Au fil des décennies et des traités, l'Union européenne est devenue un espace de décision politique à part entière, dont les interventions sont de plus en plus palpables dans les États-membres. Si les Européens se sont longtemps assez peu intéressés à ces transformations, tous les indicateurs suggèrent désormais que cette ère du « consensus permissif » est bel et bien derrière nous : défiance révélée par les sondages et les résultats des référendums, percée des partis eurosceptiques, difficultés croissantes pour trouver des compromis entre gouvernements contraints par leurs opinions publiques réticentes…
Trop longtemps, les critiques de l'Union européenne n'ont pas été suffisamment prises au sérieux : disqualifiées en les présentant comme « eurosceptiques » (un gros mot inventé dans l'Angleterre des années 1980 pour stigmatiser les frondeurs du parti conservateur), populistes ou stratégiques. Ce n'est pas si simple : les arguments eurocritiques et eurosceptiques s'inscrivent en réalité dans plusieurs types de registres et sont souvent fondés à certains égards. Mais souvent, les polémiques ne rendent pas justice à la complexité de la situation. Par exemple, les débats sur le « déficit démocratique » de l'Union européenne ont lieu aussi parmi des chercheurs comme Simon Hix ou Peter Mair, que l'on ne saurait soupçonner d'être eurosceptiques par opportunisme. Force est de constater qu'au prisme de nombreuses conceptions de la démocratie, l'Union européenne fait pâle figure, avec son Parlement sans droit d'initiative, ses procédures technicistes qui contribuent à dépolitiser les dossiers, ses élections qui ne sont pas menées sur des thèmes européens, ses compromis négociés de façon opaque, etc. Et en même temps, il est nécessaire de mettre ces observations en perspective en tenant compte des conditions historiques dans lesquelles les institutions communautaires ont été conçues, du poids énorme des États qui ne veulent pas lâcher grand-chose, de la crise démocratique qui est plus large et ne concerne pas que le niveau européen, des spécificités de l'Union européenne qui compte 28 pays membres et plus de 500 millions d'habitants aux cultures politiques et aux intérêts souvent très diversifiés. Dans un tel contexte, on peut légitimement argumenter que le système de l'UE, si alambiqué et inintelligible semble-t-il, est plus adapté qu'un système plus clair dans lequel une majorité pourrait s'imposer sur une minorité. Comme l'illustre ce débat, les choses sont souvent plus compliquées que ce que suggèrent les discours politiques et les campagnes référendaires.
L'immense mérite de Jean Quatremer est de prendre au sérieux les accusations visant l'Union européenne. Au fil des chapitres, elles sont examinées une à une : l'Europe s'est-elle faite « dans le dos des peuples » ? Est-il justifié de faire des parallèles entre l'UE et l'URSS ? Les institutions communautaires sont-elles démocratiques, ou technocratiques et hors-sol ? Les États conservent-ils des marges de manoeuvre face à une Europe qui semble se mêler de tout ? L'Europe est-elle ultra-libérale ? Ne faudrait-il pas refonder radicalement le projet européen ou au contraire s'en distancer pour retrouver des marges de manoeuvre nationale ?
En tant que chercheuse travaillant sur ces questions, j'ai été très admirative de la capacité de Jean Quatremer de restituer simplement, sur chacun de ces aspects, des débats souvent complexes. L'argumentation est très bien étayée et informée par la connaissance fine qu'a l'auteur, correspondant de Libération à Bruxelles depuis 1990, de l'Union européenne. Jean Quatremer n'hésite pas à mettre les pieds dans le plat et à pointer les dysfonctionnements, notamment au niveau de la commission européenne, mais aussi le caractère absurde, voire délirant de certaines critiques. Il me semble particulièrement bienvenu de souligner, comme il le fait, le poids énorme que conservent les États dans l'architecture institutionnelle de l'UE : les décisions de « Bruxelles » ne tombent pas du ciel, mais sont prises, souvent à l'unanimité, par nos représentants que cela n'empêche pas d'attribuer le blâme de politiques impopulaires à l'Europe...
Il faut également rétablir la vérité quant au poids réel de l'UE : les domaines pour lesquelles les compétences ont été entièrement déléguées à des institutions européennes se comptent sur les doigts de la main, les États ayant souvent préféré exercer ces compétences de façon partagée ou conserver leur entière souveraineté (en particulier sur presque toutes les politiques budgétaires). En revanche, il me semble que l'ouvrage minore (ou ne reconnaît pas suffisamment) les conséquences de l'absence d'intégration des politiques sociales et fiscales : les travaux du chercheur allemand Fritz Scharpf, par exemple, montrent très bien que c'est précisément parce que les États n'ont pas souhaité coopérer, tout en permettant la mobilité des marchandises et des capitaux, que s'est déployée une compétition sociale et fiscale, in fine au détriment de tous.
