AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
A la recherche du temps perdu - ... tome 1 sur 7

Antoine Compagnon (Éditeur scientifique)
EAN : 9782070379248
708 pages
Gallimard (03/11/1988)
  Existe en édition audio
4.11/5   4098 notes
Résumé :
Ce livre, les plus proches des amis de Marcel Proust en parlaient depuis quelque temps avec une discrétion passionnée et les lecteurs du "Figaro" eurent ici même plus d'une fois la fortune d'en connaître des extraits. Il forme la première partie d'une trilogie, et son titre Du côté de chez Swann, orienté, libre et fécond comme un départ pour la promenade, est la si violente et lumineuse projection d'une intelligence et d'une sensibilité qu'en le lisant on entend une... >Voir plus
Que lire après A la recherche du temps perdu, tome 1 : Du côté de chez SwannVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (295) Voir plus Ajouter une critique
4,11

sur 4098 notes
ISBN : 978253059097


"Je ne lirai jamais Proust," me disait un jour quelqu'un, "c'est bien trop long : jamais je n'en verrai la fin." Avec cette ampleur emblématique, les imparfaits du subjonctif qui s'égrènent avec une aristocratique distinction tout au long des pages de la "Recherche ..." constituent, en général, le second épouvantail qui, dans Proust, fait peur au lecteur honnête mais moyen et, en tant que tel, fort peu curieux de tout ce qui n'est pas son train-train. Certains, qui ont tout de même tenté d'aller un peu plus loin, vous avancent, avec une naïveté effarouchée, que, assurément, ils ne sauraient se risquer à lire un écrivain qui, à l'instar d'un autre monument de la littérature, le duc de Saint-Simon - ce mémorialiste de génie que Proust vénérait d'ailleurs comme se doit de le faire tout amoureux de la langue française - est capable d'étaler une phrase sur une seule page minimum - quand ce n'est pas deux. La chose leur apparaît marquée au coin d'un tempérament résolument insane et aussi, même s'ils ne se risquent pas à le préciser, sournoisement et redoutablement malveillant. Car enfin, qui s'y retrouverait dans une phrase de ce type à moins de n'avoir pour autre but que de faire sombrer le candide lecteur dans une incompréhension qui, s'il s'y entête, finira, c'est immanquable, par déboucher sur les sombres méandres de la folie ? Autre reproche souvent fait - et bien à tort là aussi - à Marcel Proust : son snobisme. "Les gens dont ils parlent", me disait un autre quelqu'un, "qui s'y intéresserait ? Ce ne sont que des mondains, nobles peut-être, grands bourgeois certainement, mais tous oubliés depuis belle lurette et qui, au contraire, je vous l'accorde, de certains de leurs ancêtres, n'ont pas marqué L Histoire. Des inutiles, des coquilles vides, et c'est tout."

Enfin, vous avez ceux - j'en ai tout de même rencontré un ou deux spécimens - qui se refusent à lire Proust parce qu'il était 1) homosexuel et 2) d'origine juive, et par sa mère, détail encore plus accablant. Ceux-là, mieux vaut vous enfuir tout de suite dès qu'ils vous exposent leurs raisons de vouloir continuer à ignorer l'un des plus grands représentants de la littérature française. Inutile de chercher à les convaincre : leur cerveau a la taille d'un pois-chiche et leur coeur est en plus piteux état encore.

Maintenant, reprenons les arguments des détracteurs de l'oeuvre proustienne - à l'exception des deux derniers exemples parce que c'est lundi et que, de toutes façons, les chacals ont beau aboyer dans le désert de leur sottise, rien n'empêchera la caravane de poursuivre son chemin.

1) La longueur du texte, tout d'abord. C'est un argument qui s'effondre de lui-même. Des oeuvres bien plus longues, il en existe bien d'autres, à commencer par celle d'un certain Honoré de Balzac - peut-être le champion toutes catégories en la matière. Certes, les personnes qui ont lu "tout" Balzac sont elles-mêmes assez rares mais cela ne tiendrait-il pas avant tout au fait que beaucoup de romans de ce géant, notamment parmi ses premières oeuvres, si étroitement liées à la politique commerciale du roman-feuilleton, avec les horreurs stylistiques et les monstruosités techniques qu'entraîne cette gênante parenté, se révèlent absolument imbuvables, et ceci quoi que nous puissions penser par ailleurs du "Père Goriot", de "La Rabouilleuse" ou d'"Eugénie Grandet" ?

Chez Proust, cette disparité excessive n'existe pas. Tout est fluide, continu et le fleuve ainsi créé coule majestueusement, dans la certitude d'atteindre tôt ou tard et avec la même sérénité au vaste océan de la Littérature universelle.

2) Les imparfaits du subjonctif. C'est vrai, ils sont là, pratiquement tous au grand complet. C'est-à-dire que Proust ne se contente pas de la troisième et somme toute bien placide personne du singulier : les autres aussi se manifestent, çà et là, nous adressant ce salut légèrement hautain mais non teinté de bienveillance qui vient rappeler aux plus anciens d'entre nous et révéler aux plus jeunes que la langue de Rabelais, la langue de Voltaire, la langue de Zola - notre si belle et si délicate langue française - non seulement descend en droite ligne du Latin et de ses conjugaisons si complexes mais que, de surcroît, elle a tout lieu (et j'ajouterai surtout en notre époque sinistre et vulgaire) d'en être fière.

