent, se multiplient, se répandent, les égos coulent.
« Il savait que Mme de Guermantes avait, apanage précieux des femmes vraiment supérieures, ce qu'on appelle un « salon », c'est-à-dire ajoutait parfois aux gens de son monde quelque notabilité que venait de mettre en vue la découverte d'un remède ou la production d'un chef-d'oeuvre. le faubourg Saint-Germain restait encore sous l'impression d'avoir appris qu'à la réception pour le roi et la reine d'Angleterre, la duchesse n'avait pas craint de convier M. Detaille. Les femmes d'esprit du Faubourg se consolaient malaisément de n'avoir pas été invitées tant elles eussent été délicieusement intéressées d'approcher le génie étrange. »
Le voyage à travers « la recherche du temps perdu » n'est pas une simple lecture, c'est une exploration, car lire Proust c'est s'attarder sur tel ou tel passage, autrement l'oeuvre se rebelle, s'échappe.
Editions Gallimard, 546 pages.
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Il y a trois ans j'ai entrepris la lecture de la "Recherche", et malgré toute ma volonté, jusqu'à présent, je n'ai jamais réussi à en lire plus d'un tome par an. Et quelles ne furent pas mes craintes au moment d'ouvrir ce troisième volet, le plus volumineux !

Si dans les précédents, le narrateur se complaisait à décrire avec minutie les moeurs bourgeoises, tant à la ville qu'à la campagne ou encore à la plage, avec "Le Côté de Guermantes", c'est à l'aristocratie du faubourg Saint-Germain qu'il s'attache, avec le même souci du détail.

Si Marcel Proust est connu pour la longueur de ses phrases - réputation très méritée -, je lui reconnais également un don pour multiplier les chapitres sur un même événement. Ainsi, ce sont plus d'une demi-douzaine qui lui sont nécessaires pour décrire une simple visite mondaine, de quoi laisser aux conversations le temps de s'étendre, qu'elles touchent les loisirs comme l'opéra, ou la politique avec l'Affaire Dreyfus, ou encore la généalogie alambiquée des familles plus ou moins régnantes de l'Europe de la Belle-Epoque.

Alors, oui, certes, on apprend beaucoup sur l'atmosphère très "beau monde" de ces luxueux appartements bourrés jusqu'à la gueule d'oeuvres et d'objets d'art mais trop de minutie tue la minutie, voilà mon sentiment. La préciosité du style de Marcel Proust et le dandysme de son narrateur m'ont souvent porté sur les nerfs, tout comme les opinions rapportées de ces dilettantes et autres altesses qui ne peuvent que paraître surannées à un lecteur d'aujourd'hui ; au mieux peut-on considérer cet héritage littéraire comme un patrimoine vivant nous permettant de toucher du doigt ce qu'on pourrait qualifier d'"art de vivre à la française" mais cette visite de musée tire en longueur.

Quant aux susdits personnages, aucun n'est réellement attachant. le snobisme, la vanité, l'orgueil de caste, le langage de dupes, la fatuité des codes et, de façon générale, la suffisance méprisante manifestée par cette classe sociale - qui finira d'être balayée au cours du XXème siècle -, sont assez indigestes.

Jamais deux sans trois, a-t-on coutume de dire, et bien, après la lecture du "Côté de Guermantes", j'affirme qu'il faut vraiment de la volonté pour lire Proust aujourd'hui. "Volonté" me semble vraiment le terme approprié ; le plaisir vient ensuite, s'il vient jamais. Un peu comme un régime où il faut d'abord s'astreindre à une certaine discipline avant d'en percevoir les effets bénéfiques, il faut se lancer dans Proust en ne quittant pas du regard son objectif afin d'espérer pouvoir en savourer, à l'arrivée, les charmes discrets.


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UN ETE AVEC MARCEL #3

Bien que la rentrée littéraire avec son lot de livres alléchants pointe le bout de son nez, je continue mon été avec Marcel.
La Recherche, c'est un marathon ! On se demande parfois ce que l'on fait là, mais on tient bon et on aura sa médaille de finisher !