Si je ne rejoins donc pas l'analyse de Jean Quatremer dans son intégralité, j'ai donc énormément apprécié le sérieux et la solidité de son argumentation. À cet égard, ce livre me semble idéal pour quiconque souhaite se mettre au clair sur le fonctionnement de l'Union européenne et sur les débats à propos de sa légitimité. Un grand merci aux éditions Calmann Lévy et à Babelio de m'avoir permis de le découvrir dans le cadre de l'opération Masse Critique Non Fiction de juin 2019.
Commenter  J’apprécie         172
Grâce à l'opération Masse critique de juin, j'ai lu la deuxième édition de cet essai parue cette année (merci à Babelio et aux Editions Calmann-Lévy) ; «Mes ‘'Salauds de l'Europe'' sont parus le 25 mars 2017, pour les soixante ans du traité de Rome, à quelques jours du lancement des négociations du Brexit. En deux ans, il s'est passé beaucoup de choses et les Britanniques sont toujours là. J'ai donc décidé de faire une seconde édition revue et augmentée. » (interview de l'auteur).
Jean Quatremer est europhile : « L'Europe est dans mon ADN ». Mais voilà… cet europhile est revenu de ses illusions face à ce qu'est devenue l'UE : « Longtemps, j'ai cru en l'Europe. Longtemps, j'ai souhaité l'émergence des États-Unis d'Europe. Longtemps, j'ai pensé qu'elle était notre Terre promise, celle qui nous permettrait de dépasser les États-nations, ces fauteurs de guerre. Aujourd'hui, c'est fini. Je n'y crois plus. Elle n'a pas été inutile, mais son rôle historique est derrière elle... » (chapitre 0)
Il retrace l'historique depuis la CECA jusqu'à l'UE en passant par la CEE. Après une série d'avancées sous la présidence de Jacques Delors (Schengen, Acte Unique et monnaie unique), à partir de 1995 et au fur et à mesure de l'élargissement de l'UE (passée de 15 à 28 membres), la Commission Européenne s'est peu à peu réduite à n'être plus que le secrétariat du Conseil européen des chefs d'États et de gouvernements ; ce qui a bloqué toute tentative d'intégration, en particulier dans les domaines politique et social, tout changement dans les domaines d'intervention de l'UE devant se décider à l'unanimité.
Pour Jean Quatremer « Les salauds de l'Europe, ce sont des gens qui ont salopé une idée absolument merveilleuse, qui est l'union européenne : les dirigeants incompétents et les démagogues à la Marine le Pen. Ils détruisent l'Europe soit par intérêt politicien, soit par manque de courage politique ; il y a des moments où, pour faire l'Europe, pour clarifier les enjeux, pour rassurer les gens, il faut faire des pas dans l'intégration, il faut prendre des risques politiques. (…) C'est tellement pratique de dire que c'est la faute de Bruxelles, que ce n'est pas eux qui ont pris la décision alors qu'évidemment tout procède des Etats qui sont au lancement des initiatives de la Commission et à la réception puisqu'ils doivent les transcrire dans le droit national. Et donc, forcement, les gens ont l'impression qu'il y a une espèce de Politburo technocratique qui dirige l'Europe de Bruxelles… non ! c'est juste des incompétents nationaux qui n'assument pas les décisions qu'ils prennent ». (interview de septembre 2017 lors de la première édition).
Conséquence : « le régalien est resté du domaine quasi exclusif des Etats membres (…) Ce géant économique et commercial est un nain politique et diplomatique (…) Voilà l'Europe dont on ne veut plus : capable de réglementer la taille des chasses d'eau, mais incapable d'affronter les grands défis du monde moderne ». L'UE ne s'occupe pas des vrais problèmes : absence de défense européenne (rendue urgente après le Brexit et les menaces de Trump sur l'OTAN), absence de politique étrangère commune (problématique devant les crises majeures mondiales actuelles), absence de corps de contrôle européen des frontières extérieures de l'UE (problématique face aux vagues d'immigrations), absence de cour d'appel européenne pour harmoniser le droit d'asile dans l'UE, absence d'Europe sociale et fiscale entrainant dumping social et fiscal entre pays de l'UE.
