Avec le départ inopiné et inexpliqué d'Albertine, une nouvelle inconnue vient se rajouter à l'équation amoureuse qui avait accaparé l'esprit du Narrateur durant le tome précédent, et dont la démonstration l'amenait alors à considérer l'accomplissement de notre désir comme étant «peu de chose, puisque dès que nous croyons qu'il ne peut pas l'être, nous y tenons de nouveau, et ne trouvons qu'il ne valait pas la peine de le poursuivre que quand nous sommes bien sûrs de ne le manquer pas». Il était donc vain, déclarait-il, d'espérer pouvoir accéder en définitive au bonheur par la simple réalisation de ses désirs, projet aussi «naïf» que celui de vouloir «atteindre l'horizon en marchant devant soi»!
Mais alors qu'en substance le désir se sustenterait de ce manque à avoir dont par ailleurs l'art véritable de la séduction consisterait à savoir bien doser, qu'adviendrait-il si, se trouvant subitement en dehors de toute atteinte possible, l'objet de son élection disparaissait tout simplement, ou mourait?
Dans cette mise à l'épreuve du désir par la réalité, le «manque à avoir» ne pourrait-il risquer de se voir transformé en un torturant «manque à être» ?
Proust et
Freud, contemporains, incroyablement proches par de très nombreux aspects, tant au niveau, déjà, de leurs centres d'intérêt intellectuels ou artistiques, que dans leur exploration révolutionnaire de la psyché profonde, sur le plan littéraire pour l'un, «herméneutique» et scientifique pour l'autre (voir à ce propos l'essai de
Jean-Yves Tadié: «Le Lac Inconnu – Entre
Proust et
Freud»), ne se sont pourtant jamais, de leur vivant au moins, «croisés» -dans le sens plein du mot : n'ont eu aucun échange, direct ou interposé, ne se sont pas -tout au moins en apparence- lus, ou alors très peu (?), n'ont laissé, dans leurs très nombreux écrits légués, aucun commentaire digne de ce nom, aucune référence particulière de l'un par l'autre…
Cette indifférence royale, strictement réciproque, qui pourrait paraitre tout de même assez suspecte -n'est-ce pas ?-, ne peut en effet que «poser question» ; bien davantage d'ailleurs que si, par exemple, s'étant peu ou prou rapprochés, ou au moins reconnu leur existence et leurs «recherches» communes, les deux hommes ne se fussent pour une raison ou une autre guère appréciés, voire eussent désavoué toute parenté, toute intertextualité ou complémentarité entre leurs démarches et leurs oeuvres respectives!!
L'essai freudien consacré plus particulièrement aux mécanismes psychologiques activés par le deuil («
Deuil et Mélancolie») et le roman de
Proust furent en outre écrits pratiquement au même moment, à un an d'intervalle près. Aucune autre oeuvre de fiction ne paraissait en même temps susceptible d'illustrer aussi parfaitement, aussi précisément et aussi judicieusement qu'Albertine Disparue, les étapes du «travail du deuil» décrites par
Freud : depuis le déni initial, suivi du retrait du moi permettant de garder des liens toujours vivants et idéalisés avec la personne disparue, en passant par l'émergence de sentiments contrastés, mouvements successifs et alternés de tristesse et de colère, de faute et de culpabilité, de reproches et de pardon, jusqu'à l'acceptation, à l'avènement d'une certaine forme de résignation, d'un détachement progressif permettant un oubli de plus en plus ininterrompu et, à terme, à la libido la possibilité d'investir à nouveau des objets du monde extérieur.
Si le secret de cette indifférence acharnée aura probablement disparu complètement avec leur propre mort,
Freud et
Proust restent, malgré eux, réunis étroitement par leur oeuvre commune dans la postérité.