Que dire du troisième opus ? La première chose, c'est que pour moi l'intérêt était assez inégal. Autant je me suis ennuyée sur la première partie, que j'ai adoré la seconde.

Le côté de Guermantes, ca raconte quoi ?

Notre jeune Marcel, franchement béta et niais, vient de déménager et emménage à côté de la demeure de la Duchesse de Guermantes.
Il en tombe en amour comme une jeune fille tombe amoureuse de sa rock star préférée. Il lui prête toutes les qualités morales et intellectuelles et fait de ses pieds et de ses mains pour se la faire présenter et entrer dans son salon. C'est là que Marcel va faire son entrée dans le Monde. Marcel aime les titres, et le bas peuple ne l'intéresse pas, c'est peu dire. pauvre Albertine, pas assez bien née, et qui est tellement bête de ne pas utiliser le bon adjectif...
Dans le grand monde, Marcel augmente ses liens sociaux d'une belle tripotée d'inutiles futiles. On cause et on cause et l'on va chez l'un et chez l'autre, on fait de petites vacheries, on parle sur le dos de l'un l'autre, on astique sa généalogie dans le sens du poil. Tout ce beau monde est tiraillé par la grande affaire d'époque : l'affaire Dreyfus. La plupart sont antidreyfusards.. non pas parce qu'ils connaissent l'histoire, mais parce qu'ils sont franchement antisémites. certains sont Dreyfusards, Zwann et Bloch... normal ils sont juifs. Zola en prend pour son grade. Marcel est langue de pute parfois.

Dans le seconde partie, qui commence par le décès de la grand-mère de Marcel de ce que je peux penser être un AVC (soigné avec des sangsues), Marcel sera moins niais, enfin un peu. Il commence à se rendre compte de la vraie nature hypocrite de la société dans laquelle il erre. Sa belle duchesse de Guermantes, tout sourire et amabilitén ne lèverait pas le mignon petit doigt pour l'aider. Elle n'en a d'ailleurs strictement rien à foutre quand on lui annonce un décès prochain, elle préfère ses souliers rouges. Bien entendu, tant qu'elle est à égratigner les domestiques ou à dénigrer d'autres dames de sa coterie, ça va à Marcel... Mais quand on n'aide pas Saint-Loup, là on ouvre les yeux.

A mon humble avis, un volume un peu plus marrant que les autres sur le dernier quart. je commence à me prendre au jeu et à me poser des questions du niveau "amour, gloire et beauté" du genre, "Est-ce que Charlus va enfin se le faire ?", "Quelle est donc la mystérieuse maladie de Swann ?"

