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Critique de FredericSoulier


Fratricide, de l'auteur qui nous intéresse aujourd'hui, est le meilleur bouquin sur la Première Guerre mondiale que j'aie lu, juste après le feu, d'Henry Barbusse. Tu me diras, c'est normal, Barbusse il l'a faite cette salope de guerre, il était dans les tranchées, normal qu'on trouve dans le feu une authenticité qu'on ne peut trouver dans un bouquin écrit aujourd'hui. Fratricide brassait déjà certains des thèmes présents dans Les incorrigibles : la bureaucratie militaire ubuesque, la grande gabegie économique et humaine de la guerre, l'insoumission salutaire face aux ordres absurdes, voire une certaine exaltation de l'anarchisme.
Comme le précise Patrice Quélard dans sa dédicace, probablement rédigée dans une librairie tandis qu'une horde de blogueuses humides à l'intérieur attendaient leur tour, Les incorrigibles peut être lu indépendamment de Place aux immortels, le premier livre à mettre en scène Léon Cognard, gendarme dissident dont on ne saura jamais s'il portait la moustache (je suppose que oui, dans les années 1910, la moustache était aussi répandue que le ticket de métro sur les schneck contemporaines). Je confirme. Nul besoin d'avoir lu Place aux immortels pour prendre du plaisir et piger Les incorrigibles. Tout ce qui pourrait arriver, c'est que les nombreuses références au passé de Cognard vous poussent à ressortir la Mastercard.
Les incorrigibles est vaguement construit sur le modèle de Titanic, et c'est redoutable d'efficacité. de nos jours, des gendarmes découvrent des ossements dans la foret guyanaise, ainsi qu'une plaque portant un nom. Qu'est-il arrivé à cet individu ? Comment en est+on arrivé là ? Comptez pas sur moi pour cafter, je suis un Homme, moi, pas un pied-de-biche. vous le saurez à la toute fin du pavé.
L'essentiel du bouquin se déroule en Guyane, parce que je ne t'ai pas dit, mais ça parle du bagne, de la mangeuse d'hommes. Crois-moi qu'en ce temps-là, ils avaient pas snapchat et instagram en taule. Oui, on est vraiment passé d'une extrême à l'autre. Maintenant, tu violes une mémé, on te file un travail d'intérêt public, genre tu vas dans les écoles primaires expliquer que violer, c'est pas bien. Mais autrefois, ça rigolait pas, on te surprenait à vagabonder, on t'envoyait à l'ombre pendant quelques années, à l'autre bout du monde, en compagnie des assassins, des insectes gros comme des moineaux, au pain sec et à l'eau.

Extrait :
« La route Cayenne-Saint-Laurent était un vieux
serpent de mer. Commencée depuis plus de quarante ans,
elle atteignait péniblement les vingt kilomètres, sur
deux cent cinquante à couvrir. Elle était l'oeuvre des
forçats, terrassiers, concasseurs et remblayeurs qui,
harcelés par les moustiques en provenance des vasières
alentour, y crevaient littéralement par brochettes
entières. de sous-alimentation d'abord, largement
orchestrée par les matons qui, faisant payer leur peine
– car pour eux aussi c'était une punition d'être là –,
détournaient sans vergogne une grande partie des
vivres destinés aux travailleurs afin de les revendre au
marché noir, souvent à d'autres fagots mieux lotis.
De chaleur ensuite, pour ces blancs-becs qui pelletaient
et piochaient comme des damnés en plein
cagnard. de maladie enfin, et là il y avait l'embarras
du choix, entre la dysenterie, la malaria, la fièvre jaune
et l'ankylostomiase et son ventre gonflé de vers hématophages
qui vous anémient, tout en vous rongeant la muqueuse intestinale. »

Un instant, aux premières pages du livre, j'ai cru qu'on allait avoir droit à une de ces enquêtes procédurières que j'ai en horreur, et que Cognard allait s'en cogner une dernière avant la retraite ; et puis comme si cela gonflait l'auteur tout autant que moi, il se débarrasse de l'affaire des « vols de fournitures militaires » en un tournemain. Mon intelligence étant plus affûtée que la moyenne, j'ai rapidement compris qu'il s'agissait seulement pour Quélard de mettre en lumière quelques faits historique peu connus et pas très glorieux de l'après-guerre.
Rapidement, on entre dans le vif du sujet, et le bouquin ne vous lâche plus. Quélard a excessivement bien décrit l'enfer qu'était la vie de transporté. Je suis très sensible aux atmosphères, et le bouquin parvient admirablement à restituer celle du bagne. La chaleur moite et écrasante, la privation de lumière et de nourriture, les mauvais traitements, la malaria, le travail inutile et éreintant, littéralement tuant. Certes, cet endroit était rempli d'ordures qui méritaient bien pour la plupart la prison, mais fallait-il qu'il soit conçu par des ordures et gardé par d'autres ordures, le bagne pour qu'on y traite aussi mal des êtres humains.
Inévitablement, pour qui a lu Papillon, d'Henry Charrière s'impose. Je rappelle que Charrière a bien goûté aux joies du bagne, mais que certaines mauvaises langues de l'époque lui ont reproché d'avoir amalgamé dans son bouquin des anecdotes dont il aurait entendu parler et qu'il n'aurait pas personnellement vécu. Je n'ai pas spécialement d'avis sur la question, sinon que l'essentiel est d'écrire un bon bouquin, et c'est le cas. Ce qui est certain, c'est que le bagne, dans Papillon, m'a fait l'effet d'une colonie de vacances, alors que le bagne décrit par Quélard est beaucoup, beaucoup plus dur. On se dit souvent « non, c'est pas possible, il en rajoute, là ». C'est bien sûr négliger jusqu'à quelles extrémités peut aller la dégueulasserie humaine.