Conclusion : « Il faut soit réformer, soit détruire cette Union dont les peuples s'éloignent jour après jour ».
- Détruire : solution préconisée par les europhobes. « Vu le peu de compétences dévolues à l'Union, on a du mal à percevoir l'intérêt qu'aurait l'Hexagone à la disparition d'une Europe qui reste une zone de stabilité sans précédent dans l'histoire humaine (…) La planète compte 7,4 milliards d'habitants et l'Occident voit son importance se réduire d'année en année. Alors la France seule… »
Quant aux coopérations interétatiques évoquées par les mêmes europhobes : « On veut faire croire que, lorsque les Etats auront fermé leurs frontières, que la libre circulation des Européens aura disparu, que la guerre commerciale et monétaire fera rage, des coopérations industrielles ou politiques naîtront comme par miracle ? ».
- Réformer :
1ère option - Une Europe fédérale : constitution européenne, compétences fédérales précises et exclusives dans certains domaines, budget fédéral, Parlement composé d'élus ne dépendant plus des partis politiques nationaux. « On établirait une claire séparation institutionnelle entre l'Union et les Etats fédérés, qui n'existe pas aujourd'hui, d'où cette impression que l'Europe se mêle de tout, tout en étant impotente (…). Cette Europe fédérale ne pourrait évidemment concerner que les Etats de la zone euro ». Les Etats de l'UE hors zone euro pourraient intégrer un ‘'Espace économique européen'' (ie, le marché intérieur)
2e option - Un moyen terme entre destruction et saut fédéral. « L'Union restera aussi complexe, mais son fonctionnement en sera amélioré » : ramener le Conseil à son rôle d'orientation, recentrage de la Commission sur son rôle de conception, révision de la répartition des députés européens, création d'un parlement de la zone euro, compétences communautaires renforcées… « Des réformes de bon sens qui ne seraient pas un bouleversement de l'acquis (…) Il ne faudrait que cinq minutes de courage politique pour y parvenir ».
La dernière phrase du livre est réaliste : « Les salauds de l'Europe, en d'autres mots nos élites nationales (1), vont-elles détruire le rêve européen par leur incapacité à voir au-delà de leurs intérêts politiciens immédiats ? On peut vraiment le craindre désormais ».
(1) Jean Quatremer avait fondé beaucoup d'espoirs sur l'élection d'Emmanuel Macron, dont la campagne pour la présidentielle, l'investiture et le discours de la Sorbonne faisait une large place à l'Europe ; mais celui-ci n'a pu réaliser son programme, contré par l'Allemagne et non soutenu par la Commission et le Parlement.
Commenter  J’apprécie         162
A l'approche des élections européennes , j'ai décidé de cesser de faire l'étoile de mer et de me contenter de deux trois articles pour avoir l'air au courant de ce qu'est l'Europe. J'ai donc attaqué ma préparation électorale(!) , avec ce bouquin et aussi un peu parce que j'en ai assez d'entendre n'importe quoi sur l'UE.
Franchement c'est super intéressant ! Les chapitres se déroulent grosso modo sur le même mode, les critiques sur l'Union Européenne, (et certaines ne sont pas toujours infondées), Quatremer investit ces critiques (quand elles tiennent la route) montre leur part de vrai, puis déconstruit en remettant en situation politique, historique, sociale
ce qui est reproché ou demandé.
Du coup ça cogite, ça cogite et j'en ressors avec une vison, non pas plus claire de l'UE, mais plus foisonnante et avec l'envie d'en apprendre plus et de comprendre encore mieux. ( enfin ça c'est fonction de mon cerveau...du coup c'est pas gagné !) .
On le lit facilement, ce n'est pas prise de tête sans être superficiel, , il y a de beaux retours sur l'histoire de l'union, un seul bémol, il me manque un organigramme ou quelques tableaux pour visualiser les différentes instances, leur rôle et leurs interactions.
Commenter  J’apprécie         101
Un très bon livre de réflexions sur l'union européenne, qui ne fait ni dans l'européo-angélisme, ni dans l' ‘Europe-bashing'; mais un essai qui tente de répondre de façon équilibrée à quelques questions sur le passé, le présent et l'avenir de l'idée européenne : l'Europe est-elle responsable de ce qu'on lui reproche ? Comment en est-on arrivé là ? Y-a-t-il des leviers pour l'avenir ?