PS : pour les Belges, c'est assez comique de voir la petite gueguerre sur le titre du duché de Brabant :-)
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Voici venu le temps des rêves et des désirs, des lentes manoeuvres et des amitiés utiles pouvant entrouvrir la porte du paradis où règnent les Guermantes. Voici, enfin, un regard, un salut et un sourire tombé un soir d'opéra pour enflammer le coeur et l'esprit du jeune homme. le voici, à forces d'intrigues subtiles, élu entre mille, invité à côtoyer les « Immortels », et le voilà finalement, un soir terrible où toutes ses illusions se brisent sur des souliers noirs qui auraient dû être rouges et se fracassent sur un « grand et cher ami » qui ne pourra accompagner la duchesse en Sicile, au printemps prochain, parce que … « ma chère amie, c'est que je serai mort depuis plusieurs mois», et parce que cet ami Swann connaissant la valeur de ces amitiés, «savait que, pour les autres, leurs propres obligations mondaines priment la mort d'un ami et qu'il se mettait à leur place, grâce à sa politesse. »
C'est le roman des Illusions Perdues mais aussi du chagrin que lui cause la longue maladie de sa grand'mère et de sa mort, de l'irruption dans la vie sociale de l'Affaire Dreyfus, de l'aveuglement de l'amour (Saint-Loup est le pendant de Swann) mais aussi de Françoise, la cuisinière-gouvernante qui parle parfois comme La Bruyère, ce qui donne toujours lieu à des passages aussi drôles que réjouissants.
On y trouve des pages fascinantes sur l'utilisation du téléphone qui, si vous y prenez gare, vous feront envisager les appels à vos êtres chers sous un angle nouveau. Et toujours ces formules aussi inattendues que brillantes comme quand « s'avance le sommelier, aussi poussiéreux que ses bouteilles, bancroche et ébloui comme si, venant de la cave, il s'était tordu le pied avant de remonter au jour. »
Les pages sur la maladie de sa grand'mère chérie sont admirables ; elles n'épargnent pas les médecins dont les diagnostics aussi contradictoires que péremptoires ne parviennent pas, consultation terminée et verdict implacable posé (« votre grand'mère est perdue ») à masquer qu'ils ont d'autres chats à fouetter (« vous savez que je dîne chez le ministre du Commerce »). L'évolution de la maladie, les phases d'espoir succédant aux phases de découragement, tout cela parlera à qui l'a traversé, tout comme la solitude qui s'empare de celui qui a vraiment du chagrin : « Ce n'est pas que le duc de Guermantes fût mal élevé, au contraire. Mais il était de ces hommes incapables de se mettre à la place des autres, de ces hommes ressemblant en cela à la plupart des médecins et aux croque-morts, et qui, après avoir pris une figure de circonstance et dit : «Ce sont des instants très pénibles », vous avoir au besoin embrassé et conseillé le repos, ne considèrent plus une agonie ou un enterrement que comme une réunion mondaine plus ou moins restreinte où, avec une jovialité comprimée un moment, ils cherchent des yeux la personne à qui ils peuvent parler de leurs petites affaires … »
Mais que dire de cet adieu magnifique à cette grand'mère qui semble avoir tellement compté ? Rien, juste le lire et sentir l'émotion vous gagner :
« Maintenant (ses cheveux) étaient seuls à imposer la couronne de la vieillesse sur le visage redevenu jeune d'où avaient disparu les rides, les contractions, les empâtements, les tensions, les fléchissements que, depuis tant d'années, lui avait ajoutés la souffrance. Comme au temps lointain où ses parents lui avaient choisi un époux, elle avait les traits délicatement tracés par la pureté et la soumission, les joues brillantes d'une chaste espérance, d'un rêve de bonheur, même d'une innocente gaieté, que les années avaient peu à peu détruits. La vie en se retirant venait d'emporter les désillusions de la vie. Un sourire semblait posé sur les lèvres de ma grand'mère. Sur ce lit funèbre, la mort comme le sculpteur du Moyen Age, l'avait couchée sous l'apparence d'une jeune fille. »
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Ce troisième tome est dans les toutes grandes lignes celui de l'entrée du narrateur dans les salons de la noblesse parisienne, et plus particulièrement dans ceux des Guermantes, famille aux innombrables ramifications, de vieille noblesse française.

Marcel Proust nous dépeint un portrait piquant, sans concession mais sans jugement de cette noblesse superficielle, snob, narquoise, méprisante envers la bourgeoisie, les artistes et ses pairs, elle se dit moderne mais reste accrochée aux traditions séculaires. Tout cela sur fond d'affaire Dreyfus qui alimente les conversations dans ce troisième volume.

Lors d'un certain dîner, j'étais en perdition parmi tout ce monde fréquentant ou invité dans ces salons, des noms illustres à ceux créés de toute pièce, de ceux dont l'arbre généalogique remonte à François Ier à ceux qui n'ont pas d'ascendance illustre : c'était vertigineux, ce tourbillon de noms et de liens entre eux m'a un peu lassée, heureusement les conversations et les mots de la Duchesse de Guermantes me gardaient en éveil.

L'art de la dérision et de l'autodérision est à son acmé, l'humour est fin et délicieux. Par ailleurs, dans la maladie, la disparition, le deuil, la gravité de ces moments est décrite avec une sensibilité extraordinaire et nous procure beaucoup d'émotions.

Il y a de magnifiques « épisodes » contemplatifs dans lesquels on se laisse bercer par le talent incommensurable de Proust.