Extrait : « Retour au tombeau. Retour au silence, du moins au
sien, car l'interdiction de parler ne signifie pas le
silence. Il y avait le cliquètement des pattes des gros
cafards sur les murs, le chuintement des scolopendres
rampant sur le sol. Il y avait le ressac, le fracas des brisants
s'abattant sur les rochers de la côte, qui montait
jusque-là. Il y avait aussi, fréquemment, le martèlement
des lourdes averses tropicales qui tambourinait sur le
toit, parfois il se faisait assourdissant. Il y avait, enfin,
les hurlements des aliénés enfermés à la troisième division
cellulaire, un peu plus loin. Ils arrivaient jusqu'ici
avec une acuité redoutable. Ces cris inhumains et ces
rires déments – parfois ponctués des « Ta gueule ! »
d'un gaffe excédé qui devait s'accompagner de seaux
d'eau froide sur la tête du braillard – pouvaient à eux
seuls faire vaciller la raison de ceux qui avaient encore un semblant de santé mentale. Lors de son séjour à
Royale, Marcel avait entendu dire que, pour se venger
d'un forçat qui avait essayé de se plaindre au directeur
des manières de ses gardiens, on l'avait mis dans l'aile
des fous ; il n'avait pas tardé à sombrer comme eux. »

Les deux personnages principaux présentent des personnalités diamétralement opposées, Cognard étant sûr de lui et fort en gueule, Talhouarn (le prisonnier pour lequel le képi s'est pris d'amitié) étant aussi discret qu'inoffensif. Aussi bien au travers des excellents dialogues que de leurs agissements, ces personnages existent. Si Cognard est un humaniste, un vrai gars de gauche, c'est aussi un woke avant l'heure. Bon, je te le dis tout net, si c'est le genre de gendarme avec qui j'aurais bien bu quelques verres de pastaga, ses pompeux discours sur la tolérance, que tout-le-monde-il-est-beau-tout-le-monde-il-est-gentil m'ont parfois couru sur la prostate. Dix ans plus tôt, j'aurais crié au visionnaire, au modèle à suivre, mais usé comme je le suis par la propagande bisounours pro-tout de Netflix et d'autres ravis de la crèche, j'ai fini par en avoir ma claque des leçons de morale assénées par monsieur Léon. Remballez vos nobles idéaux, monsieur Quélard, qui parlez à travers lui : l'Homme est pourri jusqu'au trognon, et il le restera tant que la sélection naturelle n'aura pas décidé que le racisme, la violence et les superstitions sont des concepts dépassés.

Extrait : « J'ai été gendarme, inspecteur à la mobile, puis
prévôt aux armées. J'aimais servir la France. J'aime la
France des Lumières, la France du serment du Jeu de
paume, de l'abolition des privilèges et de la Déclaration
des droits de l'homme et du citoyen. J'aime la France
de l'abolition de l'esclavage, la France de la liberté de
réunion et d'expression, la France de l'interdiction du
travail des enfants, la France de l'école laïque, gratuite
et obligatoire. J'aime la France de Victor Hugo et de
Jean Jaurès, de Louis Pasteur et de Marie Curie.
J'aime la France d'Edmond Rostand ! J'aime la France
de la séparation de l'Église et de l'État, j'aime la France
des poilus de Driant et du bois des Caures. J'aime
beaucoup moins la France colonisatrice et impérialiste,
je le confesse, tout comme celle de Fouché, de la
Terreur et de la famille Bonaparte, et pas non plus
la France de Nivelle et Mangin qui prisaient si peu
le sang de leurs soldats. Mais la France du bagne de
Saint-Laurent, des îles du Salut et de Biribi, vous
voulez savoir ce qu'elle m'inspire ? Elle me fait honte.
Elle m'humilie en tant que Français.
« Comment avons-nous pu transformer un tel paradis
en un tel enfer, commandant ? Je vous laisse méditer
là-dessus, si d'aventure vous en avez les capacités. »

Au final, l'auteur s'est servi de sa marotte, L Histoire, pour proposer une grande histoire d'amitié et une ode à la liberté. Je veux pas dire, mais Pierre Lemaître a reçu le Goncourt pour avoir fait aussi bien que ça (libre au lecteur de ce retour de décider si Lemaître le méritait, moi je fais comme la Suisse, je me prononce pas).
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