De là à s'imaginer que "La Recherche ..." ne s'exprime qu'à l'imparfait du subjonctif, il y a un abîme d'ignorance grammaticale rigoltourne : Proust l'eût-il voulu que la chose eût été impossible, n'importe qui ayant un minimum de connaissances en grammaire française vous le dira. Pour Proust, ce mode et ce temps sont des outils précis, qu'il utilise ainsi que nous devrions continuer à les utiliser de nos jours au lieu de, comme par exemple les Editions Hachette, troquer le passé simple au bénéfice du passé composé afin que les chères têtes blondes ne soient pas "traumatisées" ... et fassent par la suite de bons, de doux et de stupides moutons de Panurge - en d'autres termes, d'excellents chômeurs qui, ne sachant ni lire, ni écrire correctement, ne songeront jamais à la révolte.

Mais ceci est un autre débat.

3) Une page pour une seule phrase. Bon, d'accord, c'est vrai : comme Saint-Simon, Proust en est capable. Mais il n'abuse pas du procédé. Et puis, après tout, c'est très bon pour la mémoire. Vous retrouver dans les phrases labyrinthiques de ce type et vous réciter des listes et des listes de vocabulaire (français, anglais, tout ce que vous voudrez ...), faites-le le plus longtemps possible, jusque sur votre lit de mort si vous le pouvez, et vous verrez que la maladie d'Alzheimer vous oubliera.

Et puis d'abord, une phrase entière sur toute une page - ou une page et demie - c'est beau, c'est sublime. Je suis de parti pris, peut-être, mais je suis une littéraire pur-sang et je me dois, sur cette question, d'être de parti pris.

4) le snobisme. Peut-on accuser de snobisme un homme qui, en dépeignant les membres d'une certaine société, les montre tels qu'ils sont, et surtout avec leurs propres petitesses ? Les hasards de la naissance et de la Fortune ont permis à Proust de fréquenter certains milieux à la beauté superficielle desquels il a certainement été sensible - ne l'aurions-nous pas été, nous aussi, à sa place, en tous cas un temps ? - mais dont il n'a pas manqué de repérer les laideurs. Puisque, en écrivain et en créateur-né, il n'a pas tu celles-ci, on ne saurait lui reprocher un quelconque snobisme.

Au demeurant - mais il faut l'avoir lu et bien lu pour le savoir - il a aussi décrit les plus humbles, en usant du même oeil impartial et vif. Et c'est toujours le même régal.

Ajoutons deux qualités qu'on évoque rarement quand on parle de "La Recherche ..." : le naturel inouï des dialogues - et croyez-moi, c'est loin d'être à la portée de tout le monde, fût-ce les plus grands - et ... l'humour. Marcel Proust, qu'on représente trop souvent soit comme un dandy intégral, soit comme un asthmatique éternellement enfoui sous ses couvertures dans sa chambre tapissée de liège, Marcel Proust avait un sens de l'humour qui ne dédaignait ni la férocité, ni l'humour carrément noir.

Avec tout cela, comment encore vous recommander de lire "A La Recherche du Temps Perdu" ?

1) Déjà, ne le prenez pas pour un pensum ou "parce qu'il faut l'avoir lu" : abordez-le sans a priori ridicule mais aussi sans nécessité absolue, soit par curiosité, soit par plaisir.

2) Ne baissez pas les bras à la première phrase un peu plus longue, au premier verbe un peu choisi, au premier imparfait du subjonctif qui passe. Proust est mort l'année même (soit en 1922) où paraissait pour la première fois dans son intégralité - et d'ailleurs à Paris - l'"Ulysse" de Joyce. "La Chambre de Jacob" et la célébrissime "Mrs Dalloway", de Virginia Woolf, datent respectivement de 1922 et de 1925. D'autre part, bien qu'il ait commencé à publier dès 1919, William Faulkner, qui fera lui aussi tellement pour la "déconstruction" du roman et une nouvelle façon de le vivre et de l'écrire, ne publiera son premier roman qu'en 1926 et "Sartoris" en 1929. Remettez donc Proust dans le contexte de son époque, en n'oubliant pas qu'il naquit ... l'année de la Commune, c'est-à-dire en 1871.

3) Et si, contre toute attente, eh ! bien, vous n'accrochez pas : tant pis, ne soyez pas déçu. Rangez soigneusement votre exemplaire - surtout si vous êtes jeune. Et patientez. Recommencez de temps à autre, quand vous vous sentez en phase. Qu'importe que vous ne parveniez à lire "A La Recherche ..." que le jour de vos soixante-dix ans ! Seuls les snobs véritables - les cousins des Verdurin proustiens - affirment d'un ton docte que, si vous n'avez pas lu Proust pour vos vingt ans, vous ne méritez pas le titre de lecteur. Il faut de tout pour faire un monde et chaque livre, chaque oeuvre attend son heure.

Non, ne baissez pas les bras, ne vous découragez pas, attendez votre heure vous aussi : et n'oubliez jamais que, si Proust est digne de vous, vous êtes digne de lui. ;o)
Commenter  J’apprécie          21029
Le croyant dit "Je crois que..."
Le savant dit "Je sais que..."
Le critique d'une oeuvre littéraire, lui, a une position un peu intermédiaire, pas évidente à tenir, car il possède une conviction invérifiable et imparable relevant de sa propre idiosyncrasie, probablement plus proche de celle d'un croyant que de celle d'un savant. Mais, dans le même temps, un critique doit être capable d'expliquer cette vision personnelle par une suite d'arguments tangibles ou crédibles, plus ou moins vérifiables ou falsifiables et, si possible, admis du plus grand nombre ou disons simplement, du plus grand nombre possible. Aussi, sa position relève-t-elle plus, par cet aspect, du travail d'un scientifique.
En somme, le critique a le droit de tout dire, pour peu qu'il soit en mesure de l'argumenter de façon tant soit peu convaincante.
Le critique dit donc "J'aime parce que" ou "Je n'aime pas parce que".
Certes, certains arguments sont plus frappants que d'autres mais on ne pourra probablement pas taxer d'illuminé de mauvaise foi un critique ayant déroulé un éventail cohérent d'arguments liés au texte et concourant à son amour ou à son désamour de l'oeuvre littéraire qu'il critique.