Au travers d'une écriture sublime, inclassable, d'un oeil perçant, de rêveries créatives, il nous dit tellement de choses qui font écho en nous aujourd'hui, qu'il fait donc de ce côté de Guermantes (et de la Recherche) un roman intemporel.
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On avait fini A l'ombre des jeunes filles en fleur sur cette glaçante image du jour d'été s'encadrant dans la fenêtre de l'hôtel, « aussi mort, aussi immémorial qu'une somptueuse et millénaire momie que notre vieille servante n'eût fait que précautionneusement désemmailloter de tous ses linges, avant de la faire apparaître, embaumée dans sa robe d'or ».

Charmant souvenir de vacances que le petit Marcel ramène de son premier séjour à Balbec !

Cette fin et tout ce qui précédait en matière de ratiocinations nostalgiques et stériles de la part d'un adolescent prépubère m'avaient mise dans un état d'agacement et d'incrédulité que certains se rappellent peut-être encore.

Bien sûr, Proust considérait la Recherche comme un tout et ce n'est pas lui être loyal que de commenter une césure qui n'est due qu'à des exigences éditoriales. Il n'en reste pas moins que j'ai senti un net changement d'atmosphère en entamant du côté de Guermantes. Et heureusement !

Ce qui a commencé à me réconcilier avec lui, c'est la confession que fait le narrateur de l'erreur dans laquelle il se trouvait autrefois d'avoir voulu figer la Berma dans la gangue d'une admiration ne faisant que la détruire. Fossiliser le vivant n'est pas le meilleur hommage qu'on puisse lui rendre semble enfin avoir compris le narrateur. le voilà donc capable de reconnaître le prix de « gestes instables perpétuellement transformés », du « fugitif », du « momentané », du « mobile chef-d'oeuvre ».

Dans mes bras, mon ami, tout est pardonné !

Partie sur un autre pied, notre relation n'a fait ensuite que s'étoffer des milles attentions, réflexions sagaces et joliment plaisantes que l'on a entre amis lorsque l'on cherche à renforcer une douce complicité. Ainsi, Proust connaissant mon intérêt récent pour les strates successives d'ancestrales ascendances telles que les définit Morizot (tous les animaux par lesquels notre évolution nous a fait passer et que nous gardons à même la peau), Proust, disais-je, a parsemé en conséquence son texte de bestioles diverses qui jaillissent malicieusement des endroits les plus inattendus.

Ces sont les « trois Parques à cheveux blancs, bleus ou roses », antiques reliques ornant le salon de Mme de de Villeparisis qui se sont livrées à une inconduite qui ne peut être que « proportionné à la grandeur des époques antéhistoriques, à l'âge du Mammouth. » C'est la maladie de sa grand-mère qui fait sentir au narrateur que notre corps n'aura jamais aucune pitié pour nous, que négocier avec lui, ce serait comme « discourir devant une pieuvre, pour qui nos paroles ne peuvent pas avoir plus de sens que le bruit de l'eau, avec laquelle nous serions épouvantés d'être condamnés à vivre. » Il y a bien sûr « la forme confuse du protozoaire dépourvu d'existence individuelle » que se sent être le narrateur dans le divin regard de la duchesse de Guermantes à l'Opéra. le moment du premier baiser à Albertine où on apprend que « l'homme, créature évidemment moins rudimentaire que l'oursin ou même la baleine, maque encore cependant d'un certain nombre d'organes essentiels, et notamment n'en possède aucun qui serve au baiser. » Et, last but not least, le renne avec lequel est comparé Monsieur de Charlus, qui tire du spectacle des gens du monde la matière première de sa conversation, comme ces cervidés le lichen, les mousses, dont « une fois digérés » ils font un aliment assimilable pour les Esquimaux.

N'est-ce pas chou, toutes ces allusions à mon dada du moment ?

Amadouée par tant de sollicitude, riche de cette collection hétéroclite de spécimens que n'aurait pas reniée le professeur Burp des Rubriques à brac, je me suis sentie l'allant pour flatter à mon tour la marotte de mon nouvel ami : le nom et ses relations avec l'imagination.