En tant que ‘travailleuse de l'Europe' au quotidien, j'ai aimé la prise de recul qu'offre cet ouvrage, qui essaie, pour chaque grand thème abordé, non seulement de démêler le vrai du faux, la réalité du fantasme, mais qui cherche aussi à expliquer d'où viennent les décisions et les compromis qui ont faits l'Union actuelle.
Plutôt que de ressortir de la lecture de cet essai comme européen convaincu ou comme eurosceptique, on repose ce livre en se rendant compte que nos destins sont liés, que décider en commun est loin d'être chose facile et que les années à venir nous offriront certainement encore leur lot de crises ; mais que les alternatives crédibles ne sont pas légions, et que d'une façon ou d'une autre, nous devons et devrons vivre avec ces ‘autres' qui sont nos voisins. Alors ne tombons pas dans les fausses promesses et engageons-nous pour faire marcher la machine Europe au mieux, pour chacun.
Commenter  J’apprécie         61
J'étais assez predisposé depuis le début à apprécier cet ouvrage: j'ai étudié à Bruxelles Etudes Européennes, travaillé quelques années en lien avec l'UE à Bruxelles, j'apprécie Quatremer depuis longtemps tant sur son blog Les Coulisses de Bruxelles ainsi que sur Arte à 28 minutes; et en général je suis assez d'accord avec lui: l'UE est certes en crise, les institutions et politiques menées doivent etres sensiblement améliorées, mais je suis pro-européen. Ce livre a largement rempli mes attentes, très compact, bourré d'informations, il fait justice au journaliste Quatremer le grand spécialiste français de l'actu UE. Quel dommage que cette actu ne soit quasi jamais analysée de manière pertinente dans les médias.
La force de cet ouvrage est qu'il peut satisfaire tant les néophytes, les initiés aux questions européennes ainsi que les spécialistes !! Je considère avoir une très bonne connaissance de la question et je me suis nullement ennuyé bien au contraire, j'ai lu les 300 pages avec grande agilité (pour les spécialistes certains passages comme le management des contrats et ressources humaines à la Commission sont très intéressants).
Le tout est nuancé, explicitant forces et faiblesses de l'UE actuelle. A lire, à l'heure où les politiciens européens multiplient les sauteries et inepties sur l'UE et son fonctionnement !
Commenter  J’apprécie         40
Un très bon guide pédagogique qui donne au lecteur les clés lui permettant de dépasser toutes les contre-vérités qu'on lui assène sur l'Europe et de mieux comprendre le rôle de la France dans la construction européenne et dans les blocages et le peu d'avancées actuelles.
Merci aux éditions Calmann Lévy et à netgalley pour cette découverte !
Commenter  J’apprécie         30
Les Français vont bientôt voter pour les élections européennes et il y a de fortes chances pour que leur choix soient déterminés par des enjeux purement franco-français et/ou par une méconnaissance gravissime des vrais problèmes de l'Union Européenne. Jean Quatremer est en France l'un des journalistes les mieux informés sur ces questions. Son livre, paru en 2017, prend au mot les eurosceptiques et fait la liste exhaustive des critiques contre l'Europe. En particulier, le "chapitre zéro" est un vrai réquisitoire contre Bruxelles.
Chapitre après chapitre, l'auteur répond point par point aux contempteurs de l'UE: par exemple sur le déficit de démocratie, sur la bureaucratie et l'éloignement des réalités de terrain, sur les normes et les directives trop envahissantes, sur les nettes tendances à l'ultralibéralisme, etc... L'exposé est facile à suivre, mais il est long. Il exige un effort de mémoire, car les questions soulevées sont complexes.
Jean Quatremer est loin d'être un europhile béat, il ne cherche pas à simplifier les problèmes posés, il apporte d'abord des informations de base (que la plupart des citoyens ignorent ou méconnaissent), il dénonce tous les dysfonctionnements et il pointe les errements des hommes politiques qui ont construit l'UE. Ce faisant, il précise ce qu'est la réalité européenne, souvent caricaturée par tout le monde, y compris certains politiciens. L'auteur reconnait que des efforts immenses devront encore être accomplis pour que l'UE fonctionne un jour correctement. Ceci étant admis, l'Europe est la seule « utopie raisonnable » qui nous reste encore…
Je recommande la lecture de ce livre, qui m'a pris beaucoup de temps. Idéalement, il me faudrait maintenant un récapitulatif ou un argumentaire simplifié pour que je puisse discuter utilement avec des eurosceptiques...
Commenter  J’apprécie         21