Si je vous écris que j'aime "Du côté de chez Swann" parce que ma grand-mère s'appelait Madeleine, okay, c'est un argument, mais pas franchement décisif, car non seulement il vient tout seul et que de plus on peut avouer sans honte qu'il est de peu de retentissement parmi les quelques malheureuses âmes qui n'ont jamais connu ma grand-mère.
Par contre (attention je vais essayer de faire une phrase à la Marcel Proust), si vous dites que vous avez été émus par l'habile capture de la sensation sur notre être et de son immense pouvoir à susciter ou à ressusciter les moments révolus qui ont marqués des pans entiers de notre existence, éveillant au passage, par-ci par-là, quelques bouffées de nostalgie, en précisant deux ou trois passages du texte particulièrement significatifs à vos yeux à propos de cette qualité de l'oeuvre, on pourra alors certes ne pas partager votre vision ou votre émotion de lecture, mais on ne pourra certainement pas vous taxer de mauvaise foi, de partialité ni d'être aucunement bonimenteur ni affabulateur.

Vous avez compris que si j'ai pris la peine d'un si long préambule sur la difficulté d'être critique, c'est que justement, pour le coup, avec Proust je sèche complètement.
Ce que je sais, c'est que j'ai bien aimé. Pas adoré, mais vraiment bien aimé. Or, ceci dit, je me sens totalement incapable de dire pourquoi ou d'en dire plus. Force m'est de reconnaître que bien que ce livre possède un statut très particulier pour moi, qu'il revêt une vraie importance, je suis incapable d'en parler aux autres. Preuve probablement qu'il a touché quelque chose d'intime ou que ma pudeur inconsciente m'interdit d'extérioriser. Telle une toile dans un musée, dont on sait qu'elle nous plait, mais on ne saurait l'expliquer à qui que ce soit. La toile a cependant l'avantage de l'immédiateté ce qui n'est pas le cas d'une oeuvre écrite de l'envergure et de l'ampleur de ce livre. C'est un mystère même pour moi. J'ai bien deux ou trois idées sur la question mais je ne me convaincs pas moi-même. Il est vrai que j'ai lu du Côté de Chez Swann il y a bien trop longtemps maintenant et qu'une relecture s'imposerait très certainement, mais tout de même. J'ai l'impression de ne pas avoir tant oublié que cela et que ce n'est pas un défaut de mémoire qui m'empêche d'en dire plus et mieux sur ce livre. Je ne me l'explique pas, c'est ainsi, il faut accepter parfois de ne pas tout comprendre de son propre fonctionnement ni d'être en mesure de tout expliquer.
Je sais seulement que ce livre a eu un effet sur moi. Après sa lecture, je n'ai jamais plus eu peur d'aucun livre, aussi gros et impénétrables soient-ils. Après la lecture de "Du côté de chez Swann", je me suis dit que je n'étais peut-être pas totalement hermétique aux choses de la littérature, pensée qui était assez solidement ancrée en moi auparavant.
Me voilà donc bien fine, avec au creux des mains un livre pas si petit que ça, que j'ai passé un certain temps à lire, dont je puis affirmer que je l'ai bien aimé et avec tout cela, je suis pourtant incapable d'expliquer pourquoi. C'est bête, n'est-ce pas ? Certes mais c'est mon ressenti, ce qui signifie, plus que jamais, pas grand-chose.
Commenter  J’apprécie          1514
De l'art de la réminiscence sensitive…

Grâce à « A la recherche du temps perdu » j'ai retrouvé le temps lent de la lecture, celui qui permet de revenir en arrière, de lire puis de relire plusieurs fois une même phrase pour en retirer la substantifique moelle, de la noter, de la savourer, de la lire à voix haute, de poser le livre en songeant à la structure entière de l'oeuvre qui se dessine peu à peu sous nos yeux. Un temps retrouvé pour soi, salvateur, permettant de suspendre la frénésie livresque qui ne manque pas de nous menacer ici et de nous ensevelir tant nous sommes passionnés. Ce livre n'autorise pas une lecture rapide au risque de passer totalement à côté.

« J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l'oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance ».

Ce qui s'est peu à peu imposé à moi, dessiné devant mes yeux, fut une construction étrange en trois éléments assez distincts, quoique liés. Il me plait d'évoquer une figure géométrique, voire, pourquoi pas, un animal chimérique.
Il y aurait tout d'abord une tête, porte par excellence des sens, multiples dans notre cas, un ensemble vaporeux et onirique, d'une beauté renversante, doté d'un regard qui vient vous vriller le coeur, vous sonder, explorer vos propres sens ; puis un ensemble plus carré, plus descriptif représentant une sorte de corps où bat un coeur envouté, soutenant l'oeuvre, la contextualisant, et enfin une petite queue en panache tel un bouquet final permettant de donner du sens à l'ensemble. le tout recouvert d'une toison liant ces trois parties, un fil conducteur, celui du sentiment amoureux et de la crainte de la perte de l'amour, et des souvenirs associés. Voilà comment je me représente ce premier tome de la recherche, naïvement et instinctivement.