Il m'a semblé que ce n'était finalement qu'un jeu de trame. Verticalement, et dans une relative homogénéité d'usage, il y a les noms qui font rêver. La Berma donc, cantatrice de son état, Elstir, le peintre, Balbec, Combray, Guermantes, Vinteuil, Venise, etc..
Ce sont les récipients destinés à contenir une précieuse substance. A ce compte, ils sont d'ailleurs parfaitement substituables l'un à l'autre, entendre la Berma revient à partir pour Balbec, penser à Gilberte ou gagner Venise. Par métonymie, vous pouvez aussi les remplacer par un bout de vitrail, une madeleine, une aubépine, une certaine qualité de la lumière. (Les dames aimées, objets de tant d'attentifs soins circonstanciés, apprécieront.)

La question d'importance réside plutôt dans la nature de ce qui remplit ces noms-vases. le côté horizontal de ma démonstration. Ce sera ce que les expériences de la vie vous amèneront combiné à la représentation que vous en aurez conçue précédemment. Ainsi le nom de Guermantes contient-il une somme de féérie, d'histoire aristocratique, de nostalgie propre à Combray que la collusion avec son incarnation par la duchesse de Guermantes va tour à tour confirmer, trahir, étoffer, révéler.

Quand elle met les mêmes robes que toutes les autres femmes de sa condition, Oriane se montre d'un commun qui n'honore pas son nom. En revanche, quand elle utilise des vocables anciens, a des intonations venant directement de Guermantes, son langage acquiert une pureté, « cette séduisante vigueur des corps souples qu'aucune épuisante réflexion, nul souci moral ou trouble nerveux n'ont altérée ». Cruel tableau de qui est loué pour son conservatisme langagier, son absence de morale et de réflexivité. Mais au moins ainsi, la duchesse aura fait jaillir ce qu'est vraiment Guermantes pour le narrateur.

Limite de l'exercice, lorsqu'elle se montre spirituelle et brillante mais affreusement snobe et mondaine à ses dîners, est-ce Guermantes qu'elle exhale ? La question ne manque pas de tourmenter le narrateur qui ne peut se résoudre à adorer une telle vacuité pas plus qu'à briser l'idole que constitue la duchesse de Guermantes à ses yeux.

Récapitulons : le contact avec les expériences de la vie va donc se charger de faire varier la définition que l'on pouvait conférer aux noms-réceptacles. Mais ce ne sera jamais qu'à la lumière que lui donnera l'imagination. Et il pourra même arriver que la réalité n'ait aucune chance de pénétrer dans ces arcanes.

Prenez cette pauvre Albertine qui a été l'objet d'une looongue et confuse rêverie enamourée dans A l'ombre des jeunes filles en fleur. Grandie, émancipée, elle se trouve un après-midi dans la chambre du narrateur et se fait embrasser. On se dit que c'est le moment tant attendu, la consécration physique de tant de rêveries éthérées. Ca y est, Marcel conclut ! On va en avoir pour des tartines et des tartines de congratulations dégoulinantes, d'idylliques représentations que le mythe des androgynes n'a jamais atteintes.

Pas du tout.

Bonne pâte, Albertine rend les baisers tant et plus que « ses caresses amèn[ent] la satisfaction (…) dont [le narrateur] avai[t] craint qu'elle ne lui causât le petit mouvement de répulsion et de pudeur offensée que Gilberte avait eu à un moment semblable ». Faites-vous une idée précise de la chose et repérez, au passage le glissement, l'équivalence Albertine = Gilberte. Même au plus fort des ébats, à l'acmé de la jouissance, la jeune fille n'existe pas pour elle-même. de vase, elle a, plus que jamais les attributs.

Cette étreinte vide d'ailleurs Albertine de tout ce qu'elle représentait. C'est que le narrateur, non seulement pense à Gilberte, mais en désire une autre, qu'il n'a même jamais vue, Mme de Stermaria. Et hop, une troisième nana dans le lit !