Deuxième volet d'un diptyque indissociable, Albertine Disparue (ou «La Fugitive»), est le prolongement et le dernier mouvement, sous forme d'adagio «vénitien», de l'ode que le Narrateur avait commencé à consacrer à sa bien-aimée ; à la fois oraison funèbre et exercice accompli d'auto-observation de la diastole douloureuse d'un coeur anéanti par la souffrance, évidé, cherchant en même temps désespérément à enfermer à jamais en son sein cette essence aussi rare et précieuse, que délicate et volatile, exhalée par un être aimé et perdu.
Et pourtant -ne pourrions-nous peut-être pas nous empêcher d'y repenser-, combien de fois jusque-là -depuis la toute première rencontre des jeunes amants sur la plage à Balbec, jusqu'à leur dernière peine d'amour purgée ensemble dans la prison dorée de l'appartement familial parisien, avant le baisser du rideau-, n'aurons-nous tout de même entendu le Narrateur affirmer qu'il ne l'aimait pas, Albertine??
Tout compte fait, après avoir refermé ce deuxième volume de la Recherche dédié à un personnage en particulier, à celle qui fut décrite par
Proust comme étant «l'enveloppe close d'un être qui par l'intérieur accédait à l'infini», celle dont le nom est cité (rassurez-vous, ce n'est pas moi qui l'ai compté !) 2 360 fois tout au long de l'oeuvre, faudrait-il encore des preuves pour nous convaincre qu'en affirmant ne pas aimer Albertine, son Narrateur ne fourvoyait personne d'autre que lui-même? Et après tout, ainsi qu'on le dira parfois en évoquant la «foi véritable», les plus grands amours ne seraient justement ceux-là même qui s'autorisent à douter de leur bien-fondé et de leur réalité?
S'il avait en effet pu songer par moments que vivre sans Albertine (ou même souhaiter qu'elle «disparaisse» d'une fois pour toutes) lui eût possibilité non seulement de s'abandonner librement aux errements jouissifs de ses désirs, pourtant souvent dilatoires, ou à la solitude réclamée par les caprices d'un coeur assurément intermittent, mais surtout de pouvoir échapper aux affres d'une
jalousie furieuse, envahissante, addictive, et indispensable d'autre part à entretenir son désir même pour sa compagne, l'obligeant à tourner sans issue tel un écureuil dans sa roue- le départ, puis l'annonce de la mort accidentelle d'Albertine le feront soudain réaliser qu'au moment même où il arrivait enfin à se dégager de toute perspective réelle de communauté de vie avec elle, son avenir à lui devenait en revanche dorénavant «indissoluble d'elle».
Albertine rescapée.
«Pour que la mort d'Albertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût fallu que le choc l'eût tuée non seulement en Touraine, mais en moi. Jamais elle n'y avait été plus vivante.»
Le voici donc retranché dans sa chambre (
Freud nous dirait «dans son moi»), isolé du monde, rideaux tirés au millimètre près afin que le moindre rayon de soleil ne pût y pénétrer («la libido s'est retirée des objets du monde extérieur», [sic]), effeuillant à longueur de journées un catalogue de souvenirs d'une Albertine aux reflets multiples, sans trêve projetés par le prisme de sa souffrance dans la grande galerie de glaces qui venait de s'ouvrir dans sa mémoire.
«La mémoire d'un moment n'est pas instruite de tout ce qui s'est passé depuis ; ce moment qu'elle a enregistré dure encore, vit encore, et avec lui l'être qui s'y profilait (…) Pour me consoler, ce n'est pas une, c'est d'innombrables Albertine que j'aurais dû oublier. Quand j'étais arrivé à supporter le chagrin d'avoir perdu celle-ci, c'était à recommencer avec une autre, avec cent autres.»
Albertine démultipliée.
La richesse et la profusion des images puisées dans le «répertoire de sa vie» avec elle réveillera cependant chez lui toute la complexité aussi de son amour, notamment sa
jalousie, qui s'y infiltrant insidieusement, se réactivera «rétrospectivement».