La première partie, « Combray », se déroule quinze ans après sa deuxième partie « Un amour de Swann ». Nous y découvrons le narrateur, Proust lui-même, qui évoque ses souvenirs d'enfance en Province, à Combray notamment, dans une dilatation, une confusion, une rétractation, parfois une ronde donnant le tournis, de l'écoulement de la temporalité.
La chronologie linéaire est éclatée, seules les sensations, décortiquées de façon étonnante, sont des repères dans ce passé, sensations ayant le don de ralentir ou d'accélérer le temps subjectif et psychologique. Les sensations sont d'une précision à la fois chirurgicale, décortiquées au scalpel, tout en étant étonnement poétique tandis que la temporalité est, elle, confuse et imprécise, aucune date n'étant donnée. L'âge du narrateur qui attend avec douleur le baiser maternel le soir et qui trempe sa madeleine dans la tasse de thé donnée par la tante Léonie, est juste supposé, une dizaine d'années peut-être mais ayant gardé cette habitude enfantine du baiser du soir, habitude qui a le don d'agacer profondément son père…Quel âge a-t-il d'ailleurs lorsqu'il se souvient ensuite de ces scènes ?
Entremêlement vaporeux du temps, loin de la linéarité du temps calendaire, et étincellement des sensations comme seuls points fixes et brillants telles des pépites dans ce temps proustien, voilà comment se caractérise cette première partie qui m'a totalement subjuguée et captivée. Sans oublier les repères géographiques qui eux aussi sont particuliers comme ils peuvent l'être à hauteur d'enfant pour qui les distances sont déformées, l'espace ayant lui aussi une action sur le temps et les sensations…
Il y a tout d'abord cette confusion des chambres à son réveil, le temps de se réveiller, de se glisser de nouveau dans la temporalité, de reconstituer l'intégralité de son corps, de remettre les meubles à leur place, les fenêtres aux bons endroits, trouble merveilleusement dépeint par Proust. Est-il dans sa propre chambre, dans celle de la maison de tante Léonie, dans une autre encore ?
Alors que la nuit abolit le temps et donc les lieux, le réveil nous remet progressivement sur les rails du temps linéaire et restitue par là même le lieu de notre présence.
« Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes ».
A cela s'ajoute les frontières du domaine de l'enfant, autour de sa maison à Combray, il n'y a que deux chemins de balade ayant chacun des durées différentes, l'un étant plus long que l'autre, le plus court étant du côté de chez Swann et le plus long, du côté de Guermantes. le premier permet des rencontres dans le village, le second autorise la famille à aller s'aventurer en pleine campagne. le premier est idéal en cas de temps incertain, le second est toujours rempli de soleil.

Dans cette première partie, très nostalgique, nous découvrons un enfant particulièrement sensible et d'une belle et incroyable imagination. Nous faisons la connaissance par ailleurs de Swann, ami de la famille dont on évite les abords de la propriété de peur d'y rencontrer sa femme, nous faisons également connaissance de sa tante Léonie, malade gardant toujours la chambre mais qui occupe une grande place dans la vie de la famille, de sa grand-mère qui aime se promener sous la pluie, de Françoise la fidèle cuisinière, de certains habitants du village. Sont évoquées également les longues promenades avec ses parents, mais aussi son goût très important pour la lecture et l'écriture. le baiser du soir tant attendu et la fameuse Madeleine y sont des moments forts et très connus de cette partie, nous pourrions y ajouter la description absolument magnifique des nymphéas le long de la Vivonne, lors d'une balade du côté de Guermantes, ou encore la découverte par hasard de l'homosexualité féminine lors d'une promenade solitaire. Dans toutes ces scènes, c'est à partir d'un goût, d'une odeur, ou d'une silhouette, par les cinq sens et le corps enfin, que le narrateur se souvient, qu'une foule d'éléments du passé revient à son esprit.

Swann est le fil conducteur qui va relier la première et la seconde partie. Ami de la famille à la fois aimé et un peu méprisé du fait de sa condition sociale que la famille pense, à tort, modeste et de son mauvais mariage, sa présence dans les souvenirs du narrateur est associée à l'obstacle, celui par qui, du fait de sa présence auprès des parents en soirée, bouscule le sacro-saint baiser maternel du soir qui est alors retardé, voire refusé, écourté au mieux au grand dam de l'enfant qui attend ce moment, inlassablement, toute la journée.

La deuxième partie se focalise ainsi sur Swann faisant disparaitre le narrateur, ce qui n'a pas manqué de m'étonner. C'est une partie indépendante, qui a même fait l'objet d'un livre à part. Même si j'imagine que nous pouvons le lire de façon indépendante, certains personnages seront ensuite présents dans la Recherche comme, par exemple, la fameuse Odette.
Charles Swann, jeune homme, vit alors dans la capitale. Riche collectionneur d'objets d'art, il fréquente les cercles bien fermés bourgeois. Au sein de celui des Verdurin, riches bourgeois mécènes qui aiment réunir tous les soirs chez eux des artistes, fidèle parmi les fidèles, nous le voyons tomber fou amoureux d'une cocotte, d'une mondaine, Odette de Crécy, véritable passion le consumant à petit feu lorsque cette femme va peu à peu, après avoir su habilement l'embraser, se servir de lui, de son argent notamment. Elle va beaucoup faire souffrir Swann avec ses infidélités, lui, se consumant de jalousie de façon passive de peur de la perdre. Puis enfin, lassé par les nombreuses infidélités d'Odette, Swann va recouvrer sa liberté, s'étonnant d'avoir été ainsi amoureux de façon obsessionnelle d'une femme qu'il n'a jamais vraiment aimée constate-t-il avec le recul et qui ne lui plaisait même pas.