Mais surtout, « c'est la terrible tromperie de l'amour qu'il commence par nous faire jouer avec une femme non du monde extérieur, mais avec une poupée intérieure à notre cerveau, la seule d'ailleurs que nous ayons toujours à notre disposition, la seule que nous posséderons, que l'arbitraire du souvenir, presque aussi absolu que celui de l'imagination, peut avoir fait aussi différente de la femme réelle que du Balbec réel avait été pour moi le Balbec rêvé ; création fictive à laquelle peu à peu, pour notre souffrance, nous forcerons la femme réelle à ressembler. »

Vous voyez l'entourloupe ? le réel n'existe pas, seule l'imagination et le souvenir président à remplir les noms de ce qu'ils voudront bien y mettre. On comprend mieux alors qu'ils soient interchangeables. le tout est de tisser entre ces deux instances et la vie assez de points de correspondances pour que puisse s'exprimer cette forme de vérité qui précipite enfin le nom et la chose rêvée en une unique substance.

A ce point de nos relations, Proust et moi, je me suis sentie reprise de mes préventions antérieures. Et ce n'était pas l'offrande d'un Mammouth ou d'une pieuvre qui allait suffire à m'amadouer. Et puis je me suis gourmandé et rappelé ma promesse solennelle de ne pas me focaliser sur ce qui ne pouvait être changé. Et de porter mon attention plutôt sur l'extraordinaire richesse de combinatoires que représente un tel système. Sur le miroitement des sens que dissimulent des propos aux apparences souvent définitives. Derrière la phrase aux allures de sentence, l'utilisation du présent gnomique, on trouve bien souvent une fantaisie, une inventivité qui enchantent et révèlent le triomphe paradoxal de l'impermanence, du mouvement, de la vie.

Allez, copain, on remet ça et on prend date pour Sodome et Gomorrhe ?
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Curieux à dire, mais il se passe beaucoup de choses dans cet opus de la Recherche. Que ce soit la visite inopinée d'Albertine, la proposition ambiguë de Charlus, la découverte de l'identité de la maîtresse de St-Loup ou le rapprochement avec le duc et la duchesse de Guermantes, les surprises ne manquent pas et insufflent un certain rythme à cette lente et longue oeuvre. Sur le fond, cette autopsie de l'aristocratie m'a bien plu, captivé même par moments, sauf lorsqu'on tombe dans la généalogie aussi complexe, pour un néophyte du moins; mettons que je ne partage pas le plaisir esthétique que le narrateur affirme y trouver. Par contre, l'observation pointue du fonctionnement mondain du couple duc-duchesse m'a comblé et j'ai souvent souri à l'évocation des travers aristocratiques, ceux des Courvoisier particulièrement, mais pas que ceux-là.

Le narrateur continue de m'exaspérer par moments; au-delà de son jeu de cache-cache enfantin du début avec la duchesse, c'est son dédain affiché pour l'amitié, alors que sans amis il ne serait rien qu'un pur esprit philosophant dans le néant, qui m'agace. de même, il sublime l'art sous différente forme, mais n'en pratique aucun, se contentant d'errer d'un salon à l'autre, sans but précis, ballotté au gré des rencontres. Au moins, sa conception des femmes évolue lentement, encore que dans des directions discutables, et il réussit, pour une fois, à faire preuve de caractère lorsqu'il se fâche sous les insultes de Charlus. Il y a toujours cette écriture parfois magique, comme le dernier paragraphe sur sa grand-mère morte, qui illumine le récit et constitue en soi une bonne raison de se pencher sur cette oeuvre.
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3eme tome de la Recherche...

Pas beaucoup plus d'action que dans les 2 précédents tomes, mais tout autant de plaisir à le lire.
Comme dans une série Netflix, on y retrouve avec bonheur les personnages découverts dans les premiers tomes .
On commence à se repérer dans ce monde là et on progresse en apprenant à mieux les connaitre.
Beaucoup d'humour dans la description méticuleuse de ce milieu aristocratique aux relents d'antisémitisme et à la généalogie bien chargée, de somptueuses pages sur la maladie et la mort de la Grand Mère , personnage important pour le narrateur, une vue du milieu artistique de l'époque... Bref un vrai régal ! (Sauf peut être les pages nombreuses sur l'affaire Dreyfus qui m'ont tout de même un peu barbée...)

Je vais poursuivre mon long périple Proustien par le tome 4, en m'accordant une petite pause sur d'autres auteurs. .
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