Partagé entre la sensation contradictoire de continuer toujours à alimenter les mêmes soupçons, absurdes, s'agissant en l'occurrence «d'une femme qui ne pouvait plus éprouver des plaisirs avec d'autres», mais de réussir ainsi, grâce à eux, à obtenir «le gage de la réalité morale d'une personne inexistante», l'endeuillé se voit entraîner dans un rêve éveillé à la temporalité complexe, instaurant une sorte de «double de l'avenir» dans le passé, pour un couple à nouveau reformé et «indissoluble», et dans lequel «à chaque coupable nouvelle s'appariait aussitôt un jaloux lamentable et toujours contemporain». Un avenir «double» qui aurait pu se prolonger indéfiniment, «aussi long que sa vie elle-même», s'imagine-t-il, sans toutefois qu'Albertine puisse, comme lorsqu'elle vivait encore, être là pour « calmer les souffrances qu'il me causait».
Albertine encore enchaînée.
Traversant ainsi, «en sens inverse tous les sentiments par lesquels a passé son amour» pour elle -sentiments devenus au fur et à mesure de plus en plus à double-fond, ou réversibles («ambivalents», dirait
Freud), égrenant à l'envi des reproches voués par la force des choses à être inopérants, adressés à quelqu'un qui n'est plus là pour les subir, suivis par des auto-récriminations insistantes («les affects négatifs sont alors retournés contre le moi lui-même») à tous crins («par ma tendresse uniquement égoïste j'avais laissé mourir Albertine comme auparavant j'avais assassiné ma grand-mère »(!), l'endeuillé poursuit, selon l'expression consacrée par le grand psychanalyste viennois, son «travail du deuil», le parachevant progressivement grâce à l'intervention de ce que
Freud identifiait comme étant le «principe de réalité» cher au moi, et dont nous retrouvons ici la trace notamment suite aux révélations d'Andrée confirmant provisoirement certains des soupçons gomorrhéens du Narrateur, ainsi que des mensonges faits par Albertine, ou encore par les résultats de l'enquête diligentée à Balbec et en Touraine par les bons soins de
Saint-Loup et d'Aimé, enfin par la concrétisation d'un projet de voyage à Venise avec sa mère.
Tous les «si» ayant décuplé jusque-là sa souffrance ( si elle m'avait tout révélé, si je l'avais laissée libre de ses mouvements, si je ne lui avais pas offert le cheval qui a provoqué sa mort accidentelle…) s'estompent peu à peu dans le flux de ses pensées.
Albertine émiettée, sassée, puis oubliée.
«Si bien que cette longue plainte de l'âme qui croit vivre enfermée en elle-même n'est un monologue qu'en apparence, puisque les échos de la réalité la font dévier, et que telle vie est comme un essai psychologique subjectif spontanément poursuivi, mais qui fournit à quelque distance son «action» au roman purement réaliste, d'une autre réalité, d'une autre existence, et duquel à leur tour les péripéties viennent infléchir la courbe et changer la direction de l'essai psychologique».
Qu'est-ce donc l'amour que l'on avait éprouvé?
Si ce n'était qu'un leurre, un simple mirage, c'était aussi parfois «le seul acte poétique» qu'on avait accompli dans nos existences.
Et l'oubli ?
L'on n'oublie pas quelqu'un qu'on aime parce qu'il meurt, mais parce que «nous mourons avec lui».
C'est peut-être aussi pour cette raison que le «travail du deuil», s'il est réussi, l'on cesse alors de vouloir «ressusciter» les morts, pour ramener soi-même à la vie.
Albertine, non plus enfermée dans un double factice de l'avenir dans le passé, mais libre, oubliée mais gardée au fond de lui, hors de sa conscience, «amalgamée à la substance même de son âme», le catalogue de ses souvenirs se dématérialise, ses robes «fortuny» se transsubstantialisent dans un voyage à Venise, la clarté de son teint et de son regard migrent anonymes dans le visage d'autres femmes éveillant le désir du Narrateur, et l'essai psychologique de sa souffrance subjective, devenue immatérielle et universelle, se mue enfin en un magnifique roman.
Albertine retrouvée.