Cette partie, au-delà d'observer avec une minutie incroyable le processus de construction puis de déconstruction amoureux, est riche d'enseignement sur le milieu bourgeois parisien du début du XXème siècle. Marcel Proust dresse le portrait des salons mondains de son époque tout en se moquant, à travers notamment le personnage de Madame Verdurin qui est pathétique et absurde. Etude vivante à la fois sociologique et anthropologique, les sens ne seront pas écartés de l'analyse, même s'ils ne sont pas aussi centraux, comme le prouve l'effet lancinant et hypnotique de la musique dans la construction du sentiment amoureux, la sonate de Vinteuil revenant tel un leitmotiv, cimentant la complicité du couple qui l'a écouté pour la première fois ensemble.
Alors que la première partie est extrêmement sensorielle et ne porte que sur les souvenirs du narrateur enfant, souvenirs guidés par tous les sens, dans cette partie, les mondanités le disputent aux réflexions philosophiques, l'analyse sociologique à l'histoire d'amour, le tragique à l'humour, la gravité à la légèreté.

Dans la troisième et dernière partie, Nom de Pays, nous retrouvons le narrateur alors âgé d'une douzaine d'années. Malade car de constitution très fragile, il a dû renoncer à un voyage à Venise auquel il rêvait depuis longtemps. Au cours de ses promenades aux Champs-Elysées avec Françoise, il rencontre Gilberte , la fille de Charles et d'Odette Swann (Charles et Odette ont fini par se marier en effet), qu'il revoit régulièrement, nouant un amour qui ne semble pas vraiment partagé. Là encore, indirectement, Swann est présent en filigrane dans cette troisième partie. C'est en effet ici au narrateur de vivre à son tour un amour compliqué, impossible, ce qui fait de cet enfant un double de Swann, un alter ego. Nous comprenons alors pourquoi Swann occupe une place si importante dans ce premier tome de la recherche.

« On n'aime plus personne dès qu'on aime ».

L'écriture, constituée de longues phrases, comportant le plus souvent une imbrication de propositions, est certes exigeante et nécessite parfois plusieurs lectures, soit pour bien comprendre soit pour déguster le style de Proust, mais permet, de par sa précision, ses étonnantes métaphores, ses circonvolutions, de faire surgir des images tout bonnement stupéfiantes et marquantes.

« Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l'avait heurté, suivi d'une ample chute légère comme de grains de sable qu'on eût laissés tomber d'une fenêtre au-dessus, puis la chute s'étendant, se réglant, adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle : c'était la pluie »

« Comme dans ce petit jeu japonais où l'on trempe de ténus bouts de papiers qui, aussitôt plongés dans le bol, s'étirent, se contournent, deviennent des fleurs, des personnages, toutes les fleurs de son jardin, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église, et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardin, de sa tasse de thé ».


Du côté de chez Swann, publié en 1913, est donc le premier roman du cycle A la recherche du temps perdu. Ensemble autobiographique dans lequel Marcel Proust se met en scène, les milieux mondains de la Belle Epoque sont mis à l'honneur et moqués, prétexte pour, en réalité, mettre en lumière la mémoire et la manière de retrouver son passé, notamment grâce aux sens. Si la première et la troisième partie, les deux ensembles dans lesquels le narrateur se met en scène, m'ont épatée tant par leur écriture que par leur manière de convoquer les sens, la seconde partie, de nature plus sociologique et anthropologique, m'a un peu moins séduite du fait de quelques longueurs, même si l'analyse de la passion amoureuse, de sa naissance, en passant par son acmé et sa fin, est fascinante.
Ce livre est la recherche d'un temps perdu, celui d'un temps non linéaire, pas assassin et éternellement présent. Celui des souvenirs resurgissant sans cesse grâce à l'activation des sens au point de constituer un présent éternel, quasi mythologique. Celui de l'amour que l'on voudrait éternel, qu'il soit maternel ou amoureux.

Un roman nostalgique, à l'image de Swann, rempli de loisir, parfumé par l'odeur du grand marronnier, des paniers de framboises et d'un brin d'estragon…Un roman inoubliable.


Commenter  J’apprécie          10952
Imaginez que le paradis existe et que la liste de mes péchés ait été supprimée suite à un problème informatique indépendant de leur volonté. Au terme d'une vie trop courte, des proches quittés trop tôt et une PAL toujours pas achevée, j'arrive à l'accueil du paradis. Une hôtesse en tailleur sombre me remet un dossier et un bic mordillé et me dit : « remplissez le en caractères bien lisibles et SURTOUT, rendez moi le stylo ». Dans la partie 7.3, je dois indiquer les noms des trois personnes que je souhaite revoir. J'inscris : 1/ ma mémé qui était bien gentille, 2/ mon chien Snoopy qui était bien gentil, il ne mordait jamais que les inconnus, et 3/ par curiosité et un peu par hasard, Marcel Proust.

Je remets mon dossier et j'entre dans le saint du saint, un peu surpris par le nombre de barrières couvertes de barbelés qui donnent à l'endroit un aspect de centre pénitentiaire. J'apprendrai peu après que la luxure, l'alcool et les Smartphones sont interdits dans l'enceinte de l'établissement. Ils sont donc nombreux à vouloir s'enfuir.

Mémé n'est pas dispo, elle écosse des haricots. Elle a le sourire Mémé, elle pense à tous ceux qui lui ont fait des misères et qui vont finir comme ses haricots, bouillis dans une marmite. Elle repense à la tête qu'a fait Pépé quand il a appris qu'il serait privé de vin rouge pour l'ETERNITE ! Ptdr. Snoopy, fidèle à moi-même et à lui-même, après une démonstration de joie toute en bonds, reste mutique, la langue pendante. Il n'a visiblement pas grand-chose à me raconter, bravo. Je pars donc à la rencontre de notre écrivain national. Il se tient au fond d'un salon de thé, le visage blême, la gorge cachée par un foulard couleur crème, et manifestement, il me fait la gueule.

Ayant fréquenté de nombreux auteurs grâce aux "soirées rencontres" Babelio, je ne suis pas impressionné. Je lui lance un « coucou Marcel » histoire de rompre la glace en douceur. Il pose sur moi son regard noir et me lance, essoufflé : « je n'étais même pas dans ton top 6 Babelio, livres pour une île déserte ». C'est mal parti. Je m'assois à ses côté, penaud et je lui rétorque « mais Marcel, c'est pas ce que tu crois et en plus ta note moyenne sur Babelio est de 4.27, t'es un caïd Marcel, t'as fumé Guillaume Musso».

Les plus malins d'entre ceux qui auront eu le courage de lire ce texte jusqu'ici (ça doit plus faire beaucoup de monde) auront deviné que je noie le poisson, que je vous parle de tout sauf du roman. Mais j'ai du mal à parler des belles choses. Et je trouve qu'il serait grossier de disséquer un tel chef d'œuvre, de poser à nu sur une table en plastique ses tripes stylistiques. Je ne prendrai pas de faux airs de prof de français. J'avoue n'avoir saisi qu'une partie des intentions de l'auteur mais par contre, à mon modeste niveau, j'ai grave kiffé le flow de Marcel !

J'ai connu deux échecs avant de venir à bout de ce premier tome de « la Recherche ». J'ai quinze ans, je suis fougueux (plus pour longtemps), je débute le livre et m'arrête dix pages plus tard. En clair, je me suis endormi avant le narrateur… Dix ans plus tard, nouvel essai. J'ai lu cent pages, un long voyage au bout de l'ennui, j'abandonne une nouvelle fois. Dix ans plus tard - bis repetita -, je reprends le roman et je découvre qu'avec un peu d'efforts, je parviens à rentrer la tête la première (c'est une image) dans ces longues phrases et cette ponctuation alambiquée.

Et maintenant ? Ce livre fait toujours partie de moi. J'en conserve des images au fond de ma mémoire, notamment les clochers de Martinville et les haies d'Aubépine. Des personnages la Recherche ont laissé une trace dans mon esprit : Françoise, la Duchesse de Guermantes, Swann, M. Vinteuil et bien d'autres encore. J'ai parfois l'impression de les avoir rencontrés. Et puis il y a cette géographie qui me parle encore : Méséglise, Combray, la Vivonne, et déjà Paris et Balbec.

Si vous n'avez pas lu ce roman, attendez le bon moment et lancez vous. Si vous en aviez abandonné la lecture, offrez vous une nouvelle chance. C'est plus qu'un roman, c'est un univers parallèle dont l'accès demande de petits efforts de lecture. Vous en sortirez marqué et grandi (déclaration non contractuelle).

P.S.: J'ai été un peu long, Marcel aussi : la Recherche détient le record du plus long roman dans le Livre Guinness des records.
Commenter  J’apprécie          11016
Plus efficace que les cartes postales anciennes, il y a Proust.
Plus savoureux que les madeleines de Liverdun, il y a Proust.
Plus méticuleux que ma Belle-Maman, il y a Proust.
Plus cérébral que Proust, il y a... euh, personne, en fait.

Alors, voilà, depuis qu'enfant j'ai découvert la littérature, pas moyen d'échapper à Proust et pour des raisons qui échappent à ma mémoire - vite, une madeleine ! - je nourrissais un très vilain a priori négatif sur ce grand auteur. Bref, je pensais détester à l'heure de me lancer à mon tour dans l'aventure proustienne.

Marcel Proust impressionne fortement les lecteurs, qu'il les fascine ou les horripile, c'est ce qui se dit généralement ; en ce qui me concerne, il a fait les deux, alternativement. J'ai d'abord été presque transcendée par la première partie du récit décrivant l'enfance du narrateur à Combray, la villégiature de famille en Normandie, m'extasiant sur la beauté du style et la poésie de la narration. C'est notamment ici que se niche la fameuse madeleine. Je me suis régalée.

Exaspérée, ennuyée et désabusée, je l'ai ensuite été avec "Un amour de Swann", récit dans le récit, et qui constitue la seconde et plus conséquente partie de ce premier tome de "La recherche". L'amour passionnel - et cependant beaucoup trop cérébral à mon goût - de Charles Swann pour Odette de Crécy, une demi-mondaine vulgaire et manipulatrice, se fraye un chemin mouvementé dans le Paris mondain de la "fin de siècle" - période très intéressante pour l'étude des moeurs bourgeoises, soit dit en passant.

Swann, grand intellectuel, célèbre dilettante, mémorable érudit, indécrottable esthète, cultivé, sophistiqué, mondain, rationnel, rigoureux, chic... va connaître l'amour et tomber de son piédestal jusqu'à s'avilir dans le rôle peu glorieux du cocu. Même si "Un amour de Swann" recèle des trésors de psychologie et d'analyse émotionnelle méticuleux, j'avoue que sans le style brillant de l'auteur, j'aurais abandonné ma lecture, mais comme le noyé qui voit au loin surnager la bouée qui lui promet le salut, je me suis accrochée au récit, ce en quoi j'ai bien fait afin de renouer en dernière partie avec notre narrateur de Combray devenu adolescent, revenu à Paris et... amoureux de la fille de Swann !

Ce que je retiens de mon premier contact avec Proust, c'est la nécessité impérieuse de devoir abandonner ma maîtrise du temps, de "laisser le temps au temps", c'est accepter de me laisser bercer par une prose certes ardue mais unique en son genre, et c'est enfin voyager dans un Paris bourgeois plus vrai que nature où les codes sociaux semblent à la fois si étrangers et si familiers.

Au panthéon de toute culture littéraire, c'est indéniable, il y a Proust.


Challenge XXème siècle
Challenge PAVES 2015 - 2016
Challenge MULTI-DEFIS 2016
Challenge 19ème siècle 2016
Commenter  J’apprécie          11022

Citations et extraits (828) Voir plus Ajouter une citation
[...] ... Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant je n'y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents ; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé ; les formes - et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sage et dévot - avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, la force immense du souvenir.

Et dès que j'eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s'appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu'on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j'avais revu jusque-là) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu'au soir et par tous les temps, la Place où l'on m'envoyait avant déjeuner, les rues où j'allais faire des courses, les chemins qu'on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés, s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. ... [...]
Commenter  J’apprécie          230
Arrivera-t-il jusqu'à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s'il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute oeuvre importante, m'a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d'aujourd'hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.
Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent apperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avit quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents ; peut-être parce que ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé ; les formes - et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot - s'étaient abolies, ou ensommeillées, avient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur goutelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.
Commenter  J’apprécie          221
Notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres.

Exposés sur ce silence qui n’en absorbait rien, les bruits les plus éloignés, ceux qui devaient venir de jardins situés à l’autre bout de la ville, se percevaient détaillés avec un tel « fini » qu’ils semblaient ne devoir cet effet de lointain qu’à leur pianissimo […]

[…] cette vieillesse anormale, excessive, honteuse et méritée des célibataires, de tous ceux pour qui il semble que le grand jour qui n’a pas de lendemain soit plus long que pour les autres, parce que pour eux il est vide, et que les moments s’y additionnent depuis le matin sans se diviser ensuite entre des enfants.

Arrivée à l’échéance de la vulgarité, ma grand’mère tâchait de la reculer encore.

Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.

[…] certes il y a dans ma maison toutes les choses inutiles. Il n’y manque que le nécessaire, un grand morceau de ciel […]

À cette époque j’avais l’amour du théâtre, amour platonique, car mes parents ne m’avaient encore jamais permis d’y aller, […]

Aussi, si j’imaginais toujours autour de la femme que j’aimais les lieux que je désirais le plus alors, si j’eusse voulu que ce fût elle qui me les fît visiter, qui m’ouvrît l’accès d’un monde inconnu, ce n’était pas par le hasard d’une simple association de pensée ; non, c’est que mes rêves de voyage et d’amour n’étaient que des moments – que je sépare artificiellement aujourd’hui comme si je pratiquais des sections à des hauteurs différentes d’un jet d’eau irisé et en apparence immobile – dans un même et infléchissable jaillissement de toutes les forces de ma vie.

Quelquefois même cette heure prématurée sonnait deux coups de plus que la dernière ; il y en avait donc une que je n’avais pas entendue, quelque chose qui avait eu lieu n’avait pas eu lieu pour moi ; l’intérêt de la lecture, magique comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la cloche d’or sur la surface azurée du silence.

C’est sur un ton sarcastique qu’il m’avait demandé de l’appeler « cher maître » et qu’il m’appelait lui-même ainsi. Mais en réalité nous prenions un certain plaisir à ce jeu, étant encore rapprochés de l’âge où on croit qu’on crée ce qu’on nomme.

Et à partir de cet instant, je n’avais plus un seul pas à faire, le sol marchait pour moi dans ce jardin où depuis si longtemps mes actes avaient cessé d’être accompagnés d’attention volontaire : l’Habitude venait de me prendre dans ses bras et me portait jusqu’à mon lit comme un petit enfant.

Et voyez-vous, mon enfant, il vient dans la vie une heure dont vous êtes bien loin encore où les yeux las ne tolèrent plus qu’une lumière, celle qu’une belle nuit comme celle-ci prépare et distille avec l’obscurité, où les oreilles ne peuvent plus écouter de musique que celle que joue le clair de lune sur la flûte du silence.

Je la regardai, d’abord de ce regard qui n’est pas que le porte-parole des yeux, mais à la fenêtre duquel se penchent tous les sens, anxieux et pétrifiés, le regard qui voudrait toucher, capturer, emmener le corps qu’il regarde et l’âme avec lui…

Mais nous ressortions de notre abri, car les gouttes se plaisent aux feuillages, et la terre était déjà presque séchée que plus d’une s’attardait à jouer sur les nervures d’une feuille, et suspendue à la pointe, reposée, brillant au soleil, tout d’un coup se laissait glisser de toute la hauteur de la branche et nous tombait sur le nez.

Et je la regardais, revenant de quelque promenade sur un chemin où elle savait qu’il ne passerait pas, ôter de ses mains résignées de longs gants d’une grâce inutile.

Sans doute les notes que nous entendons alors, tendent déjà, selon leur hauteur et leur quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous pour ne pas être submergées par celles qu’éveillent déjà les notes suivantes ou même simultanées.

Une heure après, il reçut un mot d’Odette, et reconnut tout de suite cette grande écriture dans laquelle une affectation de raideur britannique imposait une apparence de discipline à des caractères informes qui eussent signifié peut-être pour des yeux moins prévenus le désordre de la pensée, l’insuffisance de l’éducation, le manque de franchise et de volonté.

[…] dans les longues heures qu’il prenait maintenant un plaisir délicat à passer chez lui, seul avec son âme en convalescence, il redevenait peu à peu lui-même […]

Que de bonheurs possibles dont on sacrifie ainsi la réalisation à l’impatience d’un plaisir immédiat !

Il y avait là d’admirables idées que Swann n’avait pas distinguées à la première audition et qu’il percevait maintenant, comme si elles se fussent, dans le vestiaire de sa mémoire, débarrassées du déguisement uniforme de la nouveauté.

C’est gentil, tu as mis des yeux bleus de la couleur de ta ceinture.

D’ailleurs la nature, par tous les sentiments qu’elle éveillait en moi, me semblait ce qu’il y avait de plus opposé aux productions mécaniques des hommes. Moins elle portait leur empreinte et plus elle offrait d’espace à l’expansion de mon cœur.

Il y a des jours montueux et malaisés qu’on met un temps infini à gravir et des jours en pente qui se laissent descendre à fond de train en chantant.

[...] on n’aime plus personne dès qu’on aime.

[...] l’hiver recevait jusqu’au soir la visite inopinée et radieuse d’une journée de printemps.

C’est que, pour percevoir dans tout ce qui entourait Gilberte, une qualité inconnue analogue dans le monde des émotions à ce que peut être dans celui des couleurs l’infra-rouge, mes parents étaient dépourvus de ce sens supplémentaire et momentané dont m’avait doté l’amour.

[...] la lumière du soleil, presque horizontale le matin, comme elle le redeviendrait quelques heures plus tard au moment où dans le crépuscule commençant, elle s’allume comme une lampe, projette à distance sur le feuillage un reflet artificiel et chaud, et fait flamber les suprêmes feuilles d’un arbre qui reste le candélabre incombustible et terne de son faîte incendié.
Commenter  J’apprécie          60
Mais ma tante savait bien que ce n’était pas pour rien qu’elle avait sonné Françoise, car, à Combray, une personne « qu’on ne connaissait point » était un être aussi peu croyable qu’un dieu de la mythologie, et de fait on ne se souvenait pas que, chaque fois que s’était produite, dans la rue du Saint-Esprit ou sur la place, une de ces apparitions stupéfiantes, des recherches bien conduites n’eussent pas fini par réduire le personnage fabuleux aux proportions d’une « personne qu’on connaissait » soit personnellement, soit abstraitement, dans son état civil, en tant qu’ayant tel degré de parenté avec des gens de Combray. C’était le fils de Mme Sauton qui rentrait du service, la nièce de l’abbé Perdreau qui sortait du couvent, le frère du curé, percepteur à Châteaudun qui venait de prendre sa retraite ou qui venait passer les fêtes. On avait eu en les apercevant l’émotion de croire qu’il y avait à Combray des gens qu’on ne connaissait point simplement parce qu’on ne les avait pas reconnus ou identifiés tout de suite. Et pourtant, longtemps à l’avance, Mme Sauton et le curé avaient prévenu qu’ils attendaient leurs « voyageurs ». Quand le soir je montais, en rentrant, raconter notre promenade à ma tante, si j’avais l’imprudence de lui dire que nous avions rencontré près du Pont-Vieux, un homme que mon grand-père ne connaissait pas : « Un homme que grand-père ne connaissait point, s’écriait-elle. Ah ! je te crois bien ! ». Néanmoins un peu émue de cette nouvelle, elle voulait en avoir le cœur net, mon grand père était mandé. « Qui donc est-ce-que vous avez rencontré près du Pont-Vieux, mon oncle ? un homme que vous ne connaissiez point ? » - « Mais si, répondait mon grand-père, c’était Prosper, le frère du jardinier de Mme Bouillebœuf. » - « Ah ! Bien », disait ma tante, tranquillement et un peu rouge ; elle haussait les épaules avec un sourire ironique, elle ajoutait : « Aussi il me disait que vous aviez rencontré un homme que vous ne connaissiez pont ! » Et on me recommandait d’être plus circonspect une autre fois et de ne plus agiter ainsi ma tante par des paroles irréfléchies.

Commenter  J’apprécie          200
Mme Verdurin à qui, -tant elle avait l’habitude de prendre au propre les expressions figurées des émotions qu’elle éprouvait – le docteur Cottard (un jeune débutant à cette époque) dut un jour remettre sa mâchoire qu’elle avait décrochée pour avoir trop ri.
(.......)

De ce poste élevé madame Verdurin participait avec entrain à la conversation des fidèles et s’égayait de leurs « fumisteries », mais depuis l’accident qui était arrivé à sa mâchoire, elle avait renoncé à prendre la peine de pouffer effectivement et se livrait à la place à une mimique conventionnelle qui signifiait sans fatigue ni risques pour elle, qu’elle riait aux larmes. Au moindre mot que lâchait un habitué contre un ennuyeux ou contre un ancien habitué rejeté au camp des ennuyeux – et pour le plus grand désespoir de M. Verdurin qui avait eu longtemps la prétention d’être aussi aimable que sa femme, mais qui riant pour de bon s’essoufflait vite et avait été distancé et vaincu par cette ruse d’une incessante et fictive hilarité – elle poussait un petit cri, fermait entièrement ses yeux d’oiseau qu’une taie commençait à voiler, et brusquement, comme si elle n’eût plus le temps de cacher un spectacle indécent ou de parer un accès mortel, plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et n’en laissaient plus rien voir , elle avait l’air de s’efforcer de réprimer, d’anéantir un rire qui, si elle s’y fut abandonnée, l’eut conduite à l’évanouissement. Telle, étourdie par la gaîté des fidèles, ivre de camaraderie, de médisance et d’assentiment, Mme Verdurin, juchée sur son perchoir, pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet dans du vin chaud, sanglotait d’amabilité.

Commenter  J’apprécie          230

Videos de Marcel Proust (189) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Marcel Proust
MARCEL PROUST / DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN / LA P'TITE LIBRAIRIE
autres livres classés : classiqueVoir plus
Les plus populaires : Littérature française Voir plus



Lecteurs (20091) Voir plus



Quiz Voir plus

Que savez-vous de Proust ? (niveau assez difficile)

De combien de tomes est composé le roman "A la recherche du temps perdu" ?

5
6
7
8

8 questions
531 lecteurs ont répondu
Thème : Marcel ProustCréer un quiz sur ce livre

{* *